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2019 Mots
2 Dès que je me trouvai dehors, je m’aperçus qu’il tombait une pluie glaciale et que je n’avais pas de pardessus. « La serge est peut-être plus longue à se mouiller que les autres étoffes, mais une fois qu’elle l’est, elle est aussi plus longue à sécher », pensai-je. Tout le monde avait un pardessus, sauf moi. Ce que je redoutais le plus : attirer l’attention par une anomalie vestimentaire, se produisait donc. Je faillis remonter chez Georget. Je ne le fis pas. Mon départ m’avait coûté trop d’efforts pour le remettre en question. Je me dirigeai vers le Luxembourg. Après tout, cette pluie m’assurait une certaine sécurité, car il semblait bien improbable qu’on me recherchât par un temps pareil. J’allai à pied jusqu’à la rue Soufflot. Comme toujours, j’avais manqué d’expérience. Je m’en rendais compte au moment où je me mêlais à la foule. Il n’y a rien de plus dangereux que de s’en tenir à l’écart, même très peu de temps. Dans ma chambre de la rue de Sèvres, j’avais grossi les dangers à un tel point que le seul fait d’aller voir des amis m’avait paru d’une audace extraordinaire. Je n’avais voulu rien prévoir, rien préparer. Écrire, recevoir des lettres, établir des projets, tout cela m’avait paru plein d’embûches, tandis que d’aller comme je le faisais à présent chez un ami sans l’avoir averti, sans qu’il sût même que j’étais à Paris, me paraissait au contraire une garantie de sécurité. Cela comportait néanmoins des désagréments. Comme il eût été plus agréable, sous cette pluie, de me savoir attendu ! Si je ne trouvais personne, si à la fin de la journée je n’avais toujours pas d’abri, où me cacherais-je ? N’allais-je pas risquer de me faire ramasser bêtement par une patrouille ? Enfin j’arrivai devant la maison de la rue Gay-Lussac où habitait Guéguen avec sa mère. Elle était lugubre et hostile sous la pluie. Bien qu’il fît jour, certaines fenêtres étaient éclairées. J’avais l’impression que les locataires étaient repliés sur eux-mêmes avec leurs soucis de nourriture et de chauffage. Je m’abritai dans une encoignure et je regardai longuement cette maison. Enfin, je m’engageai sous la voûte, mais j’avais à peine fait quelques pas que je m’arrêtai net. Deux hommes parlaient au concierge. Ils me firent peur. Ils avaient visiblement l’attitude de policiers qui viennent prendre des renseignements. Je ressortis immédiatement. Je dus me retenir pour ne pas courir. Je tournai dans la rue des Ursulines. Là, ce fut plus fort que moi, je ne pus m’empêcher de courir. Enfin, je m’arrêtai. Personne ne m’avait suivi. Je m’abritai sous un store où se trouvaient déjà une femme et un enfant. Cette présence me fit du bien. On pouvait croire que nous étions ensemble, que j’étais un homme bien inoffensif, un père, un mari. Une heure plus tard, je retournai rue Gay-Lussac. Les lumières étaient éteintes. Je m’arrêtai devant la porte cochère et, scrutant l’intérieur du couloir, je m’assurai que les deux hommes étaient partis. Je n’étais pourtant pas complètement remis. Il fallait que je parle à la concierge. Je lui dis que j’étais venu tout à l’heure, que je l’avais vue en conversation avec deux messieurs, que je n’avais pas voulu la déranger, que j’en avais profité pour faire une course. Comme elle ne disait pas ce que je voulais savoir, je répétai que je l’avais vue avec deux messieurs, mais en souriant cette fois, en prononçant ces derniers mots de façon à laisser entendre que je me doutais qui ils étaient. La concierge sourit à son tour. « Oh ! non, dit-elle, ce n’est pas ce que vous croyez. » Cette réponse me fit une excellente impression. La concierge était donc comme tout le monde, elle n’aimait pas la police. C’était de bon augure qu’elle ne s’en cachât pas vis-à-vis d’un inconnu. René Guéguen était un garçon que j’aimais beaucoup. Je l’avais connu à Montparnasse au temps où je suivais des cours de peinture à l’Académie suédoise. Il habitait déjà cet immeuble lugubre, d’apparence banale, mais dont les quatrième et cinquième étages formaient un appartement avec atelier d’artiste très agréable. Il adorait sa mère et il était persuadé qu’à cause d’elle, il ne s’était pas marié, ce dont je me permets de douter. Lorsque j’eus longuement raconté mon évasion, sans faire allusion cependant à sa partie dramatique, et en éprouvant déjà une légère difficulté à faire passer mes aventures pour toutes récentes, Guéguen me conduisit dans l’atelier. Le soir, quand je fus seul, je me sentis pour la première fois depuis septembre 39, date de mon appel sous les drapeaux, dans une atmosphère de temps de paix. Assis dans un grand fauteuil de velours grenat à côtes, je regardais l’atelier qu’une lampe de chevet éclairait faiblement. Une odeur familière de térébenthine, qui me semblait un parfum rare, flottait dans l’air. Je me plaisais toujours dans l’atelier. Pour une raison enfantine, je m’y sentais beaucoup plus en sécurité que rue de Sèvres. En cas de nécessité, il était possible de se sauver par les toits. Le seul inconvénient pour moi était d’être beaucoup mieux installé que mes propres hôtes. Le logement qu’ils habitaient à l’étage au-dessous et qu’un escalier intérieur reliait à l’atelier était tout petit. Quoi qu’en dît Guéguen, une situation moins privilégiée eût été plus durable. Cette pensée gâtait mon plaisir. Je me consolais en me disant que j’étais dans une situation qui méritait des égards. J’avais brillamment combattu. Le 10 juin, j’avais été proposé pour la croix de guerre et, sans la défaite, je serais décoré à l’heure qu’il est. Ensuite, je m’étais évadé. Guéguen était assez sensible à toutes les distinctions officielles pour s’en rendre compte. Si moi, je n’attachais aucune importance à mes titres, lui, il en appréciait la valeur. Je m’enfermais à clé tous les soirs, mais comme je ne voulais pas que mon hôte s’en aperçût, je dormais mal, me réveillant plusieurs fois en sursaut, craignant qu’il ne fît jour, car je voulais ouvrir la porte avant son arrivée. À part ce détail, j’étais beaucoup mieux que rue de Sèvres. Je n’avais plus cette sensation de me trouver au fond d’un cul-de-sac. Très vite, malheureusement, cette sécurité me parut insuffisante. Beaucoup de choses pouvaient être faites, beaucoup de détails mis au point. J’examinai les toits avec attention. Je constatai que ce qui m’avait tant rassuré était en réalité insuffisant. Il était impossible, sans une corde, de passer d’une des fenêtres de l’atelier sur le toit de la maison de quatre étages se trouvant à cinq mètres au-dessous. Avec ce défaut d’appréciation exacte qui caractérise une première impression, je m’étais vu sautant sur ce toit à la moindre alerte, mais la difficulté qui m’avait paru inexistante me semblait à présent énorme. Je me mis en tête de me procurer une corde et de l’accrocher à un piton extérieur de façon qu’elle fût déjà en place. Mais des fenêtres qui, plus loin, donnaient également sur ce toit, on pourrait s’en apercevoir. Et fait plus grave encore, Guéguen, en mettant le nez dehors, pouvait se demander ce que cette corde faisait là. Quant à l’ôter et à la remettre sans cesse, c’était une précaution dans le genre de celles qu’on néglige à la longue. Quand j’eus décidé de l’accrocher quand même, une nouvelle difficulté surgit. Comment me procurer cette corde ? Les commerçants s’étaient moqués de moi. Il y avait belle lurette que le dernier mètre de corde avait été vendu. Je m’imaginai alors que j’en trouverais chez des voisins. Mais la pénurie de tout était si grande, les objets les plus hétéroclites avaient acquis une telle valeur que personne ne voulait se séparer de rien. Quoi qu’on demandât, la réponse était invariablement négative. Des ficelles traînaient dans l’atelier. Mais même roulées ensemble, elles eussent été trop minces et je me fusse coupé les mains. Quand on passe des journées entières à s’ennuyer, on finit, pour le seul besoin de s’occuper, par faire des choses qu’on s’était dit qu’on ne ferait pas. Je tressai tant bien que mal ma corde, et je l’attachai au piton du volet, la dentelle de fonte de la barre d’appui risquant de se casser comme du verre. Pendant quelques jours, cette simple corde me donna une extraordinaire sensation de sécurité. Rien ne me rendait plus confiant que cette possibilité de fuir d’une façon que personne ne soupçonnait, car qui eût pu supposer que d’un cinquième étage, je pouvais m’échapper par la fenêtre ? Mais une nouvelle inquiétude ne tarda pas à m’envahir. Une fois sur le toit, était-il possible d’aller plus loin ? La nécessité de me rendre compte de la topographie des lieux, de faire en quelque sorte une répétition de ma fuite, m’apparaissait de plus en plus nécessaire. Il ne fallait pas songer à interroger les gens sans prendre des précautions infinies. J’essayai de me lier avec le concierge de l’immeuble voisin. Je ne pus y parvenir car il n’y avait absolument aucune raison pour que nous échangions plus de deux ou trois paroles de suite. Je songeai sérieusement à descendre un soir par cette corde sur le toit. Mais je renonçai très vite à ce projet de crainte qu’un incident quelconque ne se produisît et que la corde, si elle était suffisamment solide pour me permettre de descendre, n’offrît pas assez de prise pour remonter. Il eût été vraiment ridicule que je me fisse prendre au cours d’un exercice en vue d’une fuite éventuelle, exercice sans aucune utilité immédiate. Le lendemain, il m’apparut cependant qu’il était plus sage de tenter cette expédition. Je me trouvais donc toujours aux prises avec les mêmes hésitations ! Dès qu’une précaution ne me semblait pas d’un intérêt urgent, j’hésitais à la prendre. Après, quand il était trop tard, il ne me restait plus qu’à regretter ma pusillanimité. Depuis que j’étais à Paris, j’étais redevenu malgré moi assez semblable à l’homme que j’avais été avant la guerre. J’avais repris certaines habitudes. Autant il m’avait semblé naturel de me mettre à courir au moindre danger quand je me trouvais en Allemagne ou en Belgique, autant cela m’eût semblé anormal rue Gay-Lussac, rue de l’Abbé-de-l’Épée, rue du Val-de-Grâce, rue Denfert-Rochereau. Il fallait donc, si je tenais vraiment à ma peau, que je me fisse violence, que la vie familiale que je venais de retrouver ne me laissât pas perdre de vue que je devais défendre mon existence comme un vulgaire bandit. Un soir sans lune, je me décidai à aller reconnaître le chemin que je pouvais être amené à emprunter. Caché dans quelque ville lointaine, je n’eusse pas hésité à le faire. Pourquoi en eût-il été autrement dans ma ville natale ? Vers onze heures du soir, j’ouvris la fenêtre. La nuit m’effraya quelques secondes, tant le contraste était grand entre cet atelier confortable et ce trou noir où le vent soufflait avec violence. Décidément, quelque chose en moi était cassé. Je n’étais plus l’homme qui s’était évadé d’Allemagne et qui, pendant vingt-trois jours, avait encouragé ses camarades. Malgré toute sa force de caractère, un homme ne saurait rester indéfiniment en état d’alerte. J’avais peur d’être pris pour un vulgaire cambrioleur. Je raisonnais trop. Ce que je me proposais de faire ne m’apparaissait pas tellement indispensable. Mon projet avait quelque chose de théorique. Je sentais que si je m’abandonnais dans cette voie, mille autres gestes avaient autant de raison d’être faits. Je m’efforçais de penser à autre chose afin de retrouver la fraîcheur du bon sens ; était-il sensé ou non de descendre la nuit sur ce toit ? Était-ce utile ? « Oui », m’écriai-je brusquement et, sans réfléchir une seconde de plus, j’escaladai la barre d’appui et me fiant uniquement à la force de mes poignets je me laissai glisser sur le toit. Je me couchai immédiatement à plat ventre car mes souliers, sur le zinc, avaient fait un bruit que je n’avais pas prévu. J’étais redevenu l’homme courageux que je suis. Je constatai avec une joie immense que j’étais prêt, à présent, à accomplir n’importe quel acte pour me défendre, à quitter s’il le fallait à l’instant même et dans l’état où je me trouvais, l’atelier de Guéguen.
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