2
« Non ! Pas ça ! » se répétait-elle encore quelques heures plus tard. Mais elle se le disait sur un ton différent. La première fois, elle avait écarté le mot comme on évite un accident, comme on conjure le sort. Elle se parlait maintenant sur un ton rassuré. Alex était près d’elle, il venait de s’endormir. À la fin de la soirée, empressé, il avait voulu la raccompagner, rester auprès d’elle. Il avait été amoureux comme aux plus belles nuits. Elle s’extasiait qu’après quinze années, elle soit restée la seule femme de ses désirs. Il était là, près d’elle, et même sur elle puisque son bras et sa cuisse la recouvraient... Elle n’avait pas à s’inquiéter. Elle voyait clair en elle. Elle s’avouait maintenant qu’elle avait eu un mouvement de doute, un mauvais réflexe à la vue d’Alex au beau milieu de la cour de Diane, sensible à ses artifices, pourtant grossiers. Elle avait dû lutter pour ne pas se montrer jalouse ! « Donc, lorsque je me disais que notre liaison avait quelque chose d’usé, et que même si je n’avais pas le courage de le quitter, je ne verrais pas d’un mauvais œil qu’il prenne, lui, l’initiative de la rupture, que ce serait me rendre un service, je n’étais pas tout à fait sincère ! » Elle s’en amusait. Elle se sentait amoureuse. Elle posa doucement un b****r sur l’épaule d’Alex qu’elle avait près de sa bouche, entreprit de se dégager sans le réveiller, d’abord du bras, de la jambe ensuite, et c’était bien.
Gersande faisait une différence entre « se relaxer » qui consistait à chasser toute idée de son esprit pour parvenir à une détente totale, et « décompresser » qui consistait à laisser vaquer ses pensées après une journée harassante ; vouloir s’endormir encore tout habitée par les impressions de la journée lui était impossible. Il était nécessaire que s’assagissent les éléments effervescents qui l’avaient tenue en haleine. À pas feutrés, elle se rendit à la cuisine. À proximité de la fenêtre, elle fut happée par la splendeur de la nuit, et resta là, figée comme le temps. Toutes les fatigues, les agacements ou les satisfactions accumulés, soudain évaporés, la laissaient paisible, disponible, presque vaporeuse, fondue dans l’univers. Elle avait à peine assez de conscience pour jouir de ce ravissement indépendant de sa richesse et de ses succès. Le bonheur élémentaire que donne la vie. Impuissante à cultiver ces instants, elle tenta de les prolonger par l’immobilité de son corps et la vacuité de son esprit. Au bout de combien de temps le bruit lointain d’une sirène d’ambulance vint-il y mettre un terme ? Pourquoi ce signal, habituellement si rassurant, puisqu’il offre aux gens en détresse le secours, l’espoir… lui inspira-t-il subitement de l’inquiétude ?
Il avait été un temps où c’était le moment de la meilleure cigarette. Gersande s’était imposé une nouvelle hygiène : elle ne fumait plus. Elle s’était persuadée qu’un grand verre d’eau chaude l’apaisait tout autant. Elle se trouvait seule dans sa cuisine. Elle n’avait pas allumé. La lumière des réverbères montait suffisamment pour diffuser une douce clarté. En bas, des prostituées stationnaient encore. C’était une tradition, près du Bois. Seuls les abords de l’ambassade de Russie étaient épargnés. En vraie bourgeoise, Gersande détestait que ces femmes aient envahi les lieux, mais en femme qui rentrait souvent seule la nuit chez elle, elle se sentait rassurée : ces drôles de voisines avec qui elle échangeait des saluts lui auraient porté secours en cas d’agression. Cette nuit, Alex était rentré avec elle !
Assise, son verre d’eau à la main, Gersande buvait à petites gorgées. Elle revoyait une scène qui l’avait exaspérée : la vieille gloire encore en vogue qu’elle avait invitée pour être l’image de Maharané… s’était mal comportée. Elle était connue pour rechercher le scandale et dilater sa célébrité. Gersande n’avait pas craint qu’elle joue les trouble-fêtes puisqu’elle faisait d’elle un point de mire. Hélas ! La sotte créature avait trop bu, avait trouvé l’occasion de vociférer contre son compagnon et de lui asséner une bonne gifle pour se calmer les nerfs. Le pauvre garçon était resté figé, fidèle auprès d’elle, croyant qu’elle pourrait être le tremplin dont il avait besoin. Il lui avait dit d’un air froid :
— Tu as trop bu.
À quoi elle avait répondu avec arrogance :
— Eh alors, in vito very nice ! persuadée de citer le proverbe latin.
Le comble fut que personne, parmi les gens qui avaient entendu, n’avait osé rire. Le compagnon n’avait pas tardé à reprendre son rôle comme si de rien n’avait été. Comme s’il avait été payé pour ça. Et Gersande de s’amuser à l’idée que la star payait un galant pour l’accompagner. Elle riait toute seule en imaginant que, se rebiffant, il aurait pu la maltraiter, la jeter à terre, lui donner un bon coup de pied : tout ce qu’elle-même rêvait de faire.
Franchement, s’il n’avait tenu qu’à elle, tous ces people du show biseness n’auraient jamais été invités dans ses soirées. Combien de gens sans éducation mêlés au meilleur monde, et qui faisaient tache, à la merci desquels on se trouvait parce qu’ils ignoraient les usages, souvent s’en vantaient. On appelle ça la démocratie ! À vous donner des haut-le-cœur… « Mais qu’est-ce qui me prend ? Voilà que je parle comme ma mère ! »
Alors, il fallut qu’elle fasse le chemin en sens inverse et elle se récita son prêt à penser : les codes avaient changé. Les milieux sociaux étaient plus perméables, la modernité était synonyme de métissage, de mixité, de mondialisation… et la télévision était l’agora où il fallait paraître pour exister. Exister aux yeux de tous. Seul le Dieu argent avait gardé pouvoir et prestige. Avec ou sans réticences, Gersande acceptait tout cela.
Elle se serait bien passée de l’invitée scandaleuse, ou plutôt de son écart de conduite, car en d’autres temps, elle avait apprécié sa beauté, sa notoriété et même son esbroufe. Elle revoyait les danseuses indiennes qu’elle avait engagées pour la circonstance, si sages d’apparence et pourtant si lascives, si inattendues lorsqu’elles avaient fait irruption au dessert. L’attraction tellement en harmonie avec l’exotisme supposé du parfum avait fait merveille. Si le ministre de l’Industrie et du Commerce s’était fait représenter, l’incomparable ministre de la Culture avait rempli son rôle, distribuant alentour des mots et des sourires d’un air d’oublier toute la distance qu’il mettait entre les mortels et lui. Les photographes s’en étaient donné à cœur joie, et les photographiés y avaient vu la preuve de leur notoriété. Gersande s’y était prêtée avec complaisance. Elle s’était arrêtée à toutes les tables, s’y était assise pour faire l’aimable, ce qui ne lui avait pas coûté. Et les flashes l’avaient mitraillée.
Une petite griffure intérieure venait de la faire souffrir. Un souvenir, ou plutôt le souvenir d’une impression qu’elle avait subrepticement éprouvée à une table où elle n’avait réuni que des célibataires dont Arturo, et Chiara, le joli mannequin qu’il voulait lancer, elle y avait mis aussi Maxime son fils, et Cécile Solignac, d’autres encore. Elle avait suffisamment chapitré Maxime sur la nécessité de se faire aimer de Cécile, sa promise, pour se croire en droit d’exiger qu’il soit plus attentionné et prévenant. Or, il lui avait semblé — ce n’était qu’une impression, mais vivement ressentie sur le moment, et qui lui revenait maintenant — que son fils avait été désinvolte, et pour tout dire plus empressé auprès du joli mannequin qu’auprès de la charmante fille de famille. Maintenant Gersande avait un mouvement de colère… qui ne dura que quelques secondes : elle avait décompressé, elle se trouvait dans une phase euphorique.
Elle se glissa dans son lit en prenant soin de ne pas réveiller Alex. Mais le mouvement qu’elle imprima au matelas, aux draps, le fit venir au bord de la conscience et, tout ensommeillé, il reprit sa pose : un bras et une cuisse sur elle. Elle sentit l’excitation de son sexe et ne sut si elle devait s’en réjouir, car elle voyait dans son érection un baromètre de leur amour, ou s’en plaindre, car elle se sentait succomber au sommeil. Mais elle n’eut pas à décider, parce que Alex se rétracta en se rendormant. Elle se demanda si elle ne venait pas de connaître une victoire suivie d’un échec. Fut-ce un effet de compensation ? Elle revit les regards intéressés de Hans sur elle. Elle y avait perçu du désir. Il y avait eu un échange, une seconde de complicité. Arturo bientôt leur organiserait un déjeuner d’affaires… Un dîner ?... Elle s’endormit sur une promesse.
***
***