Lispeth

1941 Mots
LispethVoyez, vous avez rejeté l’Amour ! Quels sont ces dieux auxquels vous me commandez de plaire ? Les Trois en Un, l’Un en Trois ? Non pas ! Je retourne aux dieux de mon peuple. Il se peut qu’ils me donnent plus de bien-être que votre Christ glacé et vos Trinités emmêlées. (Le Converti.) Elle était la fille de Sonoo, un homme des collines de l’Himalaya et de sa femme Jadéh. Une année, leur maïs ne rendit pas, et deux ours passèrent la nuit dans leur unique champ de pavots, qui était juste au-dessus de la vallée du Sudledge, sur la rive de Kotgarh. Aussi, à la saison prochaine, ils se firent chrétiens et apportèrent leur bébé à la mission pour le faire baptiser. Le chapelain de Kotgarh donna à la petite le nom d’Élisabeth, que les paharis des collines prononcent « Lispeth ». Plus tard, le choléra entra dans la vallée de Kotgarh et emporta Sonoo et Jadéh, et Lispeth devint moitié servante moitié demoiselle de compagnie, à Kotgarh, chez la femme du chapelain d’alors. Ceci se passait après le règne des missionnaires moraves en cet endroit, mais avant que Kotgarh eût tout à fait oublié son titre de maîtresse des collines du nord. Le christianisme fit-il du bien à Lispeth ? Les dieux de son peuple en auraient-ils fait autant pour elle dans tous les cas ? Je n’en sais rien, mais elle devint charmante en grandissant. Quand une fille des collines devient charmante, elle vaut la peine qu’on fasse cinquante milles par de mauvais chemins pour aller l’admirer. Lispeth avait un visage grec, – un de ces visages comme on en peint si souvent et comme on en voit si rarement. Elle était pâle, avec des tons d’ivoire, et, eu égard à sa race, extrêmement grande. De plus, elle possédait des yeux qui étaient admirables ; et si elle n’avait pas porté les abominables cotonnades chères aux missions, vous auriez cru, en la rencontrant soudain au penchant des collines, que c’était la Diane des Romains qui s’en, allait à la chasse. ELLE DESCENDIT PAS À PASLispeth se fit vite au christianisme, et ne s’en débarrassa pas quand elle devint femme, comme font quelques filles des collines. Les gens de sa race la détestaient, parce que, disaient-ils, elle était maintenant une blanche et se lavait tous les jours ; et la femme du chapelain ne savait pas que faire d’elle. On ne peut pas demander à une déesse imposante, haute de cinq pieds six pouces dans ses souliers, de laver des assiettes et des plats. Elle jouait avec les enfants du chapelain et enseignait à l’école du dimanche, et lisait tous les livres de la maison, et devenait de plus en plus belle, comme les princesses dans les contes de fées. La femme du chapelain dit que le jeune fille devrait entrer en service à Simla, s’y faire garde-malade ou quelque chose de comme il faut. Mais Lispeth ne voulait pas entrer en service. Elle se trouvait très heureuse où elle était. Il n’y avait pas beaucoup de voyageurs à cette époque, mais quand il en venait, Lispeth se retirait dans sa chambre et donnait un tour de clé, crainte qu’on ne l’emmenât à Simla ou quelque part dans le monde inconnu. Un jour – elle avait dix-sept ans depuis quelques mois – Lispeth sortit pour faire un tour. Elle ne marchait pas à la manière des dames anglaises, qui font un mille et demi dans la campagne et reviennent en voiture. Elle couvrait de vingt à trente milles dans ses petites promenades de digestion, battant tout le pays entre Kotgarh et Narkunda. Cette fois-là elle revint à la nuit noire et descendit pas à pas la pente abrupte qui mène à Kotgarh, avec quelque chose de lourd dans les bras. La femme du chapelain sommeillait dans le salon quand Lispeth rentra, soufflant avec difficulté et épuisée par le poids de son fardeau. Lispeth le déposa sur le sofa, et dit simplement : « Voici mon mari. Je l’ai trouvé sur la route de Bagi. Il s’est blessé. Nous le soignerons et quand il sera rétabli votre mari nous unira. » Lispeth n’avait jamais encore exprimé ses vues sur la question du mariage, et la femme du chapelain poussa un cri d’horreur. Toutefois il fallait s’occuper tout d’abord de l’homme qui était sur le sofa. C’était un jeune Anglais, et sa tête avait été entamée jusqu’à l’os par une arête ébréchée. Lispeth dit qu’elle l’avait trouvé en descendant la colline et qu’elle l’avait rapporté. Il respirait drôlement et avait perdu connaissance. On le mit au lit et le chapelain, qui savait un peu de médecine, lui donna ses soins ; et Lispeth attendit derrière la porte dans le cas où on aurait eu besoin d’elle. Elle expliqua au chapelain que c’était là l’homme qu’elle voulait épouser ; et le chapelain et sa femme lui reprochèrent sévèrement l’inconvenance de sa conduite. Lispeth écouta tranquillement et répéta sa première proposition. Il faut une forte dose de christianisme pour détruire les instincts barbares de l’Orient, comme par exemple de tomber amoureux à première vue. Lispeth, ayant trouvé l’homme qu’elle adorait, ne voyait pas pourquoi elle devrait garder le silence sur le choix qu’elle avait fait. Elle allait soigner cet Anglais jusqu’à ce qu’il fût suffisamment rétabli pour l’épouser. Tel était son programme. Après une quinzaine de jours de fièvre bénigne et de fluxion, l’Anglais parvint de nouveau à joindre ses pensées bout à bout et il remercia le chapelain et sa femme et Lispeth – surtout Lispeth – de leurs bons soins. Il voyageait en Orient, dit-il ; on ne parlait pas de globe-trotters dans ces jours-là : c’était au moment où la flotte de la compagnie péninsulaire était encore jeune et chétive ; et il était venu de Dehra Dun pour faire la chasse aux plantes et aux papillons dans les collines de Simla. Par conséquent personne à Simla ne le connaissait. Dans son idée il était tombé du haut d’un rocher en se penchant pour arracher une fougère qui poussait sur un tronc pourri, et ses coolies avaient dû voler ses bagages et s’enfuir. Il voulait retourner à Simla quand il se sentirait un peu plus fort. Il en avait fini avec les excursions dans les montagnes. Il ne se pressa pas de s’en aller ; et ses forces ne revenaient que lentement. Comme Lispeth refusait d’accepter les conseils du chapelain ou de sa femme, le chapelain parla à l’Anglais et lui dit où en était le cœur de Lispeth. Le jeune homme rit beaucoup et dit que c’était très joli et romanesque, mais que comme il avait une fiancée en Angleterre, il imaginait que les choses n’iraient pas plus loin. Certainement il se conduirait avec prudence. Il le fit. Pourtant il se plaisait à causer avec Lispeth, à se promener avec Lispeth et à lui dire des choses gentilles, et à lui donner des noms d’affection, tandis qu’il reprenait ses forces pour le départ. Tout cela n’avait aucune importance à ses yeux, mais c’était tout l’univers de Lispeth. Elle fut très heureuse tant que dura la quinzaine, parce qu’elle avait trouvé un homme à aimer. Étant une sauvage de naissance, elle ne prenait pas la peine de cacher ses sentiments, et l’Anglais s’en amusait. Quand il partit, Lispeth l’accompagna en haut de la colline jusqu’à Narkunda, bouleversée et misérable. La femme du chapelain, qui était une bonne chrétienne avec une aversion décidée pour tout ce qui ressemblait à un esclandre ou à un scandale – elle n’avait plus aucune autorité sur Lispeth – avait prié l’Anglais de dire à Lispeth qu’il allait revenir l’épouser. « Ce n’est qu’une enfant, vous comprenez, et au fond, j’en ai peur, une païenne », dit la femme du chapelain. En conséquence de quoi, pendant les douze milles qu’ils firent pour arriver au sommet de la colline, l’Anglais, le bras passé autour de la taille de Lispeth, ne cessa d’assurer la jeune fille qu’il reviendrait l’épouser ; et Lispeth le lui fit promettre encore et encore. Elle pleura sur le haut de la chaîne de Narkunda jusqu’à ce qu’il eût disparu le long du sentier de Muttiani. Alors elle sécha ses larmes et rentra à Kotgarh, et dit à la femme du chapelain : « Il va revenir m’épouser. Il est allé prévenir ses parents. » Et la femme du chapelain abonda dans ce sens et dit à Lispeth : « Il reviendra. » Au bout de deux mois Lispeth montra de l’impatience et on lui dit que l’Anglais était allé, par-delà les mers, en Angleterre. Elle savait où était l’Angleterre, parce qu’elle n’avait lu que fort peu de manuels de géographie ; mais, bien entendu, étant une fille des collines, elle ne comprenait pas du tout ce que pouvait être la mer. Il y avait dans la maison une vieille mappemonde découpée en jeu de patience. Lispeth s’en était amusée pendant qu’elle était petite. Elle la tira de son réduit, et rassembla les morceaux le soir à la veillée, et pleura silencieusement, et essaya de deviner où était son Anglais. Comme elle n’avait aucune idée des distances ou des bateaux à vapeur, ses imaginations restaient dans le vague. Elle n’eût du reste rien gagné à être plus précise : car l’Anglais ne songeait nullement à revenir épouser une fille des collines. Il l’oublia complètement en faisant la chasse aux papillons dans l’Assam. Il écrivit plus tard un livre sur l’Orient. Le nom de Lispeth n’y figure pas. Au bout de trois mois, Lispeth fit un pèlerinage quotidien à Narkunda, pour voir si son Anglais arrivait le long de la route. Cela la soulageait, et la femme du chapelain la voyant plus heureuse s’imagina qu’elle commençait à oublier sa folie barbare et si contraire à la modestie. Un peu plus tard, ces promenades cessèrent de faire du bien à Lispeth, et son caractère s’aigrit beaucoup. La femme du chapelain pensa que le moment était venu de lui dire ce qu’il en était réellement de toute l’affaire – comme quoi l’Anglais ne lui avait promis son amour que pour la tranquilliser, n’avait jamais pensé à tenir cette promesse – et comme quoi c’était mal et inconvenant à Lispeth de songer à épouser un Anglais, qui était fait d’une argile supérieure, sans compter qu’il était fiancé à une jeune fille de sa propre race. Lispeth répondit que tout cela était évidemment impossible, car il lui avait dit qu’il l’aimait, et la femme du chapelain avait de sa propre bouche affirmé que l’Anglais allait revenir. – Puisque vous m’avez dit cela, lui et vous, comment cela peut-il être faux ? demanda Lispeth. – Ce n’était qu’un prétexte pour vous tranquilliser, mon enfant, dit la femme du chapelain. – Alors, vous m’avez menti, dit Lispeth, vous et lui. La femme du chapelain baissa la tête et ne répondit rien. Lispeth aussi resta silencieuse pendant un moment, puis elle descendit dans la vallée et revint habillée en fille des collines, – outrageusement sale, mais sans anneau dans le nez et sans boucles d’oreilles. Ses cheveux étaient tressés en une longue natte, à grand renfort de fil noir, comme c’est la coutume des femmes des collines. – Je retourne chez les miens, dit-elle. Vous avez tué Lispeth. Il n’y a plus que la fille de la vieille Jadéh – la fille d’un pahari et la servante de Tarka Devi, – vous n’êtes tous que des menteurs, vous autres Anglais. Quand la femme du chapelain se remit du coup que lui avait porté Lispeth en lui annonçant qu’elle passait aux dieux de sa mère, la jeune fille était partie. Elle ne revint jamais. Elle embrassa avec passion la vie de son peuple mal lavé, comme pour rattraper le temps qu’elle avait passé loin de lui ; et sans beaucoup attendre elle se maria avec un bûcheron qui la battit à la manière des paharis, et sa beauté se fana bientôt. « Il n’y a pas de loi par quoi on puisse expliquer les excentricités des pains, dit la femme du chapelain, et je crois que Lispeth avait toujours été au fond du cœur une infidèle. » Vu que Lispeth avait été reçue dans le sein de l’Église d’Angleterre à l’âge mûr de cinq semaines, cette affirmation ne fait aucun honneur à la femme du chapelain. JE RETOURNE CHEZ LES MIENS, DIT-ELLELispeth était une très vieille femme quand elle mourut. Elle conserva jusqu’à sa mort une maîtrise parfaite de l’Anglais, et quand elle était suffisamment ivre, on pouvait parfois l’amener à conter l’histoire de ses premières amours. Il était difficile, alors, de se rendre compte que cette créature chassieuse et ridée, de tout point semblable à un paquet de chiffons carbonisés, avait jadis été « Lispeth de la mission de Kotgarh ».
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