Chapter 3

518 Mots
CHAPITRE IIIDu deuil que mena Gargantua de sa femme BadebecQuand Pantagruel fut né, qui fut ébahi et bien perplexe, ce fut Gargantua son père ; car voyant d’un côté sa femme Badebec morte, et de l’autre son fils Pantagruel né, si beau et si grand, il ne savait que faire. Et le doute qui troublait son entendement était, à savoir s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D’un côté et d’autre il avait des arguments philosophiques qui le suffoquaient ; car il les faisait très bien in modo et figurá, mais il ne les pouvait résoudre, Et par ce moyen il demeurait empêtré comme la souris dans la poix ou un milan pris au lacet. « Pleurerai-je ? disait-il, oui : car, pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fut au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n’en retrouverai une pareille, ce m’est une perte inestimable ? Ô mon Dieu, que t’avais-je fait pour me punir ainsi ? Que ne m’envoyais-tu la mort à moi plutôt qu’à elle ? Car vivre sans elle ne m’est que languir. Ha, Badebec, ma mie, ma mignonne, ma tendrette, jamais je ne te verrai. Ha, pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha, fausse mort, tant tu m’es malivole, tant tu m’es outrageuse de m’enlever celle à qui l’immortalité revenait de droit. » Et ce disant, il pleurait comme une vache, mais tout soudain il riait comme un veau, quand Pantagruel lui revenait en mémoire. « Ha, mon petit fils, disait-il, mon peton, que tu es joli, que tu es gentil ! Que je suis reconnaissant à Dieu qui m’a donné un si beau fils, tant joyeux, tant grand, tant joli. Ho, ho, ho, que je suis aise ! Buvons, ho, laissons toute mélancolie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle le feu, allume cette chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, donne-leur ce qu’ils demandent, ôte-moi ma robe que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer. » Ce disant, il ouït les litanies des prêtres qui portaient sa femme en terre ; il laissa son bon propos et tout soudain fut ravi ailleurs, disant : « Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche : je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre, me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Ma femme est morte, eh bien ! je ne la ressusciterai pas par mes pleurs ; elle est bien, elle est en Paradis pour le moins, si mieux elle n’est : elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos misères et calamités. Autant nous en pend à l’œil. Mais voici ce que vous ferez, dit-il aux sages-femmes (où sont-elles ? bonnes gens, je ne vous peux voir), allez à son enterrement et pendant ce temps-là je bercerai mon fils ici, car je me sens bien fort altéré et je serais en danger de tomber malade. Mais buvez quelque bon trait avant ; car vous vous en trouverez bien, croyez-m’en sur mon honneur. » À quoi obtempérant, elles allèrent à l’enterrement et funérailles, et le pauvre Gargantua demeura à l’hôtel.
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