Au bas de l’immeuble, sa vieille P4 était toujours là. Dans ce quartier difficile, les vols étaient monnaie courante, mais son véhicule rescapé d’un surplus militaire tenait bon. Son allure déglinguée n’attirait pas les convoitises, et les claquements de métal fatigué n’inspiraient pas vraiment la confiance. Le démarrage approximatif relevait d’une maîtrise que seul Wolf détenait. Elle impliquait une bonne partie de l’instrumentation, et quelques coups de pieds savamment dosés. Son propriétaire pouvait dormir tranquille. D’ailleurs le dispositif de verrouillage n’était plus qu’un souvenir ; les clés de contact étaient perdues depuis longtemps. Au-dessous du volant, les fils dénudés étaient bien suffisants…
Quand il aborda le périphérique, il s’inséra entre deux poids lourds, et se stabilisa à leur allure. Il dégaina son téléphone portable. Il avait reçu des messages téléphoniques, sans doute ses inspecteurs. Mouvements du pouce sur le clavier, rapide coups d’œil à l’écran. Ils seraient présents à la brigade dans une heure, à part Karsten. Il était chargé de la levée du corps, et il terminait les relevés d’indices sur le terrain… Un fichier était attaché au message, le compte-rendu préliminaire. Parfait ! L’équipe avait de la matière pour engager les premières actions. Satisfait, Wolf posa l’appareil sur le siège passager. Soudain, l’habitacle s’assombrit brusquement. Danger !
Il freina en urgence. Il n’avait pas remarqué le brusque ralentissement de la circulation. Le pare-chocs du poids lourd fut évité de justesse, et la P4 reprit ses distances. La file des véhicules redémarra. Dans l’habitacle, un bruit de verre attira l’attention du policier. Le couvercle de la boite à gants était tombé, et une bouteille de Vodka se cognait contre le verrou. Elle était à moitié pleine. Les mouvements de la voiture faisaient danser les reflets irisés du liquide. Appel indécent, promesse d’un confort ouaté… Il la saisit par le goulot. La respiration s’accéléra, l’estomac noué, avec ce point bien caractéristique en dessous des côtes. La sensation de manque précédait la douleur. Il le savait ! Il hésitait, la main sur le bouchon.
Une sonnerie stridente interrompit son geste. Un SMS venait d’arriver. Coup d’œil à l’écran. Un lion de b****s dessinées dansait sur le message. Léo venait de se réveiller, et ses premières pensées étaient pour son père. « JE T’AIME ! VIVEMENT TON RETOUR !!! BISOUS DE TON PETIT SOLDAT ! » Les mots de cet enfant de douze ans lui allèrent droit au cœur. L’hésitation devint détermination. Il resserra la main sur le goulot. Les phalanges blanchirent quand il reposa la bouteille dans la boîte à gants. D’un geste brusque, il referma le couvercle, comme pour se protéger d’un animal malfaisant. L’alcool hors de sa vue, il se calma. L’enquête à venir s’annonçait difficile ; elle réclamait toute sa lucidité. Coup d’œil dans le rétroviseur. Il changea de file, puis accéléra.
Il espérait pouvoir rentrer avant le coucher de son fils. Au moins se persuadait-il que c’était possible… Son métier l’accaparait bien trop, et Léo avait besoin d’un père plus présent. Ils en souffraient tous les deux. Cette quadrature du cercle méritait des décisions radicales, sans doute un changement de vie, peut-être un nouveau métier. À cinquante ans, c’était encore faisable ! Il se promit d’y songer sérieusement… à la fin de cette affaire. Comme il se l’était promis lors de l’enquête précédente, et comme il le ferait en toute bonne foi à la prochaine… Wolf était un homme de parole, mais l’ancien soldat portait des chaînes bien lourdes pour ses épaules fatiguées. Sa conscience professionnelle en faisait partie.
* 3 *
Le ventilateur brassait un air déjà lourd. Les persiennes étaient fermées, mais le soleil tapait dur. Un souffle chaud tourbillonnait dans la pièce. L’inspecteur Felber s’était assis face aux pales, les bras posés sur le dossier de la chaise. Le cheveu clair, le souffle court, il passait régulièrement un mouchoir sur son front. Dans cette atmosphère, une surcharge pondérale mal maîtrisée n’arrangeait pas son confort, mais il n’avait jamais été très soucieux de son physique. Il n’allait pas entamer une carrière de boys band à l’aube de ses soixante automnes… Dans l’immédiat, il avait d’autres préoccupations. Il avait hâte de quitter cet endroit, et la chaleur n’était pas la seule cause.
L’inspecteur Taser se tenait debout, les mains posées l’une sur l’autre, dans le dos. En haut d’une maigre carcasse de plus de deux mètres, un crâne rasé luisait de sueur. S’il souffrait de la canicule, il ne le montrait pas, et il ne s’en plaignait pas. Effacé, il attendait le compte-rendu du patron, sans impatience. Son calme était apprécié. Il n’était pas un policier hors-pair, mais le groupe pouvait compter sur sa loyauté. Immobile devant son chef, le trentenaire était le portrait du fonctionnaire modèle, la suite logique d’un élève moyen, et sans doute celle d’un fils sans problèmes.
Wolf feuilletait en silence le rapport préliminaire de Karsten. Il reposa les feuillets, se redressa sur son fauteuil.
— Bon ! Nous allons faire court ! Vous avez reçu le rapport. Vous êtes donc au courant des premiers éléments de l’affaire. Je résume les grandes lignes… Homicide par armes à feu, trois coups, cette nuit vers deux heures du matin, aux abords d’un parking de grande surface. D’après l’entourage, l’homme avait ses habitudes dans un café à deux cents mètres de là. Il en sortait souvent en état d’ébriété, et il rejoignait son domicile par un raccourci passant par ce parking. C’est une zone déserte, pas de témoins, pas de caméra de surveillance. La victime avait toujours son portefeuille avec ses papiers, et trois cents euros en cash. Dans le hit-parade des mobiles, le vol à l’arrachée ne semble donc pas le favori… Par contre, nous buttons sur deux éléments particulièrement troublants. Une sorte de couteau planté dans le front, sans doute une blessure post-mortem. Mortis nous en dira un peu plus dans le courant de la journée ! Et l’identité de la victime, un délinquant sexuel récemment sorti de prison. Adam Cirrus est un individu bien connu de nos services, n’est-ce pas, Felber ?
Les yeux vairons se fixèrent sur l’inspecteur. Douche glacée. Il se tortilla sur sa chaise. Frondeur, il haussa le ton.
— Bon, d’accord ! Ce s******d s’est fait dessouder ! Personne ne va l’pleurer ! Et n’me regarde pas comme ça, Wolf ! J’ai fait une connerie avec c’type, mais c’est du passé maintenant ! Tu n’vas pas m’le reprocher jusqu’à ma tombe, quand même !
Le regard de Taser alla de l’un à l’autre. Incompréhension. Quelque chose lui échappait. Felber le pointa du menton.
— Mouais… T’étais pas encore à la brigade à l’époque. Faut que j’t’explique… Il y a deux ans, le cadavre d’une joggeuse de trente-trois ans a été retrouvé sur les rives du canal. Nadine Coultry, j’me souviens, une jolie petite blonde. Bon, j’te passe les détails sordides de la scène de crime, j’ai pas envie d’avoir ton petit-déjeuner sur mes godasses… Par recoupement, on n’a pas été long à mettre la main sur Cirrus, un multirécidiviste, en permission après quinze ans de détention. D’ordinaire, il faisait dans les petites filles, mais pour ce coup, il avait changé de menu. Va savoir pourquoi, peut-être un effet inattendu du régime savonnette dans les douches de la tôle… Bref ! J’l’ai serré, j’lui ai lu ses p’tains de droits à la con, et on a envoyé l’paquet à nos p’t**s collègues en belles robes noires… C’est là qu’ça se corse ! Dans l’urgence, j’ai oublié d’signer le procès-verbal d’audition. L’avocat a plongé sur le vice de procédure, le juge a suivi, et cette ordure de Cirrus s’est retrouvée dehors ! Merci bien, messieurs les magistrats ! La joggeuse vous en est éternellement reconnaissante !
Wolf l’interrompit d’une voix cassante.
— … et merci à toi, Felber ! Si tu avais été plus sérieux, le déroulement aurait été tout autre ! Tu le sais ! Tu n’es pas fonctionnaire dans une république bananière ! Chez nous, il y a des lois, des procédures, des dossiers à ficeler correctement, pour éviter des dérives comme celle-là, par exemple !
— Tu parles… Quand un bout d’papier a plus de valeur que les faits, on parle plus de justice là ! C’est d’la bureaucratie de bien-pensants…
Le commissaire haussa le ton.
— Alors va te chercher du boulot en Amérique du Sud, ou en Afrique ! Et tu reviendras m’en parler de ton idée de justice. De toutes façons, ce n’est pas négociable, ni d’une façon générale, ni pour des cas particuliers. Ça fait partie du boulot, plus précisément du contrat que tu as signé. La pile de formulaires administratifs fait partie de la panoplie du flic, juste à côté du flingue. Et ça ne sert à rien de faire des miracles dans des opérations d’interpellations, pour ensuite libérer les malfrats peu de temps après, avec les excuses de l’État en prime. Ne l’oublie pas !
Conciliant, l’inspecteur grimaça en secouant lentement la tête.
— Je ne l’oublie pas, Wolf, t’en fais pas… Cette affaire Coultry, il ne s’passe pas un jour sans qu’elle me revienne dans la figure, d’une façon ou d’une autre ! Encore aujourd’hui, tu vois…
— Bon… Alors revenons à notre enquête ! Cirrus a été assassiné. Eh bien, messieurs, quelles sont vos hypothèses ? Taser ?
Taser sursauta. Après plus d’un an dans le service, il était toujours aussi impressionné par son chef de groupe. Par ailleurs, sa timidité naturelle l’inclinait à rester en retrait, même dans les réunions de service. Il s’éclaircit la voix.
— Si le crime crapuleux est exclu, il s’agirait alors d’une exécution ! Peut-être une vengeance ? Quelqu’un proche de cette joggeuse ?
Felber grogna.
— Mouais… Ou quelqu’un proche d’une gosse saccagée par cette ordure. J’vous rappelle que Cirrus est un vieux routier de la p********e. J’pense qu’il y a plus d’un parent qui n’va pas lui brûler un cierge !
Wolf acquiesça mollement.
— Pas faux ! Pour tous les deux ! On ne peut pas exclure la vengeance de parents rancuniers, mais je n’y adhère pas complètement ! Quelqu’un de déterminé n’aurait pas attendu toutes ces années pour se venger…
Taser semblait dubitatif. Wolf précisa.
— Quand on dit que la vengeance est un plat qui se mange froid, c’est une erreur ! On ne voit ça que dans les films, Taser. Dans la réalité, il faut que le plat soit très chaud, voire bouillant ! Pour des gens normaux, une exécution de ce genre ne peut se faire que sous le coup d’une grande émotion, un sentiment incompatible avec une durée de plusieurs mois, ou plusieurs années… Il n’y a que l’aveuglement de la colère qui leur permet de passer à l’acte. Tuer n’est pas simple. Il faut s’organiser, trouver une arme, créer les circonstances, surtout tenir le coup quand on va faire jaillir le sang. On ne s’improvise pas tueur. Le quidam n’est pas câblé pour ça…
Silence. Les inspecteurs échangèrent un regard entendu. Ils connaissaient un peu le passé militaire de Wolf, au moins la partie visible, celle où il servait dans les parachutistes de la légion étrangère. En revanche, pour les zones aveugles de son CV, ils en étaient réduits à des hypothèses. À la brigade, certains parlaient de mercenariat, d’autres évoquaient des activités encore plus sombres, peut-être tueur à gages. En fait, personne ne savait, à part son amie Camilla, et encore... Il ne restait qu’une certitude : quand Wolf parlait de meurtre, il savait de quoi il retournait !
— Je préfère donc focaliser le groupe sur l’environnement de la joggeuse, cette affaire est plutôt fraîche… Je me charge de demander au procureur des supplétifs pour interroger l’entourage des autres victimes. On ne sait jamais… Au besoin, nous basculerons sur ce second choix !
Felber souffla en s’épongeant le front. Il s’attendait à ce qui allait suivre, et cela ne le ravissait pas.
— Felber, tu vas reprendre du service sur ce cas… Désolé, mon vieux ! On ne choisit pas toujours sa poisse. Alors ? Que peux-tu nous dire sur l’environnement de Nadine Coultry ? Des souvenirs précis ?
— Mmmm… Ben, oui… Mariée sans enfants, parents décédés, en rupture avec le reste de sa famille, une famille d’adoption. Elle est orpheline. J’dirais qu’il faudrait commencer par le mari. Ils travaillaient ensemble, comme ingénieurs dans la centrale électrique du coin. Vous savez, le bazar nucléaire qui va fermer dans quelques semaines ? J’suis pas fâché qu’cette saloperie ferme, d’ailleurs… Bref ! Au procès, Coultry n’avait assisté qu’à la première audience. Au bout de quelques minutes, il avait complètement pété les plombs. Il s’est jeté sur Cirrus, et c’était pas pour le câliner ! Il a fallu trois agents pour le maîtriser. Il a fini aux urgences psychiatriques. Il y est peut-être encore…
Wolf hocha lentement la tête en silence, puis il décolla son dos du fauteuil, les deux mains posées à plat sur le bureau.
— Très bien ! Maintenant, actions ! Felber, tu m’accompagnes chez Mortis. Ta connaissance du dossier Coultry pourrait faire un lien avec les résultats de l’autopsie…
L’inspecteur grommela. Il préférait éviter l’institut médico-légal. L’IML l’indisposait moins que la responsable des lieux. Mortis et Felber ne s’appréciaient guère. Les raisons de cette antipathie n’étaient pas claires. Tout le monde s’était arrêté sur une sorte d’allergie. L’explication était commode, et elle avait le mérite d’éviter d’en rechercher d’autres… Felber était contrarié, mais il se tut. Le ton directif de son patron le dissuada d’entamer une négociation.
— Taser, tu récupères le dossier aux archives, tu essaies de localiser Coultry, et tu demandes à Karsten de te rejoindre. Attention ! Pas d’embrouilles ! Vous l’interrogez en douceur, sur place. En cas de difficulté, vous me rendez compte. Le pauvre type a déjà été pas mal secoué, inutile d’en rajouter… Et évidemment, vous me faites l’environnement, y compris le personnel de l’hôpital psychiatrique, et particulièrement le médecin en charge de Coultry.
Haussement exagéré de sourcils. L’inspecteur Taser avait le secret de cette expression enfantine. Généralement elles précédaient des questions irritantes.