Chapitre 2 :
Quand Patricia franchit le seuil de la salle à manger, le calme lui sauta au visage comme une gifle glacée. Les convives s’affairaient à couper leur viande, à tremper leur pain, sans lever les yeux vers elle, comme si sa présence n’était qu’une ombre de plus entre les murs. Tout au bout de la table, la doyenne trônait, mâchoire en mouvement, l’air chargé de suffisance. Cette femme n’était pas seulement une aïeule ; elle incarnait une autorité si écrasante que Patricia, malgré elle, reconnaissait la force de cette domination.
La voix sévère fendit l’air :
— Faut-il encore t’enseigner la bienséance à ton âge ?
Pas un regard, pas une pause dans le geste de sa fourchette. Juste la sentence, lâchée comme une évidence.
Patricia se redressa, immobile, les bras droits le long du corps, comme un soldat récitant son rapport.
— J’ai choisi d’élargir mes horizons. Les occasions ne manquent pas, dit-elle d’une voix égale.
Mais l’assemblée étouffa de petits ricanements. La vieille matriarche ricana à son tour.
— Et pourtant, tu n’as rien décroché.
Les sourires complices autour de la table se plantèrent dans la chair de Patricia comme des aiguilles. Elle ravala la vérité : son poste à l’hôpital Westview était déjà acquis. Si elle l’avouait, ils se ligueraient aussitôt pour l’anéantir.
Elle se contenta d’un calme apparent.
— Je persévère, dit-elle simplement.
La belle-mère émit un rire sec.
— Assez de plaintes ! Ta sœur a trouvé sa place bien avant toi. Inspire-toi d’elle plutôt que de traîner comme une incapable.
Le regard de Patricia glissa vers sa mère. Celle-ci détourna aussitôt les yeux, honteuse. Rien d’étonnant. Depuis toujours, sa mère pliait sous les humiliations, laissant autrui piétiner ses convictions. Patricia n’était-elle pas pareille ? Toujours à esquiver, à souffrir en silence.
— Oui, mère, souffla-t-elle, sans âme.
Elle allait s’asseoir, mais la voix tranchante de la doyenne claqua de nouveau.
— Pour ton retard, tu dormiras dehors ce soir. Tu apprendras à respecter les règles.
Et, sans attendre la moindre protestation, la vieille quitta la pièce, drapée dans son autorité glaciale.
Patricia ne bougea pas. Elle savait qu’aucun mot ne renverserait cette sentence, pas plus que quelqu’un ne prendrait sa défense. Elle tourna les talons.
Derrière elle, la voix grave de son père tomba comme une pierre.
— Repars par où tu es entrée.
Elle inclina la tête, silencieuse, et s’en alla.
À l’extérieur, la première goutte éclata contre sa peau, puis la pluie s’abattit d’un seul coup, épaisse et lourde. Elle recula d’instinct sous l’auvent, abasourdie. En consultant son téléphone, elle découvrit qu’il était déjà dix-neuf heures. Son refuge secret se trouvait bien trop loin. Avec un tel déluge, aucune chance de trouver un taxi.
Elle fit défiler les messages laissés par Zara, son unique alliée. Elle hésita. Zara ne lui lâcherait pas la bride tant qu’elle n’aurait pas craché toute la vérité. Mais dormir dehors, trempée jusqu’aux os, était une torture encore plus grande. Elle remit le téléphone au fond de son sac, inspira profondément et se lança dans la pluie.
Quelques instants plus tard, elle montait les marches d’un immeuble. Son souffle court, ses vêtements dégoulinants, elle s’arrêta devant une porte frappée du numéro 150. Ses bras serrés contre elle, elle appuya sur la sonnette. Une fois. Puis deux. Elle allait recommencer quand la porte s’ouvrit brusquement.
Zara apparut, à moitié nue, l’expression fermée par une fureur contenue.
— Enfin !
Patricia, transie, hasarda un sourire.
— Bonsoir…
Zara serra les dents.
— Entre, idiote, ou je t’étrangle.
Elle l’attrapa par le poignet et la fit entrer d’autorité.
Un bain brûlant fut aussitôt préparé, des vêtements secs déposés à portée de main. Patricia aperçut sur la table une assiette abandonnée, restes de nouilles et de sauce. Zara n’aimait pas cuisiner. Si elle s’était donné la peine de préparer un repas, c’était uniquement parce qu’elle attendait Patricia. Toujours prête à faire pour elle ce qu’elle ne faisait jamais pour personne. Zara incarnait ce que Patricia aurait tant voulu trouver chez sa propre mère : une présence sans faille.
Un peu plus tard, assises l’une en face de l’autre, elles partagèrent un silence dense. Zara observait, le menton calé dans sa paume, pendant que Patricia avalait sa nourriture lentement, presque à contrecœur. Elle savait très bien ce qui viendrait une fois l’assiette vide.
Et en effet, Zara finit par rompre l’attente.
— Tu comptes me laisser deviner ou tu vas parler ? dit-elle en lui remplissant son verre.
Patricia posa sa fourchette, soupira et se renversa contre le dossier de sa chaise.
— Tant que je n’ai pas annulé ce fichu certificat, je ne peux pas enregistrer mon mariage avec lui.
Chaque fois qu’elle évoquait ce document, son cœur se serrait comme sous une lame.
Zara l’interrogea, la voix basse, ferme.
— Tu lui en as parlé ?
Patricia passa une main dans ses cheveux encore humides.
— Et dire quoi ? Que j’ai épousé un inconnu sans le vouloir ? Que ma belle-mère a tiré les ficelles derrière mon dos ? Personne ne croirait une histoire pareille. Et toi, tu y croirais si les rôles étaient inversés ?
Zara croisa les bras.
— Alors affronte-la. Ta belle-mère n’a pas à décider de ton mariage. Ta mère est l’épouse légale, c’est à elle que revient ce droit.
Un éclat de rire amer échappa à Patricia.
— Ma mère ? Elle n’ose même pas lever les yeux dans cette maison. Tu crois vraiment qu’elle s’opposerait à Lisa ? Elle n’a jamais eu de pouvoir.
Car même si sa mère était la première femme légitime, elle avait été reléguée au rang de figurante. Le père de Patricia, incapable d’attendre, avait accueilli une nouvelle épouse pendant une séparation. Quand la première revint, il était déjà passé à autre chose. La hiérarchie s’était inversée, et rien n’avait jamais changé depuis.
Patricia le savait : toute tentative d’appui maternel ne ferait qu’aggraver sa situation. Elle n’avait que ses propres forces pour se sortir de ce piège.
Zara expira bruyamment, puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire complice.
— Dans ce cas, il nous reste une seule option.
Patricia la fixa. Elle comprit aussitôt ce que son amie sous-entendait.