Invisibilité
Quelque part sur l’île d’Ellesmere, dans l’océan arctique, non loin du Nunavut, seul un garçon inuit ose se promener. Debout à l’arrière de son traîneau à chiens, il donne l’impression de flâner entre les nombreuses dunes blanches dispersées de part et d’autre. Or, ce jeune garçon est à la recherche d’un endroit bien précis qui lui est pourtant encore totalement inconnu.
Personne ne vit dans ce coin de l’île. L’endroit est complètement désertique, enneigé. Le vent et le froid sont les pires ennemis pour le corps humain. Résidant au pôle Nord, dans la localité de gris Fiord, Arenui doit s’acclimater à des phénomènes climatiques bien particuliers. L’un d’eux, est dû à l’inclinaison de l’axe de la terre qui plonge dans l’obscurité toute sa population durant tout le mois de décembre. Puis au mois de juin, ils peuvent enfin profiter de vingt-quatre heures de soleil par jour. Le second phénomène, qu’Arenui apprécie plus particulièrement, et qu’il attend avec impatience quand approche le printemps ou l’automne, peu après la tombée de la nuit, est les aurores boréales. Ce spectacle féerique existe grâce à des particules solaires qui, en traversant l’atmosphère terrestre, se colorent de vert et de rose.
Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le jeune garçon a décidé de partir ce jour-là. Cela fait une petite semaine que le printemps est arrivé. Accroché à l’arrière de son traîneau tiré par ses neuf meilleurs chiens, Arenui glisse sur la glace depuis maintenant plusieurs jours. Sa fine silhouette est difficile à dissimuler tant elle est grande. Ce brun aux yeux vert-émeraude mesure plus de deux mètres. Et pourtant un coup de vent trop v*****t pourrait laisser à penser qu’il s’écroulerait au sol en un rien de temps.
Par ce froid glacial, le jeune garçon porte la tenue traditionnelle des Inuits. En caribou, son vêtement très large a deux épaisseurs dont l’une est portée directement sur sa peau côté fourrure pour la douceur, et l’autre par-dessus la première. Sur sa tête grâce à un capuchon bien ajusté sa vue n’est pas obstruée. Des mitaines en peau de phoque lui protègent les mains laissant apparaître les deux dernières phalanges des doigts. Le pantalon de couleur écrue a la fourrure tournée du côté extérieur. Ses chaussures ont au moins quatre couches d’épaisseur. Cette tenue a été conçue sur mesure par son Maître, qui depuis son enfance l’a entraîné aux arts martiaux. Voilà maintenant onze ans que ce vieux Maître chinois est venu le chercher chez ses parents dans un coin perdu de l’île. Aujourd’hui, Arenui a seize ans. Il est enfin prêt à se rendre dans le temple pour lequel il s’est préparé durant toutes ces années.
Pour dormir, le garçon fabrique avec habileté un igloo arrondi comme il a si bien appris à le faire. À l’intérieur, un banc lui aussi maçonné de ses mains, est recouvert de deux couvertures en peau de caribou. Les chiens creusent de petites galeries dans l’épaisse couche de neige afin de se protéger du froid. Depuis son départ, Arenui a pris soin de ne pas s’éloigner du lac qui passe à travers toute l’île. Tout en faisant très attention, il creuse aux heures des repas un large trou pouvant atteindre près d’un mètre de profondeur afin d’y pécher quelques poissons pour lui et sa meute.
À certains moments, Arenui se sent vraiment seul, isolé. Il n’a personne à qui parler, personne à qui raconter les heures qu’il a passées à traverser ce désert blanc. Parfois, il se surprend à raconter à ses amis à quatre pattes des histoires que sa mère prenait soin de lui conter avant de s’endormir. Des légendes sur son peuple qui réussissent à traverser les âges depuis de nombreuses générations.
Au petit matin, Arenui après avoir avalé deux poissons, et quelques petites portions de neige afin de se désaltérer, prend bien soin d’atteler ses chiens, son plus fidèle compagnon-chef de la meute à l’avant, seul. Le garçon compte sur lui pour le guider jusqu’au temple. Ses espoirs sont vite récompensés, car un stupéfiant igloo, l’attend planté au beau milieu d’un tapis blanc sans montagnes aux alentours. S’en approchant peu à peu, Arenui pense reconnaître au loin un ours polaire magnifiquement blanc. Les chiens protestent contre cette présence en s’agitant quelque peu dans tous les sens. Grognant même.
Désireux d’éviter une forme d’agression entre eux et l’animal à épaisse fourrure, le jeune garçon se dépêche d’aller détacher ses chiens. Il manie avec agilité les rênes qui les retiennent. Accroupi devant Nucky, il lui caresse les joues en expliquant rapidement :
— J’ai encore un petit travail pour toi. Il faut que tu ramènes tout le monde au village. Je compte sur toi ! Pour vous, la route s’arrête ici.
Arenui jette un rapide coup d’œil en direction de l’igloo, puis vers l’ours qui continue de s’avancer dans sa direction.
— Allez, partez maintenant !
Nucky après un petit coup de tête amical dans le creux de la main de son maître se met à aboyer afin de donner l’ordre à ses compagnons de le suivre. C’est ainsi qu’Arenui voit disparaître ceux qui l’ont aidé à venir jusqu’ici. Il conviendrait mieux de dire « nulle part ».
Se retournant en direction du temple, le jeune garçon se retrouve nez à nez avec l’animal. Légèrement surpris, il sursaute. Malgré l’habitude d’en apercevoir non loin de son village, Arenui reste subjugué par son envergure, sa prestance, sa noble allure. Aussi grand que fort, l’animal plonge son regard dans celui du jeune visiteur. Comme une coïncidence, il remarque que l’ours a lui aussi les yeux couleur émeraude.
Sans perdre de temps, l’animal tourne le dos à Arenui et s’en retourne vers le temple. Arenui n’en attendait pas moins, il n’allait tout de même pas l’inviter par la parole à le suivre. Sans qu’on le lui ordonne, le jeune garçon suit les larges et profondes traces de pas incrustés dans la neige. Alors qu’ils progressent en direction de l’igloo, un blizzard d’une forte puissance s’abat de plein fouet contre leur visage. Le vent, le froid qui gèle la peau, le brouillard qui coupe net la vision à moins de cinquante centimètres accentuent la difficulté de se diriger vers le temple. Arenui tente de protéger comme il peut sa peau. Seuls ses yeux ne sont pas cachés, il a beau les plisser au maximum, les bourrasques de neige fondue parviennent à obstruer sa vue. À sa grande surprise, l’ours polaire n’a pas l’air incommodé par ce changement de temps. C’est tout simplement qu’il achemine ses pas en direction du temple.
Il lui aura fallu une bonne heure pour atteindre l’entrée du sanctuaire. Cet abri construit en bloc de neige a la forme d’un dôme. Pour entrer, Arenui doit passer par un petit tunnel à peine plus large que son corps. L’intérieur a l’air d’être dans une totale obscurité. Croyant suivre son guide, le jeune garçon comprend très vite que désormais il est seul. Seul face à l’inconnu. Soudain, le sol se met à trembler, de tout petits blocs de neige lui tombent sur la tête. Arenui va devoir accomplir sa première épreuve.
À bout de souffle et fier d’avoir réussi toutes ses épreuves physiques, Arenui est de nouveau rejoint par l’ours polaire. Une fois encore son regard plonge dans celui du jeune garçon. Ce regard rempli de fierté et de tendresse indique qu’il est maintenant temps de le suivre à nouveau. Au fond de la salle, Arenui remarque un autre petit tunnel. L’animal doit baisser légèrement la tête pour passer.
Une fois à l’extérieur, Arenui, observe les alentours. Dans un ciel bleu clair virant presque au bleu foncé et annonçant la nuit, deux lunes blanches brillent sans aucun nuage autour d’elles. L’air est de plus en plus frais, le vent glacial frappe une fois de plus le jeune garçon au visage.
L’animal bien protégé par sa fourrure épaisse est peu incommodé par ces bourrasques glacées, il avance en direction d’un second igloo construit droit devant eux.
Beaucoup plus grand que le précédent et en forme de dôme, deux statues sont juchées sur leur socle de part et d’autre de l’allée centrale. Chacune représente un ours polaire blanc. Dressées sur leurs deux pattes, on peut distinguer facilement sur l’ours de gauche sculpté en grosses lettres sur son torse le mot « YIN ». Sur son socle est peint son symbole, un demi-cercle sinueux noir avec un point blanc. Le second ours blanc celui de gauche a lui le mot « YANG » sculpté sur son torse. Ainsi que sur le socle son symbole peint, un demi-cercle sinueux blanc avec un point noir. Alternativement, la couleur de chaque symbole change, le « YIN » devient un demi-cercle blanc avec un point noir, et le « YANG » un demi-cercle noir avec un point blanc. Et cela sans interruption tout comme le temple du dragon et le temple de la licorne.
Rejoint rapidement par un petit homme mince aux yeux bridés, Arenui attend patiemment sans bouger. Tapi dans l’ombre du vieil homme, l’ours blanc suit ses pas d’une démarche silencieuse.
— Bonjour, jeune élu. Vous voici arrivé au temple de l’ours polaire.
— Heu… oui bonjour.
Toute cette frénésie dans les paroles du vieil homme perturbe notre jeune ami. Encore sous le choc de ses deux épreuves, il se demande : quelle sera la troisième ? Il ouvre la bouche pour parler, mais son interlocuteur plus rapide le devance :
— Il me reste une question à vous poser avant de continuer.
La forme de sa bouche prend une tout autre tournure. Ses mots ayant été coupés trop vite, il répond d’une manière assez incompréhensible un petit « oui ».
— Pour continuer, vous allez devoir accepter qu’un être cher disparaisse. Sinon je ne peux vous laisser recevoir votre pouvoir. Elle est votre troisième épreuve.
Arenui avait entendu parler une fois de cette sorte de condition. Il voulait se persuader depuis le début qu’elle n’était que fabulation de la part de son Maître. Au fond de lui, il espère que ce ne sera pas son père, homme pour qui il a toujours eu une grande considération, aimé, respecté et qui lui a tout appris. Avant d’accepter, il se répète sans cesse le nom de son Maître resté au village auprès de sa famille pour les rassurer sur son départ précipité et pourtant bien préparé.
— J’accepte. Je veux continuer. Je veux participer au grand tournoi.
— Bien, dans ce cas tu vas pouvoir à présent recevoir ton pouvoir d’Invisibilité.
Au-dessus du jeune garçon, le haut de l’igloo se met à fondre. L’eau coule le long des parois restées intactes. Le ciel devenu noir bleuté laisse se former une magnifique aurore boréale. Brillant de mille feux, éblouissant les yeux du garçon, la lumière se met à descendre sur lui, l’enveloppant de tout son être. Arenui est sous le charme. Il ne parvient pas à garder les yeux ouverts, les couleurs lui brûlent la cornée. Mais il veut observer, il ne veut rien manquer de ce phénomène qu’il a toujours tant adoré. N’en pouvant plus, le garçon se laisse tomber au sol pour finir par disparaître derrière un rideau de couleurs qui ont fusionné. Quelques petites minutes passent, l’aurore boréale disparaît, le haut du dôme se reconstruit, le vieil homme toujours présent dans la salle attend les bras croisés.
Arenui, épuisé, par toute cette pression au moment de recevoir ses pouvoirs, tente de se relever. Fébrilement, il appuie une main au sol afin de s’aider à se redresser. À ce moment-là, il se rend compte d’un changement sur sa tenue. La parka qu’il portait jusqu’alors est devenue blanche. La fourrure ressemble étrangement à la fourrure de l’ours qui reste toujours à l’arrière du vieil homme. Ses mitaines sont devenues blanches. Dans une partie du pan de mur, un carré de neige a complètement gelé, permettant au jeune garçon en se regardant comme dans un miroir de réaliser que sa chevelure aussi est devenue blanche. Avec ses mains tremblantes, Arenui parcourt le haut de son crâne jusqu’au bas de ses pieds.
Au même moment, à l’entrée du temple en forme d’igloo les yeux des deux ours s’illuminent. Les socles sur lesquels ils sont dressés se rapprochent l’un de l’autre. Les symboles « YIN YANG » se rejoignent pour ne plus former qu’un cercle au centre des socles scellés. Le sanctuaire est définitivement fermé. Plus personne ne pourra entrer dans le temple de l’ours.
Le petit homme le regarde avec un large sourire bridant son regard de façon exagérée.
— Ai-je reçu… comment dire… ?
— Vos pouvoirs, dit le vieil homme en lui coupant la parole.
Arenui acquiesce de la tête. Il n’ose plus parler. Ses pensées vont à son père qui comme il a été convenu en arrivant ici risque de mourir au moment où il obtiendra ses pouvoirs. Secrètement, il souhaite que tout cela n’arrive jamais et que le nom de son Maître répété plusieurs fois dans sa tête ait été retenu.
— Bienvenue dans votre Nouveau Monde, Arenui. Allons dans l’autre pièce, je vous expliquerais ce qu’il faut faire.
Le jeune garçon, sorti de sa rêverie, suit son nouveau compagnon dans une salle située à leur droite. Un autre tunnel a traversé à quatre pattes et les voilà dans l’autre salle dans laquelle huit cadres fabriqués avec de la neige sont exposés sur les parois des murs. En se redressant, Arenui remarque que deux d’entre eux ont des inscriptions. D’un pas décidé, il se rend devant le premier sur sa gauche. Le mot « France » est écrit, toujours avec de la neige sous ce cadre. Au centre est inscrit « Chêne à Pan » ainsi que son symbole dessiné en arrière-plan. Arenui levant un sourcil se demande qui peut bien porter un tel nom. Ensuite, au niveau du sixième tableau est inscrit comme sur le premier : « Asie ». Puis, au centre est noté le nom « La Dame Blanche » avec son symbole le dragon. Secouant sa tête de gauche à droite, Arenui se dit que des gens vivants quelque part sur cette terre portent vraiment des noms curieux !
—Qui sont ces personnes ? demande le jeune garçon.
— Deux élus comme toi, qui ont déjà réussi à obtenir leur pouvoir. Maintenant, c’est à ton tour d’indiquer ta présence dans ce temple.
— Comment ?
— Il te suffit de trouver un surnom te représentant, explique le vieil homme. Ensuite, pose ta main au centre du cadre et tu le verras apparaître.
Arenui réfléchit quelques secondes en se grattant le menton. C’est une manie qu’il a empruntée à son père quand il était encore petit, pendant qu’il l’observait réfléchir durant les réunions de chasseurs.
Quand enfin, Arenui pose directement la paume de sa main au centre du huitième cadre comme l’ont sûrement fait Lee Lou et Laërry. Une lumière blanche jaillit faisant apparaître des lettres les unes après les autres. En peu de temps, le nom « Kiviuq » se laisse découvrir. Les caractères sont faits de neige blanche avec comme toile de fond la silhouette d’un ours polaire. Fier de sa trouvaille, Arenui appelé dorénavant Kiviuq se retourne face au petit homme arrivant au niveau de son ventre et lui dit en souriant :
— Kiviuq était le nom d’un géant inuit.
Souriant lui aussi comme à son habitude, le vieil homme lève la tête pour voir les yeux de Kiviuq et répond :
— Je sais… tu as très bien choisi. Maintenant, il est temps pour toi que je t’enseigne le pouvoir d’Invisibilité.