​CHAPITRE I-2

2130 Mots
Pour le moment ils avaient l'air, eux aussi, de songer à des choses tristes, comme le maître. On marcha quelque temps en silence, les vaches en avant. Ma mère se demandait ce que le maître avait bien pu vouloir dire. En quoi donc la foire de Pleyben lui avait-elle rapporté plus qu'il no souhaitait? Il tenait le milieu de la chaussée, avec la paire de bœufs. Ma mère cheminait dans l'herbe de la douve. Tout à coup Youenn l'interpella : — Tina, dit-il, je ramènerai moi-même les vaches. Toi, prends cette voie de traverse et cours d'une haleine jusqu'au bourg. Tu passeras d'abord chez le menuisier pour lui commander un cercueil de six pieds de long sur deux pieds de large. Puis tu te rendras au presbytère. Quel que soit le prêtre de service, tu le prieras de prendre son sac d’extrême-onction et de te suivre chez nous au plus vite. Ma mère regarda le maître avec stupéfaction. Il avait des larmes qui lui roulaient sur la joue. — Va, commanda-t-il, et sois prompte. Ma mère prit ses sabots dans ses mains, enfila la voie de traverse, et courut au bourg tout d’une haleine. Une heure après, elle était de retour à la ferme. Un des vicaires l’accompagnait. Sur le seuil était assise la fermière. — Vous arrivez trop tard, dit celle-ci au vicaire, mon mari est trépassé. Ma mère n’en pouvait croire ses oreilles. La fermière fit tout de même entrer le prêtre. Ma mère se glissa derrière eux dans la cuisine. Sur la table, on avait étendu un matelas, et le maître était couché dessus, mort. Il avait encore ses vêtements.de la journée. Le vicaire aspergea le corps d’eau bénite et commença les prières funèbres. Quand il fut parti, ma mère reçut l’ordre de gagner le lit, car on préparait tout pour la dernière toilette du défunt. Ce lit était au bas bout de la maison. Une simple cloison de planches séparait la pièce de la cuisine. Je n'ai pas besoin de vous dire que ma mère n'avait nulle envie de dormir. Elle fit mine de se coucher, et de tirer sur elle les volets du lit. Mais quand il se fut écoulé quelque temps, elle se releva en chemise et vint coller l'oreille à la cloison. Il n'était resté dans la cuisine que la veuve de Youenn, et deux vieilles femmes du voisinage qui avaient coutume d'ensevelir. Dans la cour, on entendait causer les gens de la maison, et d'autres, venus des alentours, pour la veillée. Tous se demandaient comment la mort avait pu abattre si soudainement un homme aussi solide. C'était aussi ce qui intriguait ma mère. Elle ne tarda pas à être renseignée, car elle ne perdit pas un mol du récit que faisait la fermière aux deux vieilles femmes, dans la cuisine, pendant qu'elles lavaient ensemble le cadavre de Youenn. - Vous savez, disait la fermière, que jamais il ne manquait de vente. Quand je l'ai vu revenir avec les bœufs, je lui en ai fait reproche. — Youenn, lui dis-je, cette fois tu es en faute. — C'est la première fois et ce sera la dernière, me répondit-il. — Plaise à Dieu! fis.je. Il me regarda drôlement et il me dit : .— Voilà un souhait que tu regretteras vite de voir exaucé, car il t'en viendra grande peine... Oui, poursuivit-il, après un silence, c'est la première fois que tu me prends en faute sur un marché, et ce sera aussi la dernière, parce que nul autre marché je ne ferai de ma vie. Demain, l'on m'enterrera. — J'avais bien envie de le traiter de rêveur, mais je me souvins de certaine parole qu'il m'avait dite naguère. « Le premier averti de ma mort, ce sera moi », m'avait-il souvent répété. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Évidemment, il avait dû avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante : — Que s'est-il donc passé depuis ce matin? — Ma foi de Dieu, dit-il, nous étions arrivés à la descente de Châteaulin, quand tout à coup les bœufs, qui jusque-là avaient fait la route paisiblement, s'arrêtent, et se mirent à renifler avec bruit. Puis l'un d'eux dit à l'autre, en son langage de bête : « M'est avis qu'on nous mène à Châteaulin ? — Oui, répondit l'autre, mais on nous ramènera ce soir à la Plaine. » Je les exposai sur le champ de foire. Los gens se mirent à tourner à l'entour, chacun disait : « Voilà une belle paire de bouvillons », mais personne no m'en demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journée. Durant longtemps je dévorai mon impatience, mais quand je vis le champ de foire se vider et venir la tombée du soir, je ne pus me défendre de jurer et de sacrer tout bas. En vérité, à ce moment-là, je crois que j'eusse donné mes deux bêtes pour rien, si seulement j'en avais trouvé preneur. Le bœuf noir et gris s'étant mis à creuser le sol de son sabot, je lui détachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de l'œil, tristement, et il me dit : « Youenn, avant deux heures il fera nuit, et dans quatre heures vous serez mort. Retournons vite à la ferme, vous, pour mettre votre conscience en règle, et nous, pour nous préparer à notre travail de demain, qui sera de vous porter en terre. » — Voilà ce que m'a conté mon homme, ajouta la fermière ; un autre se serait peut-être mis en colère contre le bœuf, mais lui qui était un homme de sens, il a suivi son conseil. Grâce à quoi il a trépassé, non dans la douve du grand chemin, comme un animal, mais dans sa maison, assisté d'un prêtre et muni des sacrements, comme un bon chrétien. — Doué da bardono ann anaonn! (Dieu pardonne aux défunts !), murmurèrent les vieilles femmes. Ma mère fit le signe de la croix et regagna son lit. Le lendemain, les deux bouvillons traînèrent au bourg de Briec la charrette funèbre. Ceci se passait un peu avant la « Grande Révolution. » Depuis ce temps-là, on prétend que les bœufs ne parlent plus, si ce n'est pourtant à l'heure de minuit, durant la veillée de Noël. L'intersigne des « épingles » Vous connaissez les « grandes coiffes » que portent les femmes, dans les circonstances solennelles, au pays de Tréguier et de Goëlo. Vous n'ignorez pas non plus qu'on en rabat les ailes, lorsqu'on est en deuil de l'un de ses proches. Il est indispensable que vous sachiez cela, pour comprendre l'intersigne que voici : Il s'est produit dans une maison d'Yvias, il y a de cela une quarantaine d'années. C'était un dimanche de Pâques. La jeune fille de la maison (elle s'appelait Marie-Louise) était en train de s'attifer pour la messe. Elle avait sorti de son armoire ses vêtements les plus beaux, comme il sied pour une fête de cette importance, et aussi la plus brodée de ses catioles (c'est le nom que nous donnons ici aux grandes coiffes). Certaines femmes ont besoin, pour se coiffer, d'une ou même de plusieurs aides. Marie-Louise s'en tirait d'ordinaire toute seule, et peu de catioles cependant étaient aussi joliment disposées que la sienne. Ce matin-là, elle était donc debout devant son miroir. Sa coiffe était déjà à moitié mise. Elle avait ramené sur son front un double bandeau de cheveux, rassemblé les tresses au fond du bonnet. Elle n'avait plus pour être prête, qu'à replier les ailes de sa coiffe puis à les épingler l'une sur l'autre. Elle en ajusta sans peine les bouts, étant, comme je vous l'ai dit, très habile de ses mains. Mais lorsqu'il s'agit de les épingler, ce fut une autre histoire. Elle tenait les épingles entre ses dents, afin d'avoir les bras libres. D'habitude, une seule épingle lui suffisait à établir solidement l'édifice de sa coiffure. Elle en prend une... L'épingle lui glisse des doigts. Elle en prend une autre, la fixe à la place voulue... Ding!... la seconde épingle se détache, tombe sur le plancher de la chambre, en faisant un petit bruit clair, et les ailes de la coiffe se déploient sur les épaules de Marie-Louise. Marie-Louise essaye d'une troisième, d'une quatrième épingle... La douzaine y passe... Peine perdue. Il semble que les épingles se refusent à fixer les ailes de la coiffe ou que les ailes de la coiffe se refusent à se laisser fixer. Or, le deuxième son de la messe venait de sonner au bourg. La jeune fille risquait d'arriver en retard à l'église, ce qui n'eût pas été convenable un jour de Pâques. Dépitée, elle se résigne enfin à faire ce qu'elle n'avait jamais fait, à appeler une servante pour l'aider à mettre sa coiffe. La servante monte. Elle eût aussi bien fait de rester en bas à vaquer à sa besogne de cuisine. Pas plus que sa maîtresse, elle ne réussit à faire tenir les épingles. Autant elle en fourre dans la coiffe, autant il en pleut à terre. A chaque épingle qu'elle fixe, elle dit : « Pour sûr, ça y est cette fois! » Marie-Louise qui a les bras levés, pour maintenir les deux ailes de tulle, les laisse retomber en poussant un soupir d'aise, mais dès que les bras de la jeune fille retombent, les ailes de la coiffe font de même. — Encore une épingle, pour voir'! Il y en eut bientôt tout un tas aux pieds de Marie-Louise. Ding! Ding ! Ding!... A chaque épingle nouvelle, toujours le même petit bruit clair... Le troisième son de la messe sonna. Marie-Louise ne put arriver à temps à l'église. Elle s'en confessa au recteur, le soir, en lui contant son aventure. Le recteur lui dit : — Notez ce jour dans votre mémoire. Peu de temps après, la jeune fille d'Yvias apprit que son fiancé, qui était soldat en Algérie, avait trépassé le dimanche de Pâques, vers les dix heures du matin. La main sur la porte C’était à Pont-Labbé, il y a bien soixante-dix ans. Ma grand'mère était très malade, presque à l'article de la mort. Ma mère la veillait, en compagnie de ses trois sœurs. Vers le milieu de la nuit, ma mère dit à ses trois sœurs qui étaient encore un peu jeunes et que la fatigue accablait : — Allez vous reposer, enfants. La moitié de la nuit est déjà passée. Je veillerai bien, seule, maintenant, jusqu'au matin. Et les trois fillettes de gagner leur chambre commune. Au moment où celle qui était entrée la dernière fermait la porte, elle fit un grand cri : — Voyez donc ! Sur le bois de la porte une main s'étalait, les cinq doigts ouverts, une main maigre, osseuse et ridée, avec de grosses veines saillantes. Et cette main était toute pareille à celle de la moribonde. Les jeunes filles furent prises de tristesse ; elles s'agenouillèrent au pied de leurs lits pour faire leur prière, comme elles avaient coutume. Mais elles eurent beau enfoncer leurs têtes dans les matelas des lits et appliquer toute leur pensée à l'oraison qu'elles récitaient, elles songeaient toujours, malgré elles, à la main, et ne pouvaient s'empêcher de glisser un regard de côté pour voir si elle apparaissait encore. La main restait collée à la même place. Soudain, ma mère monta : — Venez, dit-elle, je crois que c'est la fin. Elles redescendirent toutes les quatre et arrivèrent juste à temps pour recevoir le dernier soupir de la vieille. L'intersigne du « berceau » Marie Gouriou demeurait au village de Min-Guenn (la Pierre Blanche) près de Painpol, Son homme était a Islande, où il faisait la pêche. Ce soir là, Marie Gouriou s’était couchée, après avoir placé sur le banc-tossel (le banc adossé au lit), tout contre son lit, le berceau où dormait son petit enfant. Elle était assoupie depuis quelque temps, lorsque dans son sommeil elle crut entendre l’enfant pleurer. Elle ouvrit les yeux, regarda. Jesus-ma-Doué (Jésus mon Dieu !), la chambre était plein de lumière et un homme penché sur le berceau, berçait doucement le petit et lui chantant à mi-voix un refrain de matelot. L’homme avait rabattu sur son visage le capuchon de son ciré, en sorte qu’on ne pouvait distinguer ses traits. - Qui êtes vous ? s’écria Marie Gouriou , épouvantée. L’homme leva la tête. La femme Gouriou reconnut son mari. - Comment ! tu es déjà de retour ? In n’y avait guère plus d’un mois qu’il était parti. Elle remarqua que ses habits ruisselaient , et cela sentait très fort l’eau de mer. - Prends donc garde, dit-elle, tu va mouiller l’enfant… Attends, je vais allumer du feu. Elle avait déjà les deux jambes hors du lit et s’apprêtait à passer son jupon. Mais la lumière étrange qui emplissait la maison s’évanouit aussitôt. Marie chercha à tâtons les allumettes, en frotta une, et constata que son mari n'était plus là. Elle ne devait plus le revoir. Le premier chasseur qui revint d'Islande lui apprit que le navire où s'était embarqué son homme s'était perdu corps et biens, la nuit même où Gouriou lui était apparu penché sur le berceau de son fils. L’intersigne du cadavre J'avais environ douze ans. Nous habitions alors le petit hameau marin de Leschiagat où mon père était sous-patron des douanes. Ma mère avait un frère, l’oncle Jean, marié, non loin de nous, à Pont-Labbé, chez lequel j'allais quelquefois passer les fêtes de Noël ou celles de Pâques, avec mes cousines. J'aimais beaucoup cet oncle qui me rapportait toujours quelque souvenir de ses voyages, car il naviguait au long-cours, comme second à bord de la Virginie, un navire de Nantes qui faisait les campagnes des mers du sud. Ma mère aussi avait une grande affection pour son frère, un peu plus jeune qu'elle, et dont elle était la marraine. Il lui écrivait presque aussi souvent qu'à sa femme. Et, justement, ce jour-là, on avait reçu une lettre de lui annonçant qu'il venait d'arriver à Montevideo, qu'il était en bonne santé, et que, sous peu, la Virginie devait faire voiles vers la France.
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