1 h 40-3

2116 Mots
Un silence lourd. Et Charles se forçait à sourire, il disait du ton de l’insouciance : — Plus tard, oui. Tu m’écriras, et je m’arrangerai pour que la petite te rejoigne. Elle remit le feuillet dans son sac. Il posa ses mains sur les épaules de la jeune femme : — Adje (adieu), ma petite Rolande ! Que le Bon Dieu te garde ! Si tu ne reviens pas… Il s’arrêta. Elle le regardait, bouleversée. Il souriait toujours, mais une brume tressautait dans ses yeux fatigués. — Eh bien, c’est moi qui irai te rendre visite ! Cap au large, nom de Dieu ! Je m’encroûte, dans cette f****e carrée ! Il l’embrassa, longuement, s’écarta : — Laisse-moi, pars, Rolande, pars tout de suite ! Elle lui adressa un petit adieu du bout des doigts, trop émue pour ajouter un mot. Elle tourna les talons, sortit. Elle retrouva l’Opel, reprit la route du centre. Elle abandonna la voiture près de la caserne du Finkwiller, repartit à pied avec sa valise. En passant par les Ponts-Couverts, elle jeta les clés dans la rivière. Elle rallia le garage, quai Turckeim, et sauta dans la 104. Elle contourna l’îlot du vieux Strasbourg en suivant les quais. A la hauteur de l’hôtel des Postes, un panneau fléché sur sa droite signalait la cathédrale. Elle leva le pied, brûlée d’une envie insensée : tenir sa gosse entre ses bras, une dernière fois. Elle n’était pas à plus de deux cents mètres de la rue de l’Arc-en-Ciel ! Elle se raidit, accéléra, prit la direction du pont de l’Europe. 1. Le dimanche de Pâques, jour où un lièvre vient déposer des friandises pour les enfants (tradition germanique). 2. p****n ! (juron). 3. Ma pauvre poulette ! 4. Doux Jésus ! MardiComme tous les matins, Justin Melchior prit son service à 7 heures à la réception de l’hôtel Intercontinental. Il passa derrière le haut comptoir de l’accueil, ignorant le sourire de Hoan, qui ôtait sa veste de fonction dans le dressing privé. Ce type, Melchior ne pouvait pas l’encadrer. Rien de particulier pourtant à reprocher au veilleur de nuit, en dehors de ce qu’on savait de ses occupations diurnes, mais cela c’était une autre affaire… Une ponctualité rigoureuse, pas une absence depuis six mois qu’il émargeait à l’Intercontinental, une humeur égale et de la politesse à revendre. Mais le sentiment, ça ne se commande guère, appelez ça xénophobie, si vous voulez, la seule présence du Vietnamien donnait à Justin de l’urticaire. Alors il préférait faire comme s’il n’existait pas. Debout, Justin Melchior se pencha sur le bloc aide-mémoire, parcourut la colonne des ordres de réveil. Ils étaient peu nombreux, à l’Intercontinental, car toutes les chambres bénéficiaient d’un radio-réveil individuel, dernier cri. Cela arrivait cependant, des clients, par exemple, peu à l’aise avec le maniement de l’appareil. Justement, il notait une consigne pour 7 h 10. M. Timothy, chambre 429, avait inscrit Hoan en pattes de mouche tarabiscotées. Timothy, oui, Melchior se rappelait, une grosse légume, quelque chose de conséquent à l’assemblée européenne. (L’hôtel accueillait régulièrement les agents communautaires en mission.) Timothy était descendu à l’Intercontinental la veille, c’était lui-même qui l’avait reçu. Un type avenant, plutôt bien pour un Anglais, songea Justin Melchior. Il s’assit, mit en route le magnétophone, qui jusqu’au soir allait diffuser une très discrète musique d’ambiance dans les parties communes de l’établissement. Au standard, le ronfleur déjà se manifestait. Melchior décrocha, retint un soupir : une erreur, ça commençait ! Une cliente qui confondait l’accueil et la restauration. Patiemment, il enregistra la commande : — Oui, madame, un thé complet, trois croissants. Tout de suite. A votre service, madame. Il transmit les instructions à l’office, bâilla longuement. Après une dernière courbette en son honneur, Hoan traversait le hall et gagnait la sortie de sa démarche féline, une curieuse sacoche noire au poing, où il avait l’habitude de serrer un en-cas pour la nuit. 7 h 5. L’hôtel secouait la léthargie nocturne et reprenait vie. Des chambrières passaient, le visage chiffonné de sommeil, certaines finissant de lacer leur tablier blanc. A l’office, la voix de virago de Mme Glady, la gouvernante, martelant une directive. Désiré, le petit groom, posait ses fesses sur le siège entre les ascenseurs où il allait roupiller toute la journée. On ne l’utilisait que durant l’été. Le gamin coûtait peu, et faisait bien dans le décor, avec son uniforme grenat à la tunique rehaussée d’une soutache d’argent. Jean-Paul venait d’ouvrir le bar de la mezzanine ; on l’entendait qui sifflait Ambiance, par-dessus le chuintement du percolateur. La face solennelle, Salomon, le gérant, se dirigeait à pas calculés vers le secrétariat, un jeu de menus du jour en main. Dans le grand salon un client matinal picorait les titres des quotidiens alignés sur un présentoir. Une journée débutait. Elle coulerait sans surprise jusqu’au soir, se disait Melchior, rythmée par le bourdonnement du téléphone, la litanie des menues civilités et des sourires de circonstance. Une journée comme les autres. Il bâilla de plus belle. 7 h 11. Ne pas oublier M. Timothy. Melchior appuya sur une touche, écouta la sonnerie, le regard rivé à l’œil rouge qui clignotait. L’Anglais ne réagissait pas. Melchior fit tourner le fauteuil à vis, constata que la clé du 429 n’était pas au tableau. Il persévéra plusieurs secondes et coupa le contact. Une lingère sortait du monte-charge avec un ballot de draps. Il la héla : — Martine ? J’ai un petit problème. Le 429 qui ne répond pas. Vous ne voulez pas aller voir ? Il s’agit d’un M. Timothy. Il avait une voix timide, des yeux doux, on aimait bien Justin parmi le petit personnel. Martine dit oui, bien sûr, un instant. Elle déposa son fardeau à la buanderie et remonta aux étages. Au 429, elle frappa avec insistance, appela : — Monsieur ! Monsieur ! En vain. Elle se résigna à utiliser le passe qu’elle portait en permanence dans la poche de son tablier. La porte était simplement tirée, elle s’ouvrit à la première pression de la clé. Martine remonta le vestibule, s’arrêta : — S’il vous plaît, monsieur. Les rideaux fermés maintenaient la chambre dans la pénombre, mais elle apercevait la forme couchée sur le lit. Elle fit tinter le passe contre la plaque du porte-clés, répéta : — S’il vous plaît… Elle avança encore. Et poussa un hurlement. * * * En d’autres temps, c’eût été l’événement : Kouka n’était pas enceinte ! Elle l’avait su au milieu de la nuit, avait aussitôt communiqué la nouvelle à son voisin de lit. Comme chaque fois, Daniel s’était écrié, non sans mélancolie : — Jo ! mais c’est merveilleux ! Et comme chaque fois, Kouka avait cru nécessaire d’assortir sa « victoire » d’un verbeux commentaire, d’où il ressortait que, primo, la venue d’un bébé ne s’imposait pas dans l’immédiat et que, secundo, la pilule étant notoirement cancérigène, les autres techniques modernes peu ragoûtantes et sa propre allergie aux sciences exactes incurable, elle resterait longtemps encore condamnée à ce périlleux numéro de funambule mensuel. Daniel, qui risquait une timide observation sur le premier point, s’était fait traiter de lapiniste ignoble. Mais l’injure n’avait pas été plus loin : le cœur de Kouka visiblement n’y était pas. Quelque chose était arrivé cette nuit qui malmenait les rites et les jeux, quelque chose, ils le sentaient tous deux, dont les retombées sur la routine de leur vie pouvaient être très lourdes. Le baroud d’usage avait tourné court, ils s’étaient repliés sur leurs pensées. A 8 heures moins vingt-cinq, le chien aboya allégrement. Kouka, qui ne dormait pas plus que son mari, râla, par principe : — Ça commence ! Alors tous les jours on aura droit au cocorico ? Tu vas nous les évacuer vite fait, mon bonhomme ! Ou moi je m’en charge ! Rageuse, elle se leva, enfila son peignoir, ses mules, et courut sus au perturbateur. Quelques heures plus tôt, après un bref conseil de guerre, ils avaient logé la petite dans la chambre symétrique de la leur, de l’autre côté du couloir de dégagement. Éberlin y avait son piano, sa table de travail, ses livres. La plupart des pièces du vieil appartement étant de bonnes dimensions, ils n’avaient pas eu beaucoup de mal à y installer un lit pliant contre le mur, plus une caissette pleine de chiffons pour le chien. Kouka entrouvrit silencieusement la porte. Elle eut une grimace horrifiée. Tarzan avait transformé le bureau en parcours du combattant. On le voyait sillonner la pièce comme un fou, slalomer entre les meubles et d’une détente s’envoler sur l’édredon, repartir, sous l’œil admiratif de l’enfant, toujours couchée. Kouka repoussa le battant et se jeta dans l’arène. Sylvie l’accueillit avec beaucoup d’urbanité : — Kouka, je me rappelle ton nom. Tu as bien dormi ? Moi oui, et Tarzan aussi. Kouka grogna, et pour ne pas perdre la face elle s’en fut ouvrir les volets. Le chien la talonnait en frétillant d’enthousiasme. Il poussa même la familiarité jusqu’à mordiller sa cheville nue. Glapissement de la jeune femme, sauve-qui-peut de l’animal terrorisé, et le rire cristallin qui roulait… Kouka, qui s’était retournée furibonde, fut frappée par la métamorphose du visage de Sylvie : il pétillait de malice ; sous les yeux verts les taches de rousseur étaient comme une poussière de soleil. Sa colère fondit aussitôt, elle s’approcha du lit, étreignit l’enfant, s’imprégna de son odeur acide de petite fille, pendant que Tarzan, jaloux, atterrissait sur l’oreiller et s’efforçait de s’immiscer entre elles. — Et maman ? dit la fillette. — Elle a téléphoné, tu dormais. Elle est partie en voyage, elle nous a dit de bien t’embrasser. A nouveau Kouka fit claquer sur les pommettes deux baisers goulus. La figure de Sylvie s’était rembrunie. — Tu vas nous conduire chez parrain ? — Bien sûr, dit Kouka, embarrassée, bien sûr. En attendant on déjeune. Tu prends quoi ? — Du chocolat. Et toi ? — Un doigt de thé. Ou rien, c’est selon… — Je vois, dit Sylvie, qui l’examinait, tu soignes ta ligne. Maman c’est pareil. Tu es jolie, Kouka. Kouka haussa les épaules : — Non, je suis moche, des boutons qui poussent, partout. Faut que je dorme, tu comprends ? Beaucoup de sommeil, ou y a plus de bonne femme ! Elle sortit de la chambre, s’occupa dans la cuisine, déplia la table de la salle, disposa déjeuners et couverts. Daniel qui était allé aux provisions, après des ablutions sommaires, revint avec une baguette et un imposant kouglof clouté d’amandes émincées et au cratère enneigé à souhait. — A table ! appela Kouka. Sylvie quitta la chambre-bureau et apparut en chemise de nuit lavande, Tarzan sur ses talons. Elle demanda un demi-verre d’eau et le but avec trois cachets. La boîte de médicament indiquait « Coragoxine ». — C’est pour quoi ? dit Kouka. — J’ai quelque chose au cœur, dit Sylvie. Je respire mal. — De l’asthme ? — Non, c’est le cœur. Maman dit que ce n’est pas grave. Mais il faut que je prenne mes cachets. Elle mordit dans sa tranche de kouglof, imitée par Daniel, tandis que Kouka croquait une biscotte. Tarzan, qui faisait le tour du propriétaire, d’un battement de fouet envoya dinguer un pot de cactus. Kouka poussa des cris d’orfraie : — Non, mais c’est pas possible ! Elle s’élança à la poursuite du « fauve déchaîné », lequel s’étranglait d’excitation. Essoufflée, elle s’arrêta, s’accroupit pour réparer les dégâts en répétant : — C’est pas possible ! Tarzan s’était posté à quelques mètres et la regardait, la gueule fendue, rigolard. Elle revint à table. — Maman ne crie jamais, dit Sylvie. Kouka cessa de mastiquer sa « Grillor ». — Tu dis ça pour moi ? Elle surprit l’expression narquoise de Daniel, rejeta sa serviette, se mit debout : — Marre de ce cirque ! Démerdez-vous sans moi ! Elle s’enferma dans le cabinet de toilette, s’offrit une mini-crise de larmes. Puis elle enleva le peignoir, s’observa dans la glace, se trouva laide au dernier degré, des yeux de pocharde pleurnichante, une peau de caïman, rugueuse et terne, des pustules roses qui lui jaillissaient sur le cou, entre les seins, partout. Pas étonnant : l’insomnie, le cabot, toutes les saletés que ça véhicule, un clébard ! Oui, elle était laide à faire peur, horrible, avec ces ravines et ces boursouflures sous les yeux, ses crins dégringolant raides. En prime, le machin qui débarquait ! Sale, poisseuse… Elle perçut le rire sonore de l’enfant. Et cette ordure de Daniel lui aussi qui y allait de son roucoulement de minus ! Puis Sylvie appela : — Kouka, tu viens ? Elle dit non, j’irai pas. Elle se tamponna longuement les paupières, finit par réintégrer la salle. Elle n’avait pas remis son peignoir, ne portait que sa « cuirasse de misère », la fameuse culotte noire très enveloppante, qui lui rasait le nombril. Sylvie, qui la détaillait avec intérêt, remarqua : — Tu aimes te promener nue ? Maman jamais. Ce qu’elle pouvait être chiante, cette môme, avec ses références à sa génitrice ! Kouka grinça : — Si tu savais ce que je m’en branle ! Ta mère… Elle s’arrêta à temps ; consciente de sa vulgarité. — Qu’est-ce que tu me voulais ? Sylvie s’était levée : — Tu peux me refaire ma coiffure ? Daniel terminait son café ; ses yeux luisaient à la lisière du bol. Kouka eut un moment de panique. La coiffure, non, ça n’était pas son point fort ! Mais pas question de baisser pavillon devant la gamine. Elle dit : — Oui, amène-toi ! — Attends. J’ai ce qu’il faut. Sylvie regagna sa chambre. Daniel allumait une pipe, s’asseyait sur un pouf et s’attaquait aux pages régionales des DN (Dernières nouvelles d’Alsace), qu’il avait cueillies en passant dans la boîte aux lettres. Daniel tel qu’en lui-même, se disait Kouka. Il ne lui en fallait pas davantage : il avait sa pipe en porcelaine peinturlurée, pour singer l’ami Fritz, sa feuille de chou locale, il allait pouvoir digérer peinardement sa brioche. A bobonne les corvées. Elle le regardait avec rancune, songeait que, oui vraiment, ce spectacle qu’il lui offrait ce matin était l’exact reflet de sa vie loupée. On est un jeune musicien, on a la dent longue, on rêve de devenir soliste de concert ou, pourquoi pas ? chef d’orchestre, un second Lombard ! Et au premier obstacle on se dérobe, on renonce, on se résigne, à moins de 30 ans, à n’être plus qu’un rabâcheur de solfège pour potaches analphabètes !
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