Vendredi 5 mars 2012-3

1090 Mots
Marcel, une fois chez lui, poussait le verrou, plus par habitude que par méfiance. Il aimait bien se sentir tranquille après sa longue journée de travail et passer seul sa soirée en tête-à-tête avec sa bouteille de vin. Marcel vivait dans un désordre total et l’intérieur de sa maison était à son image, sale et à l’abandon. Dans l’évier de la cuisine s’entassait une haute pile d’assiettes, pas mêmes vidées des restes de nourriture. Marcel avait cédé à un brocanteur de passage, contre une caisse de vin, la plupart des vieux meubles bretons qui lui venaient de sa mère. Contre la cloison du fond, s’appuyaient encore une petite armoire ornée de clous de cuivre dont les charnières boitaient bas, et un lit en fer recouvert d’une courtepointe de satin rouge qui vomissait sa bourre par des plaies béantes et laissait voir un lambeau de drap gris de crasse. Des vêtements chiffonnés étaient entassés au bout du lit sur un gros édredon de plumes. La pièce sentait le moisi, le tabac froid et la cheminée éteinte. Auprès de la fenêtre sans rideaux, aux vitres piquées de chiures de mouches, une table bancale, recouverte d’une toile cirée à motifs de fleurs et qui fut bleue ; usée par endroits jusqu’à la trame, celle-ci montrait des entailles croisées faites au couteau, des trous de cigarettes et des ronds roussis par le fond des casseroles. Des journaux et des prospectus publicitaires y traînaient pêle-mêle avec des boîtes de conserve vides, des morceaux de pain rassis, des paquets de cigarettes froissés et des torchons sales. Marcel se contentait de débarrasser du revers du bras un petit espace, toujours le même, pour faire place à son verre, à son assiette, à son Opinel et, surtout, à sa bouteille de vin rouge. À cet endroit, les fonds de verre et les culs de bouteille, avaient dessiné au fil des jours et des longues soirées, des cercles vineux, violets et emmêlés, comme des drapeaux des Jeux Olympiques… Marcel n’était pas tranquille. Une peur vague et inconnue lui tordait le ventre. Il finit une bouteille de vin, en entama une seconde, n’ouvrit pas sa boîte de cassoulet et se contenta d’une épaisse tranche de pain et de pâté. Il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui lui était arrivé, la nuit précédente, la nuit du jeudi au vendredi. Ce soir-là, comme d’habitude assommé par le vin, il s’était écroulé sur son matelas, sans même se déshabiller, en travers de la courtepointe de satin rouge, et les pieds ballants dans la ruelle du lit. Il s’était réveillé en sursaut. Il faisait, par l’étroite fenêtre, étrangement clair, et Marcel, sans même vérifier l’heure à sa montre ou au vieux carillon de sa cuisine, crut qu’il était l’heure de partir au travail. Dans son ivresse perpétuelle, il lui arrivait parfois de perdre ainsi tous ses repères. Il se leva, avala cul sec un verre de vin, prit rapidement ses affaires et sortit. La tempête n’avait pas molli, bien au contraire. La lune pleine et orange cavalait rapidement sous de gros nuages noirs pressés par le vent et en roussissait les bords comme du papier brûlé. Marcel descendit vers la mer par le petit chemin, parvint au quai du port qui était désert, ce qui l’étonna tout de même un peu. Son regard se porta un moment vers Roscoff, le port en eau profonde, et sur un grand ferry blanc, le Pont-Croix probablement, haut comme un immeuble de plusieurs étages, à la pleine mer, et qui ronronnait à quai dans un halo mouillé de lumière orange. Marcel décida de prendre un raccourci qui l’obligeait à passer à l’angle du chantier de Paul Lerat, son ennemi juré. Il profita d’un petit passage où le grillage était un peu écrasé, l’enjamba en accrochant son pantalon rose, se dégagea et passa difficilement sa grande carcasse de l’autre côté. On n’entendait que le ronflement du vent dans les grands pins et les chocs sourds de la mer qui battait inlassablement ses bords. Le fourgon Mercedes rouge de Paul Lerat était arrêté sur le terre-plein. Tout à coup, Marcel s’arrêta net et tendit l’oreille. C’était là, à quelques mètres, en contrebas, où s’avançait dans la mer un petit embarcadère fait de planches sur pilotis. Des bruits d’eau remuée et la conversation confuse de plusieurs personnes lui parvenaient. Il ne distinguait pas du tout ce qui pouvait se dire et il lui parut qu’on parlait parfois une langue qu’il ne connaissait pas. Il se hissa avec peine sur un muretin de briques, puis se dressa sur la pointe des pieds et se tordit le cou pour regarder par-derrière. Il eut tout juste le temps d’apercevoir le boudin noir et luisant d’un gros canot pneumatique et plusieurs silhouettes, quand il se sentit empoigné par le bas de son pantalon et violemment tiré en arrière. Il s’écroula sur le dos sur un tas de coquilles d’huîtres. Paul Lerat était devant lui, comme fou furieux. La lune éclairait son faciès de brute et lui faisait briller les dents. Marcel reçut dans les côtes une volée de coups de pied qui le retournèrent sur le sol. Lerat le remit debout violemment par le col de sa vareuse, lui asséna des coups de poing dans la figure et de grandes claques sur les oreilles, lui gueula aux yeux en crachotant, le traita de sac à vin, de bon à rien, de fouille-merde, promit de lui faire la peau s’il revenait traîner par là et se mêler de ce qui ne le regardait pas. Marcel battait des bras, moulinait désespérément dans le vide en essayant de se protéger, mais Lerat, qui était trop fort pour lui, le poussa violemment jusqu’au portail du chantier et le jeta dehors d’un grand coup de pied dans les reins. Marcel se réfugia un peu plus loin dans la cabane de son propre chantier, qui servait à la fois de vestiaire et de réfectoire. Il en barricada la porte et, au vieux réveil accroché à une pointe rouillée, il se rendit compte qu’il n’était que quatre heures du matin. Il fouilla fébrilement dans son caisson et y dénicha un fond de bouteille de vin, plutôt aigri sans doute, miraculeusement rescapé d’on ne sait quand. Il le but, se calma et, malgré le froid, parvint à s’assoupir sur le banc de bois, la tête dans les genoux. Quand Athanase arriva à huit heures, ce vendredi matin, Marcel lui raconta tout ce qu’il avait vu et comment Lerat l’avait mis dans cet état. Ils se promirent d’en parler dès que possible à leur patron, Hervé Le Du, et de surveiller Paul Lerat pour en savoir davantage sur ses trafics nocturnes. Marcel soulevait son vieux chandail de laine, montrait ses côtes couvertes de bleus, tenait un mouchoir crasseux sur son front pour en éponger le sang et parlait même d’aller voir les gendarmes de Penzé que, d’ordinaire, il vouait à tous les diables. * * *
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