Un éclair zèbre le ciel, illuminant les arbres d'un éclat menaçant. Une seconde plus tard, le vent se lève et des feuilles tourbillonnent sur le sol autour des sabots de Philibert, qui continue pourtant de trotter avec nervosité. Puis il secoue sa crinière tandis qu'un coup de tonnerre retentit au-dessus de lui.
Assis à l'avant de la charette, Maurice sait que son cheval aimerait bien faire demi-tour. Il est cependant trop tard : ils sont déjà entrés dans le bois que les paysans surnomment la forêt sombre. Certains racontent que des sorcières y vivent ; d'autres prétendent qu'elle est peuplée de meutes de loups. Il y a même des gens qui affirment que les arbres sont capables de parler... En tout cas, ce n'est pas le genre d'endroit où le père de Belle a envie de passer la nuit, surtout par un orage pareil.
-On aurait peut-être dû tourner à droite au carrefour, murmure-t-il en serrant les rênes de Philibert d'une main tremblante. Un autre éclair jaillit, et la foudre s'abat sur un vieil arbre tordu, qui se fend en deux avant de basculer en travers de la route.
Il aperçoit un chemin plus étroit et comprend qu'il n'a pas d'autre choix : il dirige Philibert sur ce sentier. Le cheval pousse un hennissement angoissé.
-Ne t'en fais pas ! Tout ira bien, rassure-t-il l'animal.
Alors qu'ils s'enfoncent dans la forêt, Maurice sent malgré tout l'inquiétude le gagner. Bientôt, il réalise que quelques flocons de neige se sont mis à tomber. , se dit-il, étonné. Puis, l'orage se tait peu peu, et un silence étrange s'installe. Autour d'eux, seul résonne le bruit des sabots de Philibert.
Soudain, un hurlement perçant se fait entendre
Une seconde plus tard, un énorme loup blanc surgit des buissons. Maurice regarde sur sa gauche et voit une meute entière qui court à côté de la charette.
-Plus vite, Philibert ! s'écrie-t-il en faisant claquer les rênes sur l'encolure de l'animal.
Celui-ci passe au galop, même s'il a bien du mal à tirer la voiture. Alors qu'il est sur le point de distancer les loups, son harnais se détache et la charette, emportée par son élan, bascule.
Maurice est projeté dans les airs et atterrit dans un arbre, où il reste suspendu à une branche.
Le cheval donne une rtuade pour se débarraser d'un loup avant de se placer sous l'arbre auquel son maître est accroché. Ce dernier se détache de la branche et saute sur le dos de Philibert.
L'animal repart à vive allure à travers la forêt, poursuivi par les loups féroces.
Quelques instants plus tard, une immense grille couverte de glace apparaît devant eux et s'entrebâille pour les laisser passer. Dès que Philibert s'est engouffré dans l'ouverture, le portail se referme derrière eux. Les hurlements des loups, restés de l'autre côté, se transforment en glapissements de frayeur avant de s'évanouir dans le lointain.
Si Maurice ne venait pas d'échapper de justesse à une meute d'animals affamées, il aurait peut-être réfléchi plus longuement à leur disparition subite et à l'apparition d'un grand château majestueux, qui se dresse devant lui. Mais, sans même y penser, il fait avancer son cheval en direction de la bâtisse.
Le père de Belle n'a jamais vu un château pareil : ses murs de pierre grise donnent l'impression qu'il a surgi de terre comme par margie et de nombreuses tourelles s'élèvent vers le ciel nuageux.
Philibert franchit à présent un pont-levis qui enjambe des douves aux eaux gelées, puis il s'immobilise dans la cour. A sa grande surprise, Maurice remarque une rangée de colonnes derrières lesquelles, sur le sol enneigé, poussent de splendides rosiers, couverts de centaines de fleurs blanches.
Un peu plus loin, il voit une écurie éclairée et décide d'y conduire son cheval.
-Regarde, Philibert ! Voilà du foin frais et de l'eau, murmure-t-il. Profite-en pour manger et te reposer pendant que je vais saluer le propriétaire de ce château.
Maurice se dirige versla porte du bâtiment principal et grimpe les marches du perron. A la vue d'une rangée de torches tenues par des poings de métal sculptés, il sent un frisson le traverser.
, se dit-il, apeuré.
Alors qu'il tend le bras vers l'une des torches, la lourde porte s'ouvre lentement devant lui.
-Eh, oh ? appelle-t-il. Il y a quelqu'un ? Seule l'écho de sa voix résonne dans le vaste vestibule. Au loin, il entend le son d'un clavecin.
-Pardonnez-moi, j'ai seulement besoin d'un abri pour la nuit. Puis-je rester ? demande-t-il en s'avançant.
Aucune réponse.
Il enlève son manteau et son chapeau pour les suspendre à un crochet placé près de l'entrée. Il s'aventure plus loin à l'intérieur du château, sans remarquer un gros candélabre et une horloge placés sur une table. Dés que Maurice passe devant eux, le candélabre pivote lentement pour l'observer.
-Que fais-tu ? chuchote l'horloge. Arrête tout de suite !
Le vieil homme, qui a perçu un bruit derrière lui, se retourne brusquement. Il s'approche de la table, saisit le candélabre et l'examine avec curiosité. Après l'avoir tapoté, comme pour s'assurer qu'il était bien fait de métal, il le repose.
Pendant que le candélabre, un peu secoué, se frotte la tête, Maurice poursuit son exploration. Sur la pointe des pieds, il contourne un grand escalier qui s'élève au milieu du vestibule. Son coeur commence à battre plus vite quand il découvre un mur entier couvert d'arme de toutes les tailles.
Tout à coup, la musique arrive de nouveau jusqu'à ses oreilles. Guidé par la douce mélodie, il passe devant plusieurs portes fermées avant de s'immobiliser sur le seuil d'une immense salle de bal plongée dans la pénombre. Dans un coin, il aperçoit un clavecin poussiéreux. Mais dés que Maurice s'avance d'un pas, la musique s'interrompt.
-Il y a quelqu'un ? répète le vieil homme. Il scute la salle silencieuse et mélancolique : aucun musicien n'est assis au clavier. Maurice frissonne. A-t-il imaginé la mélodie ? Est-ce un vestige du passé qu'il a entendu ?
Alors qu'il repart vers le vestibule, il remarque, du coin de l'oeil, quelqu'un qui s'approche de lui.
Terrifié, Maurice recule, le souffle coupé. Puis, réalisant qu'il a simplement vu son reflet déformé dans un vieux miroir brisé, il respire de nouveau, même s'il tremble encore un peu. Il porte les doigts à son visage pour vérifier que ses traits n'ont pas été transformés...
A cet instant, il distingue un grésillement : le bruit vient d'une salle voisine, d'où s'échappe une lueur chaleureuse. Le père de Belle en franchit le seuil et, pour son plus grand plaisir, se retrouve face à un feu de cheminée.
-Ah, voilà qui est mieux ! s'exclame-t-il en tendant ses mains glacées vers les flammes. Beaucoup mieux...
Il se tourne pour se réchauffer le dos.
Les yeux écarquillés, il voit alors que la salle donne sur une autre pièce, au centre de laquelle se trouve une longue table couverte de plats appétissants. Une odeur délicieuse flotte jusqu'à ses narines, et son estomac se met à gargouillet.
Après avoir regardé autour de lui pour s'assurer qu'il est le seul invité, Maurice s'éloigne de la chaleur du feu et s'approche du festin. Il a le pressentiment qu'il ne devait pas se servir sans y être autorisé... mais il a si faim qu'il ne peut s'en empêcher.
Il s'empare d'une grosse miche de pain et coupe un épais morceau de fromage.
-Cela ne vous ennuie pas ? demande-t-il, la bouche pleine, à son hôte invisible.
Le vieil homme pose alors les yeux sur une jolie tasse en porcelaine remplie d'un liquide ambré. Il la porte à ses lèvres quand une petite voix s'élève :
-Maman m'a dit que je n'avais pas le droit de bouger !
La tasse échappe presque des mains de Maurice.
Que vient-il de se passer ?
-Excusez-moi, ajoute l'objet.
Le vieil homme pousse un cri de stupéfaction. La tasse de porcelaine vient en effet de lui parler !
Pris de panique, Maurice tourne les talons et s'enfuit de la salle en courant. Une fois dans le vestibule, il attrape son manteau et son chapeau avant de s'incliner pour s'adresser aux ombres qui l'entourent :
-Je vous remercie sincèrement pour votre bonté.
Ayant ainsi accompli son devoir de gentil-homme bien élevé, il sort du château et se précipite vers l'écurie.
Confortablement installé dans l'un des box, Philibert est en train de mâcher du foin. A la vue de son maître qui entre en trombe, il piaffe avec nervosité. Maurice saisit les rênes du cheval et le conduit à l'extérieur, impatient de quitter cet étrange château désert et ses objets enchantés. Cependant, alors qu'il se dirige vers la grille, son regard est de nouveau attiré vers la rangée de colonnes et les rosiers. Il se souvient de la promesse faite à belle : lui rapporter une rose.
Le vieil homme tapote l'encolure de Philibert pour le rassurer, puis se glisse dans le jardin. Ni lui ni son cheval n'ont remarqué la silhouette sombre qui a sauté au sommet d'une colonne. Ils n'ont pas vu non plus la queue et les griffes acérées de la créature...
Maurice repére rapidement une rose blanche qui, parmi les centaines d'autres, lui semble parfaite.
-Tu n'es pas rouge, mais tu feras l'affaire, marmonne-t-il.
Il sort de sa poche un canif et s'apprête à tailler la tige de la fleur.
Au même instant, Philibert hennit en se cabrant. Le vieil homme tourne vivement la tête. Pourquoi son cheval s'agite-t-il ainsi ? Il n'y a pourtant aucun danger en vue. Tranquillisé, il se penche de nouveau vers la rose et coupe sa tige.
La fleur tombe dans sa paume ouverte.
-Elle m'appartient ! rugit soudain une voix au-dessus de lui.
Le coeur battant à tout rompre, les jambes flageolantes, Maurice lève les yeux et voit une ombre immense bondir depuis le sommet de la colonne. Le vieil homme recule en trébuchant sur le sol glissant et lâche la rose blanche.
Devant lui, l'ombre prend forme. Elle a une apparence vaguement humaine. Mais tandis qu'elle se rapproche, Maurice découvre qu'il s'agit en réalité d'une gigantesque créature poilue. Dressée sur ses pattes arrière, elle est vêtue d'une cape flottante et d'un pantalon bleu. Pourtant, elle n'a rien d'un homme...
-Vous êtes entré chez moi et vous avez mangé à ma table, déclare le Monstre.
Elle retombe à quatre pattes et commence à tourner autour du vieil homme. Puis elle pointe une griffe vers la rose qui git à terre.
-Et c'est ainsi que vous me remerciez ! ajoute la créature.
Maurice veut reculer, mais il vacille en arrière. Avant qu'il ait le temps de protester, le Monstre l'attrape de ses bras vigoureux et le soulève du sol.
-Je sais quel sort réserver aux voleurs, gronde-t-elle en montrant les crocs.
Sans un mot de plus, elle emporte le père de Belle vers le château.
Philibert pousse un hennissement de terreur. Sans hésiter plus longtemps, il s'élance au galop, franchit la grille du château et s'enfonce dans les bois.