Chapitre 6 — Sa cousine 6

996 Mots
Éric Le bureau m’oppresse. Plus que jamais. J’y suis pourtant venu pour fuir. Fuir la chambre. Fuir Clara. Fuir le souvenir de la veille, de sa voix douce comme un verdict, de son souffle mesuré dans le noir. Fuir surtout Jade. Ironie sordide : c’est elle que je retrouve, dès le seuil franchi. Pas en chair. En esprit. En parfum. En poison. Tout me rappelle Jade. Même ici. L’odeur du café, d’habitude rassurante, me brûle la gorge. Le bruit des claviers, les appels au loin, les portes qui claquent… chaque chose m’agresse. Mon corps est là, assis, costume impeccable, cravate bien nouée. Mais à l’intérieur, c’est le désert. Je crois que je suis devenu une enveloppe. Une illusion d’homme. Les collègues me saluent, me parlent. Je réponds par automatisme. Je souris parfois. J’ai appris à faire semblant. Je suis un bon menteur, désormais. Mais mes mains tremblent un peu quand je m’assois. Et mon estomac se tord chaque fois qu’un téléphone vibre. Parce que j’attends un message. Le sien. Et parce que je redoute qu’il arrive. Je l’imagine, derrière son écran, cigarette entre les doigts, jambe repliée sur un fauteuil. Elle ne douterait pas. Elle oserait. Elle, elle n’aurait pas besoin d’écrire puis d’effacer mille fois. Mais moi, je suis encore suspendu. Entre deux mondes. À onze heures, je craque. Je ferme la porte de mon bureau. Je baisse le store. Je verrouille. Et je vais la chercher : Jade. Son profil i********:. Quelques photos, froides, maîtrisées. Mais dans chaque image, il y a quelque chose de moi. Ou peut-être est-ce moi qui mets quelque chose d’elle partout. Sa dernière photo est là. Un verre de vin rouge. Une table en marbre blanc. Une lumière chaude. "Entre deux villes, entre deux vérités." Je la relis. Encore. Et encore. Je tape un message. “Tu me manques.” J’efface. Je recommence. “Je repense à cette nuit.” J’efface. Je soupire. Je ferme l’application. Je la rouvre. Encore. Je me déteste. Je suis censé aimer ma femme. Je suis censé rentrer à la maison sans cette faim étrange au creux du ventre. Mais je pense à Jade comme un homme pense à son dernier souffle. Et Clara… Clara devient une habitude. Une ombre douce. Un silence qui m’énerve. Je passe l’après-midi à errer entre des dossiers ouverts et jamais lus, des messages professionnels auxquels je réponds sans lire. Je suis là, mais absent. Tout ce que je fais est vide. À 17h, je n’en peux plus. Je pars. Je fuis. Mais je ne rentre pas immédiatement. Je marche dans la rue. Je m’arrête devant un bar. Je me demande si elle est là, quelque part, en train de m’attendre. Peut-être dans un autre hôtel. Peut-être nue sous un peignoir. Peut-être en train de rire déjà de moi. Et pourtant je ne l’appelle pas. Quand je rentre à l’appartement, il fait presque nuit. Clara est dans la cuisine. Elle découpe des légumes avec lenteur. Trop de lenteur. Je m’arrête sur le seuil. Elle ne se retourne pas. — Tu veux un verre ? demande-t-elle. Sa voix est douce. Mécanique. Je réponds oui. Je me sers moi-même. Elle me sourit. Un tout petit sourire. Poli. Lointain. Et je comprends que ce sourire est le début de la fin. Clara Je le sens avant même qu’il entre. Je sens sa fatigue, son absence, son odeur étrangère à la maison. Quand la porte s’ouvre, c’est comme si l’air changeait autour de moi. Comme si l’amour que j’ai tant tenté de préserver s’étiolait à chaque pas qu’il fait vers moi. Je suis dans la cuisine. Je découpe des carottes. Il aimait ça, avant. Je fais semblant. Je m’accroche aux gestes, aux recettes. Je m’accroche à ce qu’il reste. Il me dit bonsoir. Je l’entends à peine. Je lui propose un verre. Parce que je ne sais plus quoi dire d’autre. Parce que lui poser une question serait le forcer à mentir. Et je ne veux pas l’entendre mentir. Pas ce soir. Il me regarde. Je le vois, du coin de l’œil. Il ne sait pas quoi faire de ses mains, ni de son silence. Il veut combler. Mais il n’a plus rien à offrir. Alors il me sourit. Et moi, je lui rends ce sourire. Un sourire d’adieu. Pendant qu’il boit son verre, je pense à toutes les fois où il me regardait vraiment. Où son regard me cherchait, me déshabillait, me voulait. Ces regards-là ont disparu. Remplacés par cette gêne, cette culpabilité feinte, cette retenue lâche. Je le sais. Je sais qu’il pense à elle. Pas à cause d’un message lu. Pas à cause d’un mot entendu. Mais parce qu’il ne me voit plus. Je suis là, devant lui, et il regarde à travers moi. J’ai trouvé une trace de rouge à lèvres sur sa chemise il y a deux jours. Un rouge foncé, presque bordeaux. Moi, je ne porte que des tons neutres. Il sait que je l’ai vu. Je l’ai remise en boule dans le panier à linge. Je n’ai rien dit. Et il n’a rien dit non plus. Je me suis réveillée cette nuit. Il respirait fort. Il avait le front humide. Je l’ai observé. Je me suis demandé s’il rêvait d’elle. Si, dans son sommeil, il trouvait avec elle ce qu’il ne cherche plus avec moi. Et c’est là que j’ai compris. Il n’était pas parti. Il s’était évaporé. Décomposé. Et moi, j’étais là. Seule avec un fantôme. Un homme que j’aimais. Que j’aime encore. Et que je suis en train de perdre, sans même avoir la force de le retenir. Je n’ai pas crié. Je n’ai pas pleuré. Mais depuis cette nuit, je le pleure en silence. Et je me prépare. Pas à lui faire une scène. Pas à le supplier. Mais à le laisser choisir. Je veux savoir s’il est encore capable de me voir. Moi ,Clara. Pas la femme avec qui il partage une adresse. Mais la femme qu’il a aimée. Peut-être. Un jour.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER