III-3

1332 Mots
Lorsque M. Charles entra dans la cuisine, où une jeune bonne battait une omelette, en surveillant une poêlée d’alouettes sautées au beurre, tous, même le vieux Fouan et Delhomme, se découvrirent et parurent extrêmement flattés de serrer la main qu’il leur tendait. – Ah ! bon sang ! dit Grosbois pour lui être agréable, quelle charmante propriété vous avez là, monsieur Charles !... Et quand on pense que vous avez payé ça rien du tout ! Oui, oui, vous êtes un malin, un vrai ! L’autre se rengorgea. – Une occasion, une trouvaille. Ça nous a plu, et puis Mme Charles tenait absolument à finir ses jours dans son pays natal... Moi, devant les choses du cœur, je me suis toujours incliné. Roseblanche, comme on nommait la propriété, était la folie d’un bourgeois de Cloyes, qui venait d’y dépenser près de cinquante mille francs, lorsqu’une apoplexie l’y avait foudroyé, avant que les peintures fussent sèches. La maison, très coquette, posée à mi-côte, était entourée d’un jardin de trois hectares, qui descendait jusqu’à l’Aigre. Au fond de ce trou perdu, à la lisière de la triste Beauce, pas un acheteur ne s’était présenté, et M. Charles l’avait eu pour vingt mille francs. Il y contentait béatement tous ses goûts, des truites et des anguilles superbes, pêchées dans la rivière, des collections de rosiers et d’œillets cultivées avec amour, des oiseaux enfin, une grande volière pleine des espèces chanteuses de nos bois, que personne autre que lui ne soignait. Le ménage, vieilli et tendre, mangeait là ses douze mille francs de rente, dans un bonheur absolu, qu’il regardait comme la récompense légitime de ses trente années de travail. – N’est-ce pas ? ajouta M. Charles, on sait au moins qui nous sommes, ici. – Sans doute, on vous connaît, répondit l’arpenteur. Votre argent parle pour vous. Et tous les autres approuvèrent. – Bien sûr, bien sûr. Alors, M. Charles dit à la servante de donner des verres. Il descendit lui-même chercher deux bouteilles de vin à la cave. Tous, le nez tourné vers la poêle où se rissolaient les alouettes, flairaient la bonne odeur. Et ils burent gravement, se gargarisèrent. – Ah ! fichtre ! il n’est pas du pays, celui-là !... Fameux ! – Encore un coup... À votre santé ! – À votre santé ! Comme ils reposaient leurs verres, Mme Charles parut, une dame de soixante-deux ans, à l’air respectable, aux bandeaux d’un blanc de neige, qui avait le masque épais et à gros nez des Fouan, mais d’une pâleur rosée, d’une paix et d’une douceur de cloître, une chair de vieille religieuse ayant vécu à l’ombre. Et, se serrant contre elle, sa petite-fille Élodie, en vacances à Rognes pour deux jours, la suivait, dans son effarement de timidité gauche. Mangée de chlorose, trop grande pour ses douze ans, elle avait la laideur molle et bouffie, les cheveux rares et décolorés de son sang pauvre, si comprimée d’ailleurs par son éducation de vierge innocente, qu’elle en était imbécile. – Tiens ! vous êtes là ? dit Mme Charles en serrant les mains de son frère et de ses neveux, d’une main lente et digne, pour marquer les distances. Et, se retournant, sans plus s’occuper de ces hommes : – Entrez, entrez, monsieur Patoir... La bête est ici. C’était le vétérinaire de Cloyes, un petit gros, sanguin, violet, avec une tête de troupier et des moustaches fortes. Il venait d’arriver dans son cabriolet boueux, sous l’averse battante. – Ce pauvre mignon, continuait-elle, en tirant du four tiède une corbeille où agonisait un vieux chat, ce pauvre mignon a été pris hier d’un tremblement, et c’est alors que je vous ai écrit... Ah ! il n’est pas jeune, il a près de quinze ans... Oui, nous l’avons eu dix ans, à Chartres ; et, l’année dernière, ma fille a dû s’en débarrasser, je l’ai amené ici, parce qu’il s’oubliait dans tous les coins de la boutique. La boutique, c’était pour Élodie, à laquelle on racontait que ses parents tenaient un commerce de confiserie, si bousculés d’affaires, qu’ils ne pouvaient l’y recevoir. Du reste, les paysans ne sourirent même pas, car le mot courait à Rognes, on y disait que « la ferme aux Hourdequin, ça ne valait pas la boutique à M. Charles ». Et, les yeux ronds, ils regardaient le vieux chat jaune, maigri, pelé, lamentable, le vieux chat qui avait ronronné dans tous les lits de la rue aux Juifs, le chat caressé, chatouillé par les mains grasses de cinq ou six générations de femmes. Pendant si longtemps, il s’était dorloté en chat favori, familier du salon et des chambres closes, léchant les restes de pommade, buvant l’eau des verres de toilette, assistant aux choses en muet rêveur, voyant tout de ses prunelles amincies dans leurs cercles d’or ! – Monsieur Patoir, je vous en prie, conclut Mme Charles, guérissez-le. Le vétérinaire écarquillait les yeux, avec un froncement du nez et de la bouche, tout un remuement de son museau de dogue bonhomme et brutal. Et il cria : – Comment ! c’est pour ça que vous m’avez dérangé ?... Bien sûr que je vas vous le guérir ! Attachez-lui une pierre au cou et foutez-le à l’eau ! Élodie éclata en larmes, Mme Charles suffoquait d’indignation. – Mais il pue, votre minet ! Est-ce qu’on garde une pareille horreur pour donner le choléra à une maison ?... Foutez-le à l’eau ! Pourtant, devant la colère de la vieille dame, il finit par s’asseoir à la table, où il rédigea une ordonnance, en grognant. – Ça, c’est vrai, si ça vous amuse, d’être empestée... Moi, pourvu qu’on me paye, qu’est-ce que ça me fiche ?... Tenez ! vous lui introduirez ça dans la gueule par cuillerées, d’heure en heure, et voilà une drogue pour deux lavements, l’un ce soir, l’autre demain. Depuis un instant, M. Charles s’impatientait, désolé de voir les alouettes noircir, tandis que la bonne, lasse de battre l’omelette, attendait, les bras ballants. Aussi donna-t-il vivement à Patoir les six francs de la consultation, en poussant les autres à vider leurs verres. – Il faut déjeuner... Hein ? au plaisir de vous revoir ! La pluie ne tombe plus. Ils sortirent d’un air de regret, et le vétérinaire, qui montait dans sa vieille guimbarde disloquée, répéta : – Un chat qui ne vaut pas la corde pour le foutre à l’eau !... Enfin, quand on est riche ! – De l’argent à putains, ça se dépense comme ça se gagne, ricana Jésus-Christ. Mais tous, même Buteau qu’une envie sourde avait pâli, protestèrent d’un branle de la tête ; et Delhomme, l’homme sage, déclara : – N’empêche qu’on n’est ni un feignant, ni une bête, lorsqu’on a su mettre de côté douze mille livres de rente. Le vétérinaire avait fouetté son cheval, les autres descendirent vers l’Aigre, par les sentiers changés en torrents. Ils arrivaient aux trois hectares de prés qu’il s’agissait de partager, quand la pluie recommença, d’une violence de déluge. Mais, cette fois, ils s’entêtèrent, mourant de faim, voulant en finir. Une seule contestation les attarda, à propos du troisième lot, qui manquait d’arbres, tandis qu’un petit bois se trouvait divisé entre les deux autres. Tout, cependant, parut réglé et accepté. L’arpenteur leur promit de remettre des notes au notaire, pour qu’il pût dresser l’acte ; et l’on convint de renvoyer au dimanche suivant le tirage des lots, qui aurait lieu chez le père, à dix heures. Comme on rentrait dans Rognes, Jésus-Christ jura brusquement. – Attends ! attends ! sale trouille, je vais te régaler ! Au bord du chemin herbu, la Trouille, sans hâte, promenait ses oies, sous le roulement de l’averse. En tête du troupeau trempé et ravi, le jars marchait ; et, lorsqu’il tournait à droite son grand bec jaune, tous les grands becs jaunes allaient à droite. Mais la gamine s’effraya, monta en galopant pour la soupe, suivie par la b***e des longs cous, qui se tendaient derrière le cou tendu du jars.
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