II

2072 Mots
IIPol de Tréguidy, pendant ce temps, examinait à la dérobée sa jolie voisine, Ahès. La parenté lointaine entre sa famille et celle des Porspoët avait été resserrée, trois quarts de siècle plus tôt, par le mariage de sa grand-tante, Haude, avec Budic de Porspoët, père d’Edern. Ce mariage avait été hautement désapprouvé par les Tréguidy et avait augmenté encore la haine qui existait entre eux et leurs voisins du manoir de Trenarvan, Ahès n’en était pas moins assez proche parente de Pol. Elle ne lui adressait pas la parole et mangeait du bout des lèvres, portant sans vergogne sur un visage sans défaut, son dégoût profond de s’asseoir à la table des châtelains de Kermoal. De ce visible dédain, le jeune homme s’amusait. Spirituel et gai, il pensait que sa cousine se lasserait assez vite du hargneux mutisme dans lequel elle s’enfermait. Il finirait par la dérider... et saurait peut-être ce qui se passait dans cette gracieuse tête. Effectivement, après une heure de silence maussade, Ahès commença à donner des signes d’ennui. Il se hâta d’en profiter. – Je ne saurais dire, ma cousine, combien je me réjouis de vous voir aujourd’hui parmi nous, dit-il avec un sourire. – Profitez de votre bonheur, mon cousin ! répliqua-t-elle insolemment. Il ne vous sera pas offert souvent ! – Pourtant, votre frère d’adoption devient mon frère... – Miguel peut faire ce qu’il veut, répliqua la jeune fille froidement, cela n’engage en rien ma volonté à moi ! – Ma chère cousine, je n’en doute pas une seule minute. Vous ne reparaîtrez donc plus à Kermoal, mais vous y êtes à l’heure présente. Que cela vous plaise ou non, et il est visible que cela ne vous plaît pas, votre présence ici est un gage de la réconciliation de nos deux familles ! Ahès eut un rire ironique. – Cette réconciliation semble vous réjouir grandement, mon cousin, mais... – Vous n’y croyez pas, acheva-t-il, comme elle s’interrompait. Moi non plus. Un instant décontenancée, elle le regarda avec surprise. – Disons, reprit Pol avec entrain, que cette nuit est une nuit de trêve, ma cousine, et distrayons-nous sans en demander davantage. Vous regrettez sans doute l’existence, certes plus mouvementée, que vous avez menée à Paris ces dernières années ? Le manoir doit vous paraître bien calme par comparaison... – J’aime le changement, dit Ahès. J’aimais Paris... J’aime ce pays aussi. À chaque pas, j’y rencontre des souvenirs... celui de mon aïeule, par exemple, celle dont je porte le nom, la princesse Ahès, fille du roi Gradlon. On dit que je lui ressemble ! Elle avait prononcé ces mots sur un ton de défi, car la légende bretonne ne prête pas à la sombre héroïne de la ville d’Ys une réputation très flatteuse. Pol se mit à rire. – On dit, en effet, qu’elle était très belle, dit-il galamment, mais à part cela, je vous crois plus avisée qu’elle ! Elle a, somme toute, assez tragiquement fini puisqu’elle a été engloutie par les flots. Je ne souhaite pas que la ressemblance aille pour vous jusque-là ! Ahès fronça les sourcils. Elle se moquait volontiers des autres, mais détestait qu’on lui rendît la pareille. – Et n’oubliez pas que cette aimable princesse était, comme la vôtre, ma lointaine aïeule, poursuivit le jeune homme avec bonne humeur. Le différend qui a séparé nos familles n’est venu que par la suite... ce différend que votre père entend effacer aujourd’hui... – Je me demande, remarqua étourdiment Ahès, pourquoi mon père a pris cette décision ? Pol lui jeta un regard aigu. Elle paraissait sincère. Sans doute ignorait-elle à peu près tout des événements qui avaient servi de dramatique prélude à la fête présente. – Peut-être, dit-il avec une feinte insouciance, était-il las de ces querelles familiales ? La jeune fille fit une moue méprisante et ne répondit rien. Il n’était pas facile, songea son voisin, de savoir ce qu’elle pensait ! Élevée auprès de Miguel, avait-elle pour lui une affection fraternelle, ou la beauté, le charme du jeune Espagnol avaient-ils touché son cœur ? Lui vouait-elle seulement l’indifférence d’une nature foncièrement égoïste, ou lui en voulait-elle de lui avoir préféré sa cousine ? Quel accueil ménagerait-elle à Hoëlle ? Pol s’inquiéta soudain. Il adorait sa sœur et redoutait pour elle la lugubre tristesse de ce manoir de Trenarvan qu’on appelait aussi « Ty an Heussa », la « Maison de l’Épouvante », en souvenir d’affreux massacres qui s’y étaient déroulés jadis. La petite fée de Kermoal serait-elle heureuse dans cette sombre demeure ? Il avait confiance en son énergie, en son charme et il appréciait Miguel à sa valeur. Miguel ferait tout pour sa femme bien-aimée et elle parviendrait sans doute à faire la conquête d’Edern de Porspoët, mais réussirait-elle à vaincre l’hostilité d’Ahès, si Ahès décidait de lui être hostile... si Ahès la jalousait ? Il connaissait mal la jeune fille et n’avait pas pensé à cette question plus tôt ; pas plus que lui, ses parents n’y avaient songé, du reste, tant de graves soucis les tourmentaient, et puis, ils étaient sûrs de la tendresse que leur Hoëlle inspirait à tous ! Ahès était-elle capable d’aimer, un jour, sa cousine ? Il essaya de faire parler la jeune fille, de la faire parler d’elle, de ses goûts, de son caractère. En général, interrogée sur ce sujet qui les intéresse plus que tout, elles-mêmes, les femmes, qu’elles soient jeunes ou moins jeunes, sont volontiers intarissables. Mais Ahès échappait à cette règle. Volontairement ou par instinct, ou par dissimulation naturelle, elle ne révélait rien. Par contre, elle faisait preuve d’une intelligence très vive. Elle lisait beaucoup dans la bibliothèque bien pourvue de Trenarvan, très à tort et à travers, certes, mais elle y gagnait un esprit ouvert, cultivé et captivant. Le docteur Mainville, qui avait fait son éducation ainsi que celle de Miguel, s’il se heurtait souvent à la paresse de la fillette qui préférait le jeu à l’étude, lui avait cependant donné le goût de la lecture. Le long repas, finalement, parut court aux jeunes gens. Ahès, déridée, bavardait avec un plaisir certain, et une grande satisfaction de trouver en son cousin un interlocuteur prêt à l’écouter et à l’applaudir. Son amour-propre flatté faisait briller ses yeux bleus et monter une vive couleur à ses joues. Pol, amusé, l’observait du coin de l’œil : cette jeune fille insolente et hardie l’intéressait. Il était d’ailleurs très capable de lui tenir tête. À vingt-sept ans, s’il était resté surtout en Bretagne, il avait cependant rencontré nombre de personnes instruites et il possédait une intelligence ouverte, une instruction approfondie. Il s’était rendu à Paris à plusieurs reprises et si, comme son père, son grand-père et tous leurs amis et parents, il réprouvait formellement les lois iniques de la Révolution, il reconnaissait volontiers la nécessité de maintes réformes. Il savait réfléchir pour lui-même, par lui-même, et sans parti pris. Ahès, cette jeune cousine qu’il n’avait jamais aperçue que de loin malgré la proximité de leurs habitations respectives, représentait pour lui une énigme assez passionnante. Il avait très grande envie de savoir ce qui se passait dans le cerveau d’une aussi charmante figure, et dans un cœur qui se cachait si bien qu’on en venait à douter de son existence. – Qu’il est triste, dit-il comme M. Ely de Tréguidy donnait en se levant le signal de la fin du repas, qu’il est triste de penser que nous ne nous reverrons plus, Ahès ? – Nous ne nous reverrons plus ? répéta-t-elle, surprise et assez vexée. – Sans doute... ne m’avez-vous pas affirmé que la réconciliation entre Kermoal et Trenarvan n’est qu’une feinte ? La trêve est finie, ma chère cousine, la guerre entre nous recommence et, par conséquent, pas plus que moi, vous ne souhaiterez à l’avenir que nous nous rencontrions ! Un instant interloquée, Ahès hésita sur la conduite à tenir, puis finalement se mit à rire. – Vous avez trop d’esprit, mon cousin ! dit-elle. Je ne croyais pas qu’on pût trouver cela chez les Tréguidy ! ajouta-t-elle naïvement. Ce fut au tour de Pol de rire gaiement. – On se trompe parfois, répliqua-t-il. Quoi qu’il en soit, j’ai passé, grâce à vous, des heures délicieuses et je n’aurai garde de les oublier. Je dépose à vos pieds mes hommages et mon respect, ma cousine, et j’ose croire que vous ménagerez à ma petite sœur un amical accueil dans la maison de vos pères ? Ahès se rembrunit. Durant le repas, elle avait tout à fait oublié les héros de la fête. C’est vrai... ils allaient venir au manoir à l’instant ! Ils s’installeraient dans l’appartement qui leur avait été aménagé avec grand soin sous la surveillance de M. de Porspoët... Tandis qu’elle hésitait sur la réponse à donner à son interlocuteur, celui-ci, après s’être légèrement incliné, tourna les talons et s’éloigna. Ahès se mordit la langue de dépit : bien qu’elle refusât de se l’avouer, cet aimable cousin l’intéressait ; son attention l’avait flattée tandis que ses propos la divertissaient. Et voilà que sa dernière phrase tendait à prouver que, s’il s’était occupé d’elle, ce n’était que pour l’inciter à se montrer amicale envers Hoëlle ! « Pourquoi, mais pourquoi donc mon père a-t-il tenu à ce mariage ? se demanda la jeune fille pour la centième fois. Cette sotte petite Hoëlle, il va me falloir la supporter ! Qu’elle ne s’attende pas à ce que je lui ouvre des bras fraternels, par exemple ! et cela malgré la prière de son frère ! Son genre de sainte nitouche ne me plaît en aucune façon et je ne m’en cacherai pas ! Je lui ferai sentir à quel point elle m’exaspère ! Je ne vais certes pas me gêner pour elle, ni pour aucun des Tréguidy, ou de leurs amis qui osent nous traiter de haut ! » Avec irritation, elle se mit en quête de sa belle-mère. Linda, comme elle, ne devait connaître personne dans cette société qui, toujours, avait tenu les Porspoët à l’écart ; elle s’ennuyait sans doute et même si sa compagnie n’offrait pas grande ressource à la jeune fille, du moins celle-ci ne resterait-elle pas isolée. Une pensée soudaine lui fit relever la tête avec orgueil : de toute l’assistance, elle était la plus jolie, la mieux habillée ; ne l’eût-elle pas su d’avance, elle l’aurait lu dans les regards furtifs que les hommes jetaient sur elle. Tous ces fiers messieurs pouvaient bien mépriser les Porspoët, ils n’en admiraient pas moins leur descendante ! Sans peine, elle trouva et rejoignit Linda qui était effectivement seule et morose. – Tous ces gens sont ennuyeux à l’extrême ! dit-elle à la jeune fille. J’en ai plus qu’assez de cette cérémonie ! Je pense que votre père ne tardera pas à s’en aller maintenant ? Miguel et sa femme ont été changer leurs habits de cérémonie. Le sourire que sa vanité avait fait naître sur les lèvres d’Ahès s’éteignit à cet instant, car Miguel, tenant sa femme par la main, faisait sa rentrée dans la grande salle. Hoëlle, radieuse, vêtue d’une simple et charmante robe de voyage, était d’une beauté si touchante, si émouvante, que sa cousine en ressentit un coup au cœur. Jusque-là, elle avait toujours considéré la fille des Tréguidy avec dédain : cette enfant sage, docile envers ses parents, dévouée sans cesse aux malheureux, lui faisait hausser les épaules. Miguel l’épousait, pensait-elle, pour obéir à l’ordre de son père adoptif. Elle s’apercevait soudain que la jeune femme, en tout cas, était douée d’une beauté qui valait bien la sienne, et que la joie rayonnante répandue sur ses traits trouvait un reflet sincère dans les yeux de son mari. La jalousie mordit Ahès de sa dent aiguë. Elle avait assisté aux préparatifs du mariage avec une complète indifférence... L’indifférence, à présent, faisait place à un brûlant ressentiment. Elle n’en raisonnait pas la cause, elle s’y abandonnait avec toute la fougue de sa nature entière et indisciplinée. – Ah ! elle me le paiera ! murmura-t-elle entre ses dents. Et dès ce jour, je lui rendrai la vie intenable ! C’est elle qui l’aura voulu ! Miguel, cependant, s’avança vers Porspoët. – Te voilà, mon garçon ? dit ce dernier. Il est temps, je crois, de laisser nos hôtes se reposer et de rentrer chez nous. – Si vous nous le permettez, répliqua le jeune homme, nous vous rejoindrons à Trenarvan dans quelques jours, Hoëlle et moi. – Dans... quelques jours ? répéta Edern abasourdi. – Oui, je désire emmener ma femme pendant trois semaines faire un voyage. Porspoët demeura sans voix. Que Miguel prit une décision sans lui avoir préalablement demandé son accord, qu’il le mît ainsi, en quelque sorte, devant un fait accompli, le stupéfiait. Le jeune impertinent avait prévu, sans doute, que son père adoptif ne l’autoriserait pas à mettre à exécution un tel projet et il jouait d’audace en venant le lui annoncer en présence d’une compagnie nombreuse qui guettait, attentive sans nul doute, une discussion. Edern conserva suffisamment de sang-froid pour envisager aussitôt le ridicule d’une querelle entre Miguel et lui. Tous ceux qui étaient là en riraient sous cape, avant de se gausser ouvertement. Il domina son irritation et répondit seulement : – C’est parfait, mon ami. Je vais donc prendre congé de mes chers cousins !... Bon voyage à vous deux... mais méfiez-vous : les routes, de nos jours, ne sont pas des plus sûres ! – Je le sais. Ne craignez rien. Le jeune homme s’inclina respectueusement devant Porspoët et Linda, puis devant Ahès qui lui jeta un regard sombre. Il s’en fut ensuite saluer les parents de sa femme. Tout cela fut rapide. Tenant toujours Hoëlle par la main, suivi de Pol qui souriait, il sortit de la salle. Lentement, la vaste pièce se vidait. Edern de Porspoët, quelque peu désarçonné, ce qui lui arrivait rarement, quitta Kermoal à son tour, dans une imposante berline, avec sa femme, Ahès et son ami, le docteur Mainsville.
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