Chapitre 1
Je m’en voulais de mon anxiété comme d’une faiblesse ou d’une lâcheté. Pour mieux me rassembler, j’essayais de minimiser les raisons qui m’enfiévraient. Où étaient ces circonstances si alarmantes ? Entendre, après une annonce flatteuse, l’animateur lancer mon nom avec emphase, l’orchestre attaquer aussitôt une ronflante introduction ; voir, sentir presque le spot suiveur fouiller le noir pour me happer, m’exhiber, me conduire jusqu’au micro n’était pas une expérience nouvelle. Cent fois, cinq cent fois depuis quinze mois que je travaillais, j’en avais pris l’habitude… bien sûr, cela n’excluait pas la persistance du trac qui excite et qui fige, coupe la voix et les jambes, assidu chaque soir, toujours actif, et qu’il faut s’ingénier à domestiquer. Avec la routine, j’avais cru peu à peu l’atténuer.
Mais ce soir-là, avec une violence nouvelle, la bête me saisissait tout entière et me tenait dans sa griffe. Quelque chose en moi palpitait. J’avais du mal à me dominer pour reprendre mon souffle. J’en sentais l’humiliation. Je voulais ouvrir grand l’éventail des agents perturbateurs et les réduire un à un pour me libérer. Quel événement capital pouvait ainsi me jeter dans les transes et provoquer en moi le tintamarre muet des secondes qui s’interrompent - vide et vertige - et reprennent leur course en se bousculant ? Était-ce l’angoisse d’avoir quitté mon pays à feu et à sang ? Le remords d’y avoir, le cœur léger, laissé ma mère en danger de mort et dans un quasi-dénuement en me berçant de l’idée qu’un jour je la prendrais près de moi ? Hélas ! Tout cela était en moi et constituait un fond de tristesse et d’inquiétude, mais ce n’était qu’un fond. La seule affaire qui m’accaparait était mes débuts au Carrousel.
Ma montée au Carrousel ! J’avais tant rêvé de ce jour, que j’avais d’abord douté qu’un si grand bonheur soit à ma portée. Ce qui avait fait ma force avant de quitter Paris, c’était d’avoir produit plus qu’on attendait : « Pour une débutante… » et, après cette restriction, on me donnait des éloges. Maintenant si, par la beauté de mes costumes, le rendu de mes numéros, je me présentais déjà comme aboutie et confirmée par des mois de tournée, plus d’indulgence : je serais jugée en rivale. Voilà ce qui me gênait. Car non seulement Cléo avait dit partout que j’étais celle qui culbuterait les autres et que cela risquait de faire rire de moi, mais le patron lui-même m’avait expliqué qu’il voulait amplifier et rajeunir la troupe et qu’il attendait de moi que je me hisse au rang de vedette. J’espérais qu’au moins il n’en avait parlé à personne chez Peggy la bavarde, encore moins ici, dans la loge !
Ce qui me jetait dans les transes, c’était la crainte de ne pas être reconnue digne de ce patron qui m’introduisait d’office dans les rouages de la revue de Paris, créant en ma faveur un déséquilibre dans presque chaque tableau, faisant rétrograder un bon nombre d’artistes pour m’avantager, ce qui, dans ce petit monde susceptible, persifleur, risquait de hérisser toutes les piques contre moi, et de m’inhiber… Si au moins j’étais rentrée en même temps que le reste de la troupe juste avant le coup d’État avorté d’Alger, avec Everest, Gay Flower, Belciel, autant d’artistes qui avaient repris leur place dans la revue, je n’aurais pas fait figure de trublion. Pour tenir ce rôle-là, il faut avoir des nerfs d’acier. Je sentais les miens prêts à se rompre…
Un regard fortuit me bouleversa : je venais de voir mes costumes. Ils étaient là, sagement pendus, rangés par l’habilleuse qui les avait reçus la veille. Ils m’attendaient. Les plus beaux d’entre eux, Cléo me les avait donnés. Mieux, elle me les avait transmis. Comme le flambeau de la lutte contre Coccinelle.
J’en voulais à Cléo. Pourquoi avait-elle tout raté ? Pourquoi m’avait-elle confié ses rêves de grandeur à charge pour moi de les réaliser ? Que de fois s’était-elle imaginée arrivant ici, dans cette loge du Carrousel, déjà souveraine, submergeant tout le monde par son talent, sa beauté, son éclat… Elle avait trop présumé de ses qualités d’artiste pour être reconnue ce qu’elle prétendait, trop aimé être chef de b***e pour supporter la contrainte d’une revue. Elle était retournée aux « Folies Platanes » et m’avait chargée d’assumer son combat. J’étais devenue sa machine de guerre. Et contre qui ?… Le seul nom de Coccinelle me faisait fuir le champ de bataille. Cette crainte-là, je ne la jugulais pas. Coccinelle ! Coccinelle ce soir même serait ma compagne de loge. L’idée me terrassait. Je me souvenais de ce que Marine m’avait dit de sa protectrice… La jalousie et les espoirs qu’elle avait fait naître en moi… Je me souvenais de ma découverte émerveillée de Coccinelle sur la plage, sur la scène. Je ne l’avais pas crainte alors, forte comme j’étais de l’amour de Hans.
Et puis je l’avais vue dans la loge de Mme Arthur. Son extravagance m’avait un peu déçue ; mais surtout, ce que je voulais en vain oublier tant le tison du souvenir me faisait encore souffrir, l’éclat de rire, incompréhensible, complice, entre Marine et elle dont j’avais été victime et qui m’avait anéantie. Oui. Anéantie. Par le rire moqueur de Coccinelle. Et à Elle, tout à l’heure, j’allais me mesurer ? Je préférais rentrer sous terre ! De beaux costumes mis à ma disposition ? Et si j’allais rater mes numéros ! Le trac redoublait. Je voulais me raisonner : si tout ratait le premier jour, la première semaine, je me reprendrais par la suite… Hélas ! Raisonner ne calme pas le trac. L’agitation est plus efficace. Mais je ne pouvais rien faire, me sentant étrangère dans cette loge encore vide. Si au moins j’avais pu commencer à me maquiller ! Hélène, l’habilleuse, ne m’avait pas désigné de place, et je n’osais m’installer au hasard dans un lieu où il y avait des préséances et des susceptibilités, de prendre plus ou mieux qu’on me destinait et de me l’entendre dire. J’étais timide. J’avais peur aussi d’un affront de l’habilleuse. Ah ! Qu’elle vienne vite, Hélène, que je connaisse enfin mon tiroir, mon miroir et mon siège ! Que la préparation commence ! Que l’action me libère de l’anxiété !
Aussi, je me reprochais d’être arrivée tellement en avance au cabaret. À vingt et une heures, j’étais arrivée en même temps que le caviste, comme si, alors que le spectacle commençait une heure plus tard qu’à Montmartre, le personnel avait dû arriver aussi tôt que là-bas. Le brave garçon me voyant embarrassée m’avait conduite à la loge et avait allumé. Il m’avait dit de m’installer. M’installer ! J’avais à peine pris une chaise, je l’avais écartée du plan de maquillage, mais je n’avais pas non plus osé la placer en face du grand miroir de crainte qu’Hélène, ou Jacotte, l’autre habilleuse, n’entre et me surprenne en train de m’observer, de m’admirer peut-être, et ne rie de moi, mais j’étais placée de biais à la glace, face à la porte d’entrée. Dans mon narcissisme naïf, jamais je n’avais cessé d’aimer les miroirs. Alors, soit je me satisfaisais de mon image, soit, le plus souvent, je posais, rectifiant une attitude, une expression, essayant un sourire, pas le mien, que je n’aimais pas, trop peu spectaculaire, mais un grand beau sourire, sensuel et carnassier, comme celui de Cléo… ou de Coccinelle. Je n’y parvenais jamais. Si je l’avais essayé à ce moment-là, j’aurais décuplé mon angoisse. Je me contentais de m’apercevoir, par des regards en coin, dans ma tenue de ville, assez habillée, comme sortant d’un dîner. Mais je n’avais rien pris, tant par absence d’appétit que par crainte de m’alourdir.
Solitude, silence, immobilité, tout ce qui avait empiré l’anxiété de mes débuts dans ce cabaret mythique et ma terreur de me croire la rivale de la grande Coccinelle, tout ce qui m’avait jetée dans un trac extrême, lentement, insensiblement, inclinait mon imagination vers le rappel de souvenirs lénifiants. Ma tournure d’esprit m’avait toujours conduite à faire des bilans de ma vie. Dans les temps morts, je récapitulais quelques événements, je les plaçais en perspective, et je me flattais de mesurer bien moins les dangers qu’ils avaient représentés que le parti que j’avais su en tirer. Maintenant, qu’au soir d’entrer au Carrousel j’atteignais un but prestigieux que je prenais pour un sommet, je me tournais avec attendrissement vers quelques moments de mon passé. L’année de mes seize ans ! Celle de la Révolution française d’Algérie qui avait amené De Gaulle au pouvoir… Celle où j’avais rencontré Édouard. Voilà une rencontre qui m’avait fait rêver. J’avais vu en Édouard ma planche de salut. Celle où j’avais rencontré mon beau parachutiste : Serge que j’avais aimé et sans l’amour de qui j’avais pensé mourir… Aucun des deux ne m’avait aidée ! Et s’ils étaient pour quelque chose dans mon départ d’Alger, c’était plutôt par les refus que j’avais dû leur opposer. Ils m’avaient involontairement forcée à agir.
Grosse Mouche à l’opposé m’avait vraiment été utile. Il m’avait eue en sympathie, m’avait fait travailler, y avait trouvé son intérêt. Et c’était bien. Ainsi avaient fait et faisaient monsieur Marcel et madame Germaine. Ils voulaient me voir progresser et m’épanouir. Leur intérêt coïncidait avec le mien. C’était flatteur. J’étais soudain tout émue au souvenir de la première fois où j’étais montée en scène. La patronne avait saisi éponge et pinceaux pour me faire une tête, elle avait dit ensuite à Nanon de me laisser, qu’elle m’habillerait elle-même… Et lorsqu’il m’avait fallu franchir le pas, entrer en scène, et que j’étais restée là, figée, renonçant à tout, de l’observatoire où elle se tenait, elle était accourue et, demandant à l’orchestre de recommencer l’introduction, sans me dire un seul mot, elle m’avait menée d’une main ferme jusqu’au micro ! Dieu ! Quel service elle m’avait rendu ! Quand on s’est heurté une fois à l’obstacle au point de rebrousser chemin, on perd beaucoup du pouvoir de vaincre. Sans elle, que serais-je devenue ?…
J’avais glissé insensiblement du trac fou au contentement de moi-même, bien plus fol encore. Ma première robe de scène, prêtée gratuitement par l’atelier, me paraissait maintenant dérisoire auprès de mes costumes strassés et emplumés : un long fourreau noir, fermé, moulé, à manches longues, dans lequel je n’avais pas osé faire un geste. Et pourtant elle m’émouvait comme un vestige du passé. Seize mois ! Comme c’était lointain ! Aussi lointain que l’enfance. Car à vrai dire je me trouvais maintenant plus en phase avec celle que j’avais été, derrière le bar du Chasse-Mouches, qu’avec la maladroite débutante qui avait appris difficilement la scène après avoir voulu la fuir. Cela me donna soudain une curieuse impression : celle de n’avoir pas suivi une courbe ascendante, mais d’avoir connu des régressions. Pour contrer le trac qui renaissait en moi, j’eus besoin de me dire et de croire, comme si cela n’avait pas été évident, que les trois années qui venaient de s’écouler avaient constitué le passage exaltant de mon adolescence étouffée à la plus enivrante liberté. Je me revis alors roulant follement sur la vespa avec Marine, et j’eus la nostalgie de son amitié. Depuis qu’elle était montée, nous nous étions ignorées. J’allais la revoir tout à l’heure. J’en eus du plaisir. Elle arriverait avec Coccinelle… Coccinelle !… Pourquoi la sœur de ma sœur ne me serait pas quelque chose ? C’était un espoir déjà déçu qui reprenait vie en ce moment… Ce n’était peut-être pas raisonnable…
***
Lorsqu’Hélène entra, je fus plus étonnée qu’elle. La rêverie dans laquelle je m’étais enfoncée n’avait rien atténué de mon anxiété. L’arrivée d’Hélène, en me remontant à la réalité, me la rendit à nouveau sensible par quelque chose de froid qu’elle mit dans la première phrase qu’elle m’adressa :
— Déjà ici ! Je ne suis pourtant pas en retard ! Il y a longtemps que tu m’attends ?
Mais ce n’était qu’un peu de dépit de me voir arrivée avant elle, elle qui devait être toujours la première dans la loge et qui tenait tant au travail bien fait. Tout de suite, sa présence me fit du bien : la soirée commençait, j’entrais enfin dans l’action, dans la conversation qui atténuent le trac.
— Tu ne connais pas même ta place ! fit-elle, plus aimable, viens vite t’asseoir ici. Là ! Coccinelle est là, tout au bord, puis il y a Marine, et puis toi !… Et à ta gauche, tu as Belciel, Everest, Gay Flower, Sone Teal, et puis Mickett… Tu connais tout le monde ou presque : les trois dernières au fond de la rangée sont Claude André, Minouche, et enfin, à la même place depuis treize ans, Zambella !
J’aimais la place que m’attribuait Hélène. Je le lui dis.
— Ne me remercie pas, s’écria-t-elle en riant, je n’y suis pour rien ! C’est monsieur Marcel qui m’a dit de t’asseoir à côté de Coccinelle.
Hélène dut lire la surprise sur mon visage. Peut-être l’interpréta-t-elle comme un reproche de ne pas m’avoir placée « à côté de Coccinelle », car elle s’en expliqua aussitôt :
— Moi je fais ce que je peux ! À côté de Coccinelle, il y a déjà Marine. Tu penses bien qu’elle va rester à sa place… ça ferait des histoires pour rien. Pour toi, que tu sois là ou là, c’est bien la même chose, non ? C’est pareil ! Tu seras avec tes copines, voilà tout !
La satisfaction que j’avais éprouvée à me voir placée si près de Coccinelle, entre Marine qui, six mois auparavant se disait ma sœur pour toujours, et des camarades de tournée toujours amicaux, alimentait maintenant le trac qui m’avait assaillie en entrant. Quelle force avait empêché Hélène d’obéir au patron ? Le contrordre venait-il de Coccinelle qui répugnait à me voir assise près d’elle ou bien, pis encore, par une connaissance intime de l’atmosphère et de la mentalité de sa loge, l’habilleuse avait pris sur elle d’interpréter les instructions du patron comme j’avais fait moi-même en tournée… Hélène avait compris que ce serait mal de m’asseoir près d’Elle… Souvenir de la connivence de Coccinelle et Marine contre moi… leur éclat de rire moqueur… Perspective effrayante des incessants conflits auxquels Cléo m’avait dit de m’attendre et se flattait de m’avoir préparée… Comment avais-je pu rêver seulement de m’agréger à mes deux adversaires, d’agrandir le petit cercle de leur amitié ?