Et tout d’abord, surnageant au milieu de cet océan de boue, il voyait un homme dont l’idée directrice avait dû mener cette intrigue.
Karl Holmutz !
Aucun fait ne le prouvait… Pas même un indice… Le doute persistait en lui… Il n’aurait pu dire si, dans ces trois hommes, il y avait le père et les deux fils…
Mais qui, en dehors de Holmutz, pouvait s’être aperçu de ses assiduités amoureuses auprès de Marthe ? Et à quel autre serait venu le projet d’en profiter ?… Certes, la réputation de Holmutz était intacte, mais ces races allemandes sont faites d’hypocrisie, de fausseté et de mensonge… Tous les moyens leur sont bons, même les plus vils, pour arriver au but qu’elles se proposent.
Et cette intrigue était vraiment menée d’une main experte.
Les inconnus s’étaient bien gardés de l’attaquer de face en venant lui offrir, sans autre ressource dans leur stratégie, de vendre son honneur de Français pour de l’argent.
Ils avaient mieux que cela, dans leur réserve.
Ils obligeraient Beaufort à s*******e, pour sauver Marthe !
Et, crûment, le gros homme l’expliqua, abattant ses cartes :
— M. Beaufort, il ne s’agit plus d’hésiter et de discuter ; l’heure est décisive pour vous et il faut choisir… Vous êtes tombé dans le piège que nous vous avons tendu… et vous comprenez en quelle situation délicate vous vous débattez… Cette situation, nous l’avions prévue, nous la voulions, nous l’avons préparée… Cette fille vous aime, se sacrifie pour vous et pour une rivale, et son sacrifice est d’autant plus généreux qu’elle n’a jamais été votre maîtresse… nous en avons la certitude… Vous êtes venu à la Butte-aux-Cailles pour répondre à l’appel de Marthe Holmutz… et je suis sûr de ne rien vous apprendre en vous révélant que la lettre de cette pauvre femme est fausse… elle a fait partie de notre combinaison… C’était l’appât… Vous y avez couru… c’est très bien… Je vous demande de me livrer la formule de votre explosif. Si vous persistez dans votre refus, nous attendrons patiemment le retour du garde Jodoigne et c’est avec lui que vous poursuivrez cette explication… D’autre part, et par hommage pour la vérité, si vous reconnaissez que votre présence au château n’avait d’autre but que d’y rencontrer Marthe Holmutz… nous vous offrirons de garder inviolable le secret de vos amours de cette nuit, à la condition que vous accepterez notre offre… Autrement, Holmutz sera prévenu du crime de sa femme… et vous et Marthe, vous aurez beau vous débattre dans les dénégations les plus pathétiques, Karl Holmutz ne vous croira pas !… Donc, déshonneur pour déshonneur… puisqu’il faut employer les grands mots qui vous sont familiers, à vous autres Français… nous vous proposons une affaire industrielle… l’achat d’un produit chimique dont vous ne comptiez pas faire profiter votre pays… Cette affaire industrielle, au lieu de la garder sur son terrain propre, vous la transportez ailleurs, vous en changez le caractère, elle devient une question d’amour-propre… de délicatesse… presque de trahison… Car c’est bien là ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Sur ce terrain nouveau, nous vous suivrons donc — nous l’avions prévu, nous avons notre méthode et l’habitude de tout prévoir — et puisqu’il s’agit d’honneur, soit… parlons-en ! Pour sauver votre honneur, il va falloir que vous sacrifiez celui de cette fille… ou celui de cette femme… choisissez ! Si vous acceptez notre offre… quelques heures de travail en commun nous permettront de nous rendre compte de votre formule et de l’appliquer chez nous… et aussitôt notre million vous sera versé en argent français… pour éviter tout soupçon, nous n’exigerons même pas un reçu de votre part… En bonne conscience, vous avez tout à gagner, rien à perdre…
— En bonne conscience… allemande !
— Croyez-moi, M. Beaufort, dit paternellement le gros homme… notre culture vaut la vôtre, à tout prendre… nous la considérons même comme supérieure…
— Les champignons poussent dans le f****r, monsieur, fit Beaufort en s’inclinant.
On entendit, à ce moment, un son lointain de klaxon, au fond de la vallée… Le cri rauque monta, dans le silence des champs, comme une menace… et se rapprocha.
Presque en même temps on distingua le ronflement d’un moteur.
— Une auto, dit le gros homme paisiblement… à pareille heure une auto qui entre au château ne peut être que celle du maître… Karl Holmutz… Il vient à l’improviste, car il est probable que sa femme ne l’attendait pas… Voyez, monsieur, en quel péril vous risquiez de vous trouver… Quant au garde Jodoigne, nous savons où il est, au Bois-du-Curé… près d’ici… Pendant que mes amis resteront auprès de vous pour vous retenir… de force, s’il le faut, je me charge d’aller prévenir Holmutz ou d’aller prévenir son garde de ce qui se passe cette nuit au château… Holmutz ne manquera pas de vous interroger… Jodoigne également… Je vous souhaite de trouver aisément le moyen de leur répondre.
Beaufort, maille par maille, se sentait enveloppé dans l’inextricable filet…
— Acceptez notre offre… faisons l’affaire… Vous exagérez en parlant de trahison envers votre pays… Votre pays n’a rien à voir dans ce qui nous occupe… Nous ne sommes pas en guerre… Nous n’y serons plus jamais… En outre, vous n’êtes pas soldat de profession… Vous êtes chimiste et civil… Vous avez toute liberté de gagner de l’argent avec votre travail et les idées qui sortent de votre cerveau…
— Vous me faites entrevoir des choses auxquelles, dans ma légèreté, je n’avais jamais pensé… et c’est un bien grand service que vous me rendez là…
— En acceptant, vous sauvez ces deux femmes… Refusez, elles sont perdues !
Un douloureux combat se livrait dans le cœur du jeune homme. Pourtant, il n’hésitait pas ! Mais il sentait la haine, une haine formidable, qui naissait, grandissait, l’emplissait tout à coup… La haine contre ces hommes… La haine d’être impuissant… La haine, et tout à la fois, pour Madeleine et pour Marthe, une immense pitié… Il comprenait aussi qu’il y avait là contre lui-même un châtiment. Ce châtiment de tout ce qui avait été jusqu’alors sa vie d’insouciance et de désordre… Toute cette vie se résumait dans l’heure, dans la minute présente, et il n’avait jamais pensé qu’un jour viendrait ou il aurait à se débattre en une pareille détresse… Pour en sortir, il fût mort avec joie si sa mort avait servi à quelque chose.
Il se tourna vers Madeleine :
— Ce sont des misérables et ce sont des ennemis ! Leur vendre ce qui est mon secret, c’est leur donner, en un temps prochain peut-être, contre notre pays, une arme décisive… Madelon, je ne peux pas ! Même pour vous sauver, je ne peux pas ! Vous allez souffrir à cause de moi… Vous allez souffrir et vous êtes innocente… Ces hommes le savent, ils l’ont dit, mais votre père ne vous croira jamais… Madelon, me pardonnerez-vous le mal que je vais vous faire ?
— Ces misérables veulent vous imposer une honte… Ce n’est plus moi que vous défendez, c’est vous… et tout notre pays avec vous… Je serai heureuse de souffrir et fière de savoir que mon sacrifice vous sera utile…
Elle ajouta, en baissant les yeux, toute émue et toute pâle :
— N’êtes-vous pas mon frère ?
— Ma sœur ! sœur aimée je crains pour vous la colère de Jodoigne…
— Il sera fait selon sa volonté !
Simon s’adressa aux trois hommes :
— Vous avez entendu et compris ? Je refuse !
— A votre aise !
Le gros homme sortit. Les deux autres restèrent, l’un devant la porte, l’autre devant la fenêtre. Sans aucun doute, ils étaient armés. Toute fuite était impossible. Il y eut quelques instants d’attente silencieuse… et rien ne troubla, d’abord, le calme de la nuit.
Tout à coup, un coup de sifflet, modulé au loin. Aussitôt, les deux hommes, sans un mot, étranges jusqu’à la dernière minute, se hâtent de sortir et l’on entend leurs pas qui s’éloignent.
Simon Beaufort est libre !
— Adieu, Madeleine, adieu, ma sœur !
Il s’élance vers la porte…
Celle-ci vient de se rouvrir et Beaufort a un cri d’angoisse et de désespoir.
Le garde Jodoigne est là, pâle, les yeux fous.
Il balbutie, dans un sanglot de rage, après un regard sur Simon, sur Madeleine :
— C’était vrai !
Et, brusquement, il épaule son fusil sur Beaufort… et tire à bout portant.
Madeleine s’est jetée sur son père à corps perdu.
Le coup part en l’air et troue le plafond… La chambre est emplie par la fumée de la poudre…
Et comme si cet attentat avait calmé subitement le malheureux, il dépose lentement son arme contre le mur… ses mains tremblent violemment.
— Un homme est venu me rejoindre dans le bois et m’a dit, en courant, sans s’arrêter : « Rentre chez toi, Jodoigne, et tu trouveras ta fille avec son amant ! » Cet homme ne m’avait pas trompé… Et c’est vous, M. Beaufort c’est vous… Voilà comment vous reconnaissez le dévouement le notre famille pour la vôtre et l’affection qu’on avait pour vous… C’est vous qui m’avez pris ma fille !
Il arracha sa cape et la lança violemment par terre.
— Madeleine vient de vous sauver la vie… car sans elle mon coup de fusil vous traversait de part en part… et je le regrette…
Il se rua sur Madeleine qui, tombée à genoux, s’attendait à mourir, les mains jointes et les yeux clos.
Ses deux poings se levèrent sur la jolie tête d’où roulaient jusque sur les épaules et la taille, les cheveux dénoués.
Mais les poings ne s’abattirent pas.
Il était capable de la tuer, peut-être, mais non de la battre.
— Jodoigne, dit Beaufort, ému par cette douleur terrible, votre fille est innocente et je ne suis pas son amant… Je vous le jure, sur mon honneur !
— Sur votre honneur ! ! Ah ! ah ! fit le garde, dans un rire convulsif.
Et voilà qu’un souvenir lui revient.
Il prend sa fille par l’épaule, la soulève, l’oblige à se replacer debout et, penché sur la frêle enfant, sa moustache prise frôlant ce visage d’épouvante, les yeux exorbités :
— Tout à l’heure, quand je suis revenu, pour chercher mes cartouches, tu m’as paru si surprise, si défaite, que j’ai eu peur et que je t’ai crue malade… Tu as bien vu mon inquiétude et au fur et à mesure que je te questionnais, par tendresse, ton trouble et ta gêne augmentaient… Oui, oui, tout cela m’a frappé… mais je ne pouvais pas deviner la vérité… Cet homme était ici, déjà, n’est-ce pas ?
— Oui, père.
— Pour entrer, il avait guetté mon départ ? Et il se cachait dans ta chambre ?
— Oui, père.
— Il se défend d’être ton amant… Il a du moins cette pudeur et il lui reste un peu de courage… Mais toi, toi, tu vas me dire la vérité ? Et puis, non, je ne veux pas que tu parles ! Tout ce que tu me dirais pour te défendre, je n’y croirais pas… misérable ! Toi que j’ai tant aimée ! Toi qui étais ma joie, toute ma joie, mon orgueil… à ce point que j’en devenais bête, quand je me mettais à parler de toi !
Il s’animait. Il la secoua :
— Eh bien, si, je veux que la vérité sorte de toi… Il est ton amant ?… S’il ne l’était pas, que serait-il venu faire chez moi, la nuit, en profitant de mon absence ? Et dans ta chambre encore ! Dans ta jolie chambre dont ta mère prend tant de soins ! C’est là que tu le recevais !… Et dans ton lit ! Dans ton lit aux rideaux blancs…
— Père ! Père ! implorait-elle, terrifiée.
Et de Jodoigne, sa supplication ardente allait à Simon Beaufort.
Elle était à bout de forces. C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
— Jodoigne, je ne puis pas vous laisser plus longtemps accuser votre fille…
— Vous, taisez-vous ! fit le garde avec brutalité.
Puis, se ravisant :
— Vous voulez mentir pour la protéger, et pour vous sauver vous-même ? vous sauver ? Car vous pensez bien que vous ne partirez pas d’ici sans un châtiment. Soit, je vous écoute. Quel mensonge inventerez-vous ? Que faites-vous chez moi ? Pourquoi vous cachiez-vous de moi ? Voyons, à votre tour, parlerez-vous ?
— Je ne puis pas vous dire pourquoi je suis venu !
— Pardieu ! Je m’y attendais !
— Pourtant, de nouveau, je vous le jure, je n’étais point au château pour elle…
— Alors, pour qui ?… Dites vos mensonges jusqu’au bout et soyez infâme jusqu’au bout !… Pour défendre votre maîtresse, vous allez détourner mes soupçons sur une autre ?… Ce qui vous a conduit au château, c’est votre besoin d’amour… Et deux femmes pouvaient, seules, vous y attirer… ma fille… et la femme de mon maître… Déshonorez Mme Holmutz, qui n’est pas là pour vous répondre… c’est d’un grand cœur, et vous montrez une grande bravoure.
— Mme Holmutz est aussi innocente que votre fille… Elles n’ont rien à se reprocher ni l’une ni l’autre… Toutes deux sont dignes de votre affection et de votre respect… J’ai été attiré au château par un guet-apens… par une lettre qui m’y donnait rendez-vous…
— Montrez-moi cette lettre !…
— Elle était fausse… Je vous ai dit qu’on me tendait un piège.
La colère de Jodoigne était maintenant d’autant plus redoutable qu’elle était plus silencieuse et contenue. Les traits crispés du visage révélaient la violence prête à tout.
— Fausse ou vraie, montrez-moi cette lettre… Ce sera votre justification.
— Je ne l’ai plus.
— Qu’en avez-vous fait ?
— Je l’ai déchirée…
Le garde ricana :
— C’est bien malheureux… convenez-en ! Elle m’aurait peut-être convaincu !
— C’est la vérité… Des hommes m’attendaient, aux environs… j’ai dû les fuir… Madeleine m’a sauvé…
— Je ne vous crois pas !
Une voix faible s’éleva du fond de la salle… bien tremblante et bien douce :
— Père, écoutez-le… écoutez-nous !… Il dit la vérité…
Jodoigne passa les poings sur son front, pour en écarter la crise de folie.
— Eh bien, quoi ? Quoi encore ? Achevez vos mensonges, tous les deux !
— Ce ne sont pas des mensonges, Jodoigne…
— Donnez-moi une preuve.
— Je ne puis vous la donner…
On vit Jodoigne tout à coup prendre une tige de fer terminée en spatule qui se trouvait sur une planche clouée au mur.
D’un coup de pied, il raviva le feu qui couvait sous la cendre et il y jeta l’instrument singulier. Beaufort et Madeleine le regardaient faire sans comprendre. Du reste, le garde s’éloigna de la cheminée et parut ne plus se préoccuper de ces préparatifs bizarres.
— M. Beaufort, je regrette de ne pas vous avoir tué tout à l’heure… Mais ce qui est fait est fait. Et ça vaut mieux que vous restiez vivant, parce que j’aurais dû expliquer votre mort et faire connaître la honte de ma fille à tout le monde… Pourtant, vous avez a***é de sa jeunesse… Vous êtes venu apporter chez nous la vie de honte que vous menez à Paris… bien connue… dont j’ai rougi pour vous, moi qui suis le vieux serviteur de votre famille… Ma fille a été le jouet de votre caprice, et un peu de distraction imprévue dans votre désordre… Une fille saine et jolie de la campagne vous changeait de vos poupées parisiennes… Je ne vous le pardonnerai pas. Je ne vous le pardonnerai jamais… Comme bientôt vous ne vous rappellerez plus la nuit d’aujourd’hui et que notre désespoir vous sera devenu indifférent… comme les larmes et l’amour de cette enfant que vous abandonnerez demain, et ma colère, à moi, ne seraient bientôt plus chez vous que des souvenirs qu’il ne vous déplairait point sans doute d’évoquer à l’occasion, dans vos heures d’ennui… je veux que vous emportiez sur vous une marque qui signifiera, tant que vous vivrez, que vous avez manqué d’honneur…
Alors, avant que Beaufort eût compris, avant que Madeleine se fût douté, un drame inouï se passe… en quelques secondes… avec la rapidité de la foudre qui s’abat.
Jodoigne a saisi la tige de fer, dont la spatule a rougi à blanc dans le foyer.
D’une main dont la force d’athlète se centuple de toute sa rage amoncelée et, malgré la lutte qui s’engage, il a arraché la manche de Beaufort.
Et il applique la spatule sur l’épaule gauche…
Un grésillement… Une odeur de brûlure, brûlure d’étoffe et de chair…
Un hurlement de Simon qui se tord…
Et c’est tout !
— Père ! Père !… Je suis innocente…
Madeleine s’évanouit d’horreur.
Dans le long moment qui suit, Beaufort ne sait plus ce qui se passe… il est fou…
C’est dans un cauchemar qu’il entend la voix rude du garde :
— M. Beaufort… puisque vous vous êtes conduit envers nous comme un homme sans croyance et sans foi, vous pouvez aller maintenant dans la vie… l’épaule flétrie de la marque de mes chiens…
Beaufort sanglota soudain de honte, de rage, de douleur. Il mit longtemps à reprendre un peu de sang-froid…
— Jodoigne, vous n’avez pas cru à ma parole… Je suis un honnête homme… Je vais vous infliger un éternel remords… Je ne suis pas l’amant de Madeleine et je n’ai jamais pensé à faire d’elle ma maîtresse… Vous venez de me châtier, férocement, d’une faute que je n’ai pas commise…
Madeleine revenait à la vie.
Elle se traîna à genoux jusqu’auprès de Jodoigne, implacable.
— Je l’aime, père… Oh ! je l’aime…
Il la repoussa, la faisant chanceler.
— Je l’aime, père, il le savait… je n’avais pas pu le lui cacher, et s’il m’avait demandé d’être à lui, je lui aurais appartenu, car j’étais sans force et sans volonté lorsqu’il était près de moi… Père ! Père !… Il m’a parlé comme un frère, avec une bonté, une pitié infinie… Il m’aurait dit : « Quitte ton foyer, suis-moi ! » Je l’aurais suivi… Père ! Père ! il ne l’a pas voulu !
Simon murmurait :
— Ne le suppliez plus, Madeleine… Il ne vous croira pas…
Mais, dans le délire de son désespoir, elle poursuivait :
— Père, voici ce qu’il me disait… Oh ! toutes ses paroles de tendre reproche, parce qu’il me voyait faible ! toutes ses paroles fraternelles !… Ecoute, père… « Il ne faut pas que vous m’aimiez… Je ne suis pas digne de votre joli amour… Il faut le réserver pour celui qui vous apportera sa probité et sa protection en échange de toute votre vie que je désire droite et heureuse… Madelon, il arrivera un jour où vous vous rappellerez, avec une émotion reconnaissante, ce qu’il me faut beaucoup de courage pour vous dire ce soir ! » Et parce que je pleurais, il m’a embrassée… et j’ai toujours son b****r là, sur mon front !… Père, vous devriez lui demander pardon, à genoux… à genoux…
Jodoigne restait sombre et incrédule.
— Jodoigne, dit Beaufort, les chiens de votre chenil sont marqués de la première lettre du nom de votre maître : H… C’est une habitude qui n’est pas française et qui a dû vous surprendre… En imprimant cette lettre sur mon épaule, vous avez voulu m’infliger une flétrissure… Pourtant, Jodoigne, je ne vous en veux pas… Vous avez obéi à votre colère, à la violence irréfléchie de votre caractère, et votre ressentiment pouvait paraître légitime… L’apparence était contre Madeleine et contre moi… C’est votre excuse… Mais je me vengerai… Je me vengerai non de vous… de ceux qui ont agi dans l’ombre… Je ne les connais pas… je n’ai point de preuves… Je ne fais que soupçonner… Ceux qui étaient là tout à l’heure — car ils étaient là, Jodoigne, chez vous, où ils m’avaient poursuivi — je ne sais si je les reconnaîtrai un jour… mais si ce jour arrive, je ne pardonnerai pas…
Il se dirigea vers Madeleine, l’attira contre lui :
— Adieu, sœur !
— Adieu, frère ! ! !
Il sortit dans se retourner et, quand il fut dehors, l’air frais de la nuit calma sa fièvre. Il fit quelques pas dans l’étroit sentier qui, de la maison du garde, laquelle était aménagée au rez-de-chaussée d’une vieille tour dont les étages étaient encore habitables, conduisait jusqu’à la grande avenue.
Ses tempes battaient… ses oreilles bourdonnaient… ses yeux étaient troubles…
Voilà pourquoi il ne vit pas trois ombres qui semblèrent se détacher de la maison, se soulever, sous la fenêtre, pour disparaître.
Et voilà pourquoi, non plus, il n’entendit pas trois rires étouffés, contenus, qui se noyèrent aussitôt dans le frémissement des arbres…