Chapitre 12 — Sa cousine 12

921 Mots
Jade Il est parti. Je le sens, bien avant d’entendre la porte se refermer doucement. Même ses absences font moins de bruit que les autres. C’est ce que je redoute le plus chez lui. Je ne bouge pas. Je reste assise, parfaitement droite, devant le dossier que je fais semblant de lire depuis plus d’une heure. Mes yeux balayent les lignes, mais rien ne s’imprime. Les mots deviennent flous, les chiffres indifférents. Je pourrais me retourner. L’appeler. Lui dire quelque chose, n’importe quoi, même une moquerie. Mais non. Je suis faite pour les départs silencieux. Ceux qu’on ne retient pas. Ceux qu’on attend presque. Je tends le bras, attrape sa tasse oubliée. Il a bu la moitié. Lentement. Comme s’il voulait gagner du temps. Comme s’il espérait que je parle. Il tremblait un peu. Je l’ai vu. Je porte la tasse à mes lèvres. Le café est tiède, amer, imprégné de lui. Son goût me dégoûte. Et pourtant, je bois. Pas pour le goût. Pour la trace. Je veux voir jusqu’où il a osé rester. Je me lève. Mon corps est calme, mais mon ventre est contracté sans raison. Je traverse l’appartement. Dans la chambre, le lit est en bataille. Les draps racontent tout : la tension, la fusion, la faille. Je ne le refais pas. Pas tout de suite. Je m’assois au bord, les jambes croisées. Ma chemise , sa chemise glisse sur ma cuisse, dévoile ma peau. Je ne la remets pas en place. Je garde l’empreinte de la nuit. Et sur la table de nuit… une chaussette oubliée. Une seule. Comme une balise involontaire. Un marqueur. Je souris. Un sourire qui reste bloqué dans ma gorge. Il est toujours là, quelque part. Même absent, Éric s’incruste. Tu t’accroches, même sans le vouloir. Ce n’est pas moi qui te retiens. C’est toi qui refuses de lâcher. Et ça… ça me déstabilise. Je retourne dans le salon. Je pose la tasse sur la table basse. Je reprends le dossier, par réflexe plus que par nécessité. Mais mes yeux glissent. Mon esprit divague. Ses mots me reviennent. “Tu vas faire ça à chaque fois ? Me prendre. Me jeter. Et faire comme si rien ne s’était passé.” Et il me regardait avec cette douleur nue, cette colère si contenue qu’elle m’a presque fait mal. Il ne comprend pas. Il ne voit pas que c’est le seul langage que je connaisse. Je ne sais pas garder. Je ne sais que prendre. Je ne construis pas, je démolis. Et parfois, je laisse croire à l’autre qu’il peut me reconstruire. Mais c’est faux. Je suis l’architecte du chaos. Pas par cruauté. Par nécessité. Je pousse les autres à bout. Je veux voir jusqu’où ils tiennent avant de se fendre. Parce que moi, je me suis fendue très tôt. Et personne n’a recollé les morceaux. Quand j’avais huit ans, ma mère m’a dit : “Tu n’as besoin de personne si tu sais regarder les gens tomber.” Je l’ai crue. Et depuis, je regarde. Je jauge. Je fais tomber doucement. Par étapes. Et quand ils se relèvent, je recommence. Pas pour faire mal. Mais pour voir… Est-ce que quelqu’un sera capable de rester brisé… avec moi ? Et maintenant, il y a Éric. Je ne l’avais pas prévu. Il devait être une distraction. Un corps. Une tentative. Mais il s’est laissé faire , trop vite. Trop bien. Et ça… ça me trouble. Je vais jusqu’à la fenêtre. J’ouvre les rideaux. La ville s’étire lentement. Les bruits montent. Moi, je suis figée. Je pense à ses mains. À sa bouche. À ses silences. Je pense à cette phrase qu’il ne m’a pas dite, mais que j’ai lue dans ses yeux ce matin : “Tu vas me briser, hein ?” Oui. C’est ce que je fais. C’est ce que je suis. Mais lui… il reste. Il ne recule pas. Il s’abandonne. Il ne cherche pas à me fuir. Et ça, ça m’épuise. Il ne me supplie pas de l’aimer. Il me supplie de le consommer entièrement. De ne rien laisser. De le vider pour qu’il n’ait plus à penser, plus à lutter. Aime-moi , ou détruis-moi , mais ne m’ignore pas. Je ferme les yeux. Je le revois, nu, endormi, la tête tournée vers moi. Il avait l’air paisible. Trop. Et ce trop, je l’ai fendu d’un silence. Je retourne dans la salle de bain. Je me regarde. Je suis belle. Je le sais. Tout le monde me le dit. Mais ce n’est pas ça, ma force. Ma force, c’est ce que je cache sous cette beauté. C’est ce vide tranquille. Ce gouffre poli. Et pourtant… je garde sa chemise. Je la porte encore. Pourquoi ? Je me change. J’enfile un pantalon noir, une veste. Je me maquille à peine. Je redeviens celle que les gens redoutent. Celle qui parle peu mais regarde tout. Celle qu’on ne touche jamais sans y perdre un peu de soi. Avant de sortir, je retourne dans la chambre. Je prends la chaussette oubliée. Je la plie. Je la pose dans un tiroir. Je ne la jette pas. Pas pour lui. Pour moi. Un rappel. Qu’il est resté. Qu’il a dormi là. Qu’il a voulu quelque chose. Et que j’ai presque répondu. Un rappel que je ne suis pas aussi vide que je le prétends. Qu’une brèche s’est ouverte. Fine. Mais réelle. Et que cette brèche… Elle me fait peur. Juste un peu. Assez pour me faire trembler les doigts quand je claque la porte derrière moi.
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