Ce jeune homme avait une assurance dans les manières, un mordant dans la voix, qui nous fit un peu frissonner.
– Je revenais de Lyon, reprit-il, et j’étais seul dans un compartiment de première classe. À je ne sais plus quelle station, un voyageur monta. L’irritation d’être troublé dans sa solitude peut déterminer des états d’esprit d’une grande violence et vous prédisposer à des actes fâcheux, j’en conviens… Mais je n’éprouvai rien de tel… Je m’ennuyais tellement d’être seul que la venue fortuite de ce compagnon me fut, plutôt, tout d’abord, un plaisir. Il s’installa en face de moi, après avoir déposé avec précaution, dans le filet, ses menus bagages… C’était un gros homme, d’allures vulgaires, et dont la laideur grasse et luisante ne tarda pas à me devenir antipathique… Au bout de quelques minutes, je sentais, à le regarder, comme un invincible dégoût… Il était étalé sur les coussins, pesamment, les cuisses écartées, et son ventre énorme, à chaque ressaut du train, tremblait et roulait ainsi qu’un ignoble paquet de gélatine. Comme il paraissait avoir chaud, il se décoiffa et s’épongea salement le front, un front bas, rugueux, bosselé, que mangeaient, telle une lèpre, de courts cheveux, rares et collés. Son visage n’était qu’un amas de bourrelets de graisse ; son triple menton, lâche cravate de chair molle, flottait sur sa poitrine. Pour éviter cette vue désobligeante, je pris le parti de regarder le paysage et je m’efforçai de m’abstraire complètement de la présence de cet importun compagnon. Une heure s’écoula… Et quand la curiosité, plus forte que ma volonté, eut ramené mes regards sur lui, je vis qu’il s’était endormi d’un sommeil ignoble et profond. Il dormait, tassé sur lui-même, la tête pendant et roulant sur ses épaules, et ses grosses mains boursouflées étaient posées, tout ouvertes, sur la déclivité de ses cuisses. Je remarquai que ses yeux ronds saillaient sous des paupières plissées au milieu desquelles, dans une déchirure, apparaissait un petit coin de prunelles bleuâtres, semblables à une ecchymose sur un lambeau de peau flasque. Quelle folie soudaine me traversa l’esprit ?… En vérité, je ne sais… Car si j’ai été sollicité souvent par le meurtre, cela restait en moi à l’état embryonnaire de désir et n’avait jamais encore pris la forme précise d’un geste et d’un acte… Puis-je croire que l’ignominieuse laideur de cet homme ait pu, seule, déterminer ce geste et cet acte ?… Non, il y a une cause plus profonde et que j’ignore… Je me levai doucement et m’approchai du dormeur, les mains écartées, crispées et violentes, comme pour un étranglement…
Sur ce mot, en conteur qui sait ménager ses effets, il fit une pause… Puis, avec une évidente satisfaction de soi-même, il continua :
– Malgré mon aspect plutôt chétif, je suis doué d’une force peu commune, d’une rare souplesse de muscles, d’une extraordinaire puissance d’étreinte, et, à ce moment, une étrange chaleur décuplait le dynamisme de mes facultés physiologiques… Mes mains allaient, toutes seules, vers le cou de cet homme, toutes seules, je vous assure, ardentes et terribles… Je sentais en moi une légèreté, une élasticité, un afflux d’ondes nerveuses, quelque chose comme la forte ivresse d’une volupté sexuelle… Oui, ce que j’éprouvais, je ne puis mieux le comparer qu’à cela… Au moment où mes mains allaient se resserrer, indesserrable étau, sur ce cou graisseux, l’homme se réveilla… Il se réveilla avec de la terreur dans son regard, et il balbutia : « Quoi ?… quoi ?… quoi ?… » Et ce fut tout !… Je vis qu’il voulait parler encore, mais il ne le put. Son œil rond vacilla, comme une petite lueur battue du vent. Ensuite, il resta fixé sur moi, immobile sur moi, dans de l’épouvante… Sans dire un mot, sans même chercher une excuse ou une explication par quoi l’homme eût été rassuré, je me rassis, en face de lui, et négligemment, avec une aisance de manières qui m’étonne encore, je dépliai un journal que, d’ailleurs, je ne lus pas… À chaque minute, l’épouvante grandissait dans le regard de l’homme qui, peu à peu, se révulsa, et je vis son visage se tacher de rouge, puis se violacer, puis se raidir… Jusqu’à Paris, le regard de l’homme conserva son effrayante fixité… Quand le train s’arrêta, l’homme ne descendit pas…
Le narrateur alluma une cigarette à la flamme d’une bougie, et, dans une bouffée de fumée, de sa voix flegmatique, il dit :
– Je crois bien !… Il était mort !… Je l’avais tué d’une congestion cérébrale…
Ce récit avait produit un grand malaise parmi nous… et nous nous regardions avec stupeur… L’étrange jeune homme était-il sincère ?… Avait-il voulu nous mystifier ?… Nous attendions une explication, un commentaire, une pirouette… Mais il se tut… Grave, sérieux, il s’était remis à fumer, et, maintenant, il semblait penser à autre chose… La conversation, à partir de ce moment, se continua sans ordre, sans entrain, effleurant mille sujets inutiles, sur un ton languissant…
C’est alors qu’un homme, à la figure ravagée, le dos voûté, l’œil morne, la chevelure et la barbe prématurément toutes grises, se leva avec effort, et d’une voix qui tremblait, il dit :
– Vous avez parlé de tout, jusqu’ici, hormis des femmes, ce qui est vraiment inconcevable dans une question où elles ont une importance capitale.
– Eh bien !… parlons-en, approuva l’illustre écrivain, qui se retrouvait dans son élément favori, car il passait, dans la littérature, pour être ce curieux imbécile qu’on appelle un maître féministe… Il est temps, en effet, qu’un peu de joie vienne dissiper tous ces cauchemars de sang… Parlons de la femme, mes amis, puisque c’est en elle et par elle que nous oublions nos sauvages instincts, que nous apprenons à aimer, que nous nous élevons jusqu’à la conception suprême de l’idéal et de la pitié.
L’homme à la figure ravagée eut un rire où l’ironie grinça, comme une vieille porte dont les gonds sont rouillés.
– La femme éducatrice de la pitié !… s’écria-t-il… Oui, je connais l’antienne… C’est fort employé dans une certaine littérature, et dans les cours de philosophie salonnière… Mais toute son histoire, et, non seulement son histoire, son rôle dans la nature et dans la vie, démentent cette proposition, purement romanesque… Alors pourquoi courent-elles, les femmes, aux spectacles de sang, avec la même frénésie qu’à la volupté ?… Pourquoi, dans la rue, au théâtre, à la cour d’assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col, ouvrir des yeux avides aux scènes de t*****e, éprouver, jusqu’à l’évanouissement, l’affreuse joie de la mort ?… Pourquoi le seul nom d’un grand meurtrier les fait-il frémir, jusque dans le tréfonds de leur chair, d’une sorte d’horreur délicieuse ?… Toutes, ou presque toutes, elles rêvèrent de Pranzini… Pourquoi ?…
– Allons donc !… s’exclama l’illustre écrivain… les prostituées…
– Mais non, répliqua l’homme à la figure ravagée… les grandes dames et les bourgeoises… C’est la même chose… Chez les femmes, il n’y a pas de catégories morales, il n’y a que des catégories sociales. Ce sont des femmes… Dans le peuple, dans la haute et petite bourgeoisie, et jusque dans les couches plus élevées de la société, les femmes se ruent à ces morgues hideuses, à ces abjects musées du crime, que sont les feuilletons du Petit Journal… Pourquoi ?… C’est que les grands assassins ont toujours été des amoureux terribles. Leur puissance génésique correspond à leur puissance criminelle… Ils aiment comme ils tuent !… Le meurtre naît de l’amour, et l’amour atteint son maximum d’intensité par le meurtre… C’est la même exaltation physiologique… ce sont les mêmes gestes d’étouffement, les mêmes morsures… et ce sont souvent les mêmes mots, dans des spasmes identiques…
Il parlait avec effort, avec un air de souffrir… et, à mesure qu’il parlait, ses yeux devenaient plus mornes, les plis de son visage s’accentuaient davantage…
– La femme, verseuse d’idéal et de pitié !… reprit-il… Mais les crimes les plus atroces sont presque toujours l’œuvre de la femme… C’est elle qui les imagine, les combine, les prépare, les dirige… Si elle ne les exécute pas de sa main, souvent trop débile, on y retrouve, à leur caractère de férocité, d’implacabilité, sa présence morale, sa pensée, son s**e… « Cherchez la femme ! » dit le sage criminaliste…
– Vous la calomniez !… protesta l’illustre écrivain, qui ne put dissimuler un geste d’indignation. Ce que vous nous donnez là pour des généralités, ce sont de très rares exceptions… Dégénérescence, névrose, neurasthénie… parbleu !… la femme n’est, pas plus que l’homme, réfractaire aux maladies psychiques… bien que, chez elle, ces maladies prennent une forme charmante et touchante, qui nous fait mieux comprendre la délicatesse de son exquise sensibilité. Non, monsieur, vous êtes dans une erreur lamentable, et, j’oserai dire, criminelle… Ce qu’il faut admirer dans la femme, c’est au contraire le grand sens, le grand amour qu’elle a de la vie, et qui, comme je le disais tout à l’heure, trouve son expression définitive dans la pitié…
– Littérature !… monsieur, littérature !… Et la pire de toutes.
– Pessimisme, monsieur !… blasphème !… sottise !
– Je crois que vous vous trompez tous les deux, interjeta un médecin… Les femmes sont bien plus raffinées et complexes que vous ne le pensez… En incomparables virtuoses, en suprêmes artistes de la douleur qu’elles sont, elles préfèrent le spectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang. Et c’est une chose admirablement amphibologique où chacun trouve son compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes, exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour des raisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dans le moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de la haine… Et puis, à quoi bon toutes ces discussions stériles ?… Puisque, dans la bataille éternelle des sexes, nous sommes toujours les vaincus, que nous n’y pouvons rien… et que tous, misogynes ou féministes, nous n’avons pas encore trouvé, pour nous réjouir et nous continuer, un plus parfait instrument de plaisir et un autre moyen de reproduction que la femme !…
Mais l’homme à la figure ravagée faisait des gestes de violente dénégation :
– Écoutez-moi, dit-il… Les hasards de la vie – et quelle vie fut la mienne ! – m’ont mis en présence, non pas d’une femme… mais de la femme. Je l’ai vue, libre de tous les artifices, de toutes les hypocrisies dont la civilisation recouvre, comme d’une parure de mensonge, son âme véritable… Je l’ai vue livrée au seul caprice, ou, si vous aimez mieux, à la seule domination de ses instincts, dans un milieu où rien, il est vrai, ne pouvait les refréner, où tout, au contraire, se conjurait pour les exalter… Rien ne me la cachait, ni les lois, ni les morales, ni les préjugés religieux, ni les conventions sociales… C’est dans sa vérité, dans sa nudité originelle, parmi les jardins et les supplices, le sang et les fleurs, que je l’ai vue !… Quand elle m’est apparue, j’étais tombé au plus bas de l’abjection humaine – du moins je le pensais. Alors, devant ses yeux d’amour, devant sa bouche de pitié, j’ai crié d’espérance, et j’ai cru… oui, j’ai cru que, par elle, je serais sauvé. Eh bien, ç’a été quelque chose d’atroce !… La femme m’a fait connaître des crimes que j’ignorais, des ténèbres où je n’étais pas encore descendu… Regardez mes yeux morts, ma bouche qui ne sait plus parler, mes mains qui tremblent… rien que de l’avoir vue !… Mais je ne puis la maudire, pas plus que je ne maudis le feu qui dévore villes et forêts, l’eau qui fait sombrer les navires, le tigre qui emporte dans sa gueule, au fond des jungles, les proies sanglantes… La femme a en elle une force cosmique d’élément, une force invincible de destruction, comme la nature… Elle est à elle toute seule toute la nature !… Étant la matrice de la vie, elle est, par cela même, la matrice de la mort… puisque c’est de la mort que la vie renaît perpétuellement… et que supprimer la mort, ce serait tuer la vie à sa source unique de fécondité…
– Et qu’est-ce que cela prouve ?… fit le médecin, en haussant les épaules. Il répondit simplement :
– Cela ne prouve rien… Pour être de la douleur ou de la joie, les choses ont-elles donc besoin d’être prouvées ?… Elles ont besoin d’être senties…
Puis, avec timidité et – ô puissance de l’amour-propre humain ! – avec une visible satisfaction de soi-même, l’homme à la figure ravagée sortit de sa poche un rouleau de papier qu’il déplia soigneusement :
– J’ai écrit, dit-il, le récit de cette partie de ma vie… Longtemps, j’ai hésité à le publier, et j’hésite encore. Je voudrais vous le lire, à vous qui êtes des hommes et qui ne craignez pas de pénétrer au plus noir des mystères humains… Puissiez-vous pourtant en supporter l’horreur sanglante !… Cela s’appelle : Le Jardin des supplices…
Notre hôte demanda de nouveaux cigares et de nouvelles boissons…
Première partie
En missionAvant de raconter un des plus effroyables épisodes de mon voyage en Extrême-Orient, il est peut-être intéressant que j’explique brièvement dans quelles conditions je fus amené à l’entreprendre. C’est de l’histoire contemporaine.
À ceux qui seraient tentés de s’étonner de l’anonymat que, en ce qui me concerne, j’ai tenu à garder jalousement au cours de ce véridique et douloureux récit, je dirai : « Peu importe mon nom !… C’est le nom de quelqu’un qui causa beaucoup de mal aux autres et à lui-même, plus encore à lui-même qu’aux autres, et qui, après bien des secousses, pour être descendu, un jour, jusqu’au fond du désir humain, essaie de se refaire une âme dans la solitude et dans l’obscurité. Paix aux cendres de son péché. »