Ninon, ayant revêtu un corsage sec, était descendue pour l’aider. Légère et vive, la jeune fille allait de la salle à la grande cuisine où Martine, la vieille servante, surveillait les préparatifs du repas.
Au-dehors, la pluie tombait à torrents. L’orage se rapprochait, et, tout à coup, un éclair bleuâtre illumina toute la sombre cuisine.
Martine se signa, et son aide, une jeune paysanne joufflue, se retourna contre le mur en cachant son visage entre ses mains.
– Ce pauvre Alexandre, quel temps il a pour son arrivée ! s’écria Ninon qui entrait, tenant un petit panier plein de pêches. Heureusement que nous avons pu prévenir Michonnet.
– Tenez, c’est-il pas lui qui arrive ? dit Martine en prêtant l’oreille. Voilà Tom qui aboie.
Ninon s’élança vers la salle. Sa mère était déjà près de la porte restée ouverte, et Tom, sans souci de la pluie, bondissait dans la cour, au-devant d’un jeune homme qui descendait d’une carriole couverte d’une bâche.
– À bas, Tom !... à la niche ! dit l’arrivant avec impatience.
Et, en quelques enjambées, il se trouva au seuil de la salle.
– Entre vite ! dit Mme Bordès en se reculant pour le laisser passer. Quel temps, mon pauvre ami !
– Épouvantable !... Bonjour, maman ; comment allez-vous ?
Successivement, il embrassait sur les deux joues sa mère et Ninon.
– Et grand-père ?
– Il va descendre dans un instant, je pense... Tu vas bien, Alexandre ?
– Très bien, maman.
Elle enveloppa d’un long regard le grand garçon bien découplé, dont le visage aux traits un peu mous s’ornait d’un collier de barbe blonde.
– Tu as pâli et maigri, Alexandre.
Il eut un rire un peu ironique.
– Vous ne voudriez pas, maman, qu’un Parisien ait le même teint qu’un campagnard comme Laurent ?... Et puis, j’ai eu du travail depuis plusieurs mois. Une épidémie de grippe a régné dans Paris, puis ensuite la scarlatine, et tous les médecins ont donné. Maintenant, j’ai une assez gentille clientèle.
– Tant mieux... Tu as dû avoir bien chaud aujourd’hui ?... Tu vas prendre quelque chose ?
– Du vin blanc, n’est-ce pas ? dit Ninon qui s’en allait déjà vers le placard où l’on mettait la provision de vin pour la journée.
– Oui, Ninette, de notre bon vin mousseux. C’est ce que notre pays produit de meilleur.
Une voix sévère et un peu grondeuse s’éleva.
– Il produit pourtant encore nombre d’excellentes choses... Quand ce ne seraient que ses habitants, qui sont encore aujourd’hui de ceux qui résistent le mieux à la contagion des mauvaises doctrines.
– Ah ! voilà grand-père !... Bonjour, grand-père !
Alexandre, s’avançant vers le vieillard qui entrait, reçut son accolade. Et aussitôt, M. Bordès demanda :
– Qu’est-ce qui t’arrive, Alexandre ?
Un pli se forma une seconde sur le front dégarni du jeune homme.
– J’ai à vous parler, grand-père : un conseil à demander, à ma mère et à vous.
– Bon, conte-nous ça. Nous sommes encore tranquilles pour un moment, les gars ne rentreront pas avant une heure d’ici, avec un temps pareil.
Ninon s’éloigna discrètement, tandis que l’aïeul prenait place dans son grand fauteuil de paille, dans une embrasure de fenêtre. En face de lui s’assit sa bru, et, près d’elle, Alexandre, qui avait peine à dissimuler un certain embarras.
– Alors, garçon, il s’agit de ?...
– De mariage, grand-père.
Toujours M. Bordès avait tenu à ce que ses petits-enfants allassent droit au but, et Alexandre, qui aurait volontiers aimé les lignes courbes, savait qu’il était inutile d’en essayer avec son aïeul.
– Bon, c’est de ton âge... Tu as trouvé quelqu’un à Paris ?
– Oui, grand-père... Une jeune fille très intelligente, très sérieuse, bonne ménagère, pourvue d’une jolie dot.
– La famille ?
Les paupières d’Alexandre, très longues et très flasques, eurent un léger battement.
– Excellente... Le père est un ancien sous-préfet, la mère est fille d’un magistrat.
– Sont-ils dans nos idées ?
– Dans « vos » idées... Non, pas tout à fait, grand-père.
Une même inquiétude s’exprima sur la physionomie de l’aïeul et de la mère.
– Ce qui veut dire ? interrogea brièvement M. Bordès.
– Eh bien, grand-père, ils ont, en matière politique, des opinions que vous qualifiez d’avancées... et, quant à la religion, leurs principes sont... très larges, comme il convient à des cerveaux intelligents.
– Comme il convient à... Ah ! çà, nous considères-tu comme des brutes ?
Le vieillard redressait son buste vigoureux, et ses yeux foncés, où s’allumait une flamme de stupéfaction et de colère, se posaient sur le visage embarrassé d’Alexandre, qui regrettait déjà sa phrase malencontreuse.
– Grand-père... Vous savez bien que je n’ai pas idée de pareille chose... Je voulais dire seulement...
– C’est bon, je n’ai pas besoin de tes explications ! interrompit brusquement M. Bordès. Ce que tu viens de dire est le fond de ta pensée. Alexandre Bordès, le descendant d’une vieille race de catholiques, le petit-fils des chouans qui s’en allaient au combat le chapelet à la main, a rejeté toutes les croyances de son enfance. Je m’en doutais déjà, maintenant j’en suis certain.
À son tour, Alexandre se redressa, le regard dur, plein de défi.
– Eh bien, ne suis-je pas libre ?
– Oui, tu es libre, comme je le suis aussi, moi, de te dire toute ma pensée. Si tu as rejeté loin de toi la religion de tes pères, c’est que ses préceptes de haute morale te gênaient, c’est que tu veux louvoyer, peut-être, vers nos adversaires, les ennemis du Christ et de sa loi, car tu es comme tous ceux qui abandonnent leurs croyances, soi-disant parce qu’ils ne peuvent plus admettre ceci ou cela, mais qui se gardent bien d’étudier ce point où, selon eux, vient se briser leur foi, ni d’en référer à plus instruit qu’eux pour s’éclairer. S’éclairer ! Non, non, ils préfèrent la nuit dans leur conscience, pour pouvoir mieux en étouffer les reproches.
Le vieillard s’était animé, ses joues ridées et brunies rosissaient.
Devant lui, Alexandre, les traits durcis, paraissait comprimer avec peine une sourde colère. Mme Bordès, toute pâle, regardait son fils avec des yeux désolés.
– Alexandre réfléchira... Il verra bientôt qu’il a eu tort, et retrouvera toutes ses croyances, dit-elle doucement.
Le jeune homme eut une sorte de ricanement.
– Ne comptez pas trop là-dessus, maman. Je suis de mon temps et je ne veux pas m’embarrasser de préjugés d’un autre âge. Je me trouve, du reste, tout à fait d’accord sur ce point avec celui que j’espère appeler bientôt mon beau-père.
– Tout à fait bien ! dit M. Bordès avec une ironie qui voilait mal l’altération de sa voix. Et qui est ce personnage ?
Alexandre eut une seconde d’hésitation... Puis tout à coup, d’un ton de défi, il lança :
– C’est M. Bardonnier.
L’aïeul eut un brusque soubresaut.
– Bardonnier ?... Un parent de Firmin Bardonnier, le député ?
– Non, non, lui-même, grand-père. Un homme charmant, l’amabilité même, et si intelligent, si...
Il s’interrompit. Son grand-père venait de lui saisir le poignet entre ses doigts devenus glacés, et, en dépit de son assurance, le jeune homme frémit un peu sous le regard indigné du vieillard.
– Ah ! c’est « ça » que tu veux pour beau-père ! Le pire sectaire, peut-être, parmi tous ceux qui s’acharnent sur notre pauvre France, sur notre chère religion, l’apologiste de l’homme au « drapeau sur le fumier », un être qui a tripoté dans toutes les affaires louches de ces dernières années, l’ignoble, le méprisable Bardonnier ! Et tu oses venir me dire cela ?
Tout le grand corps robuste du vieillard tremblait... Et la mère, les mains jointes, les joues livides, frémissait de tous ses membres.
Très pâle, un peu écrasé d’abord par la véhémente indignation de son aïeul, Alexandre se ressaisit tout à coup. Redressant la tête avec arrogance, il dit sèchement :
– Nous ne voyons pas les choses du même point de vue, grand-père. Certes, ce n’est point dire que j’adopte toutes les idées de M. Bardonnier. Mais ce n’est pas lui que j’épouse... D’ailleurs, l’opposition l’a odieusement calomnié. Toutes ces histoires de chantage, de pots-de-vin, de protection accordée à des affaires malhonnêtes sont des mensonges...
– Tais-toi, je te défends de prendre devant moi le parti de cette canaille ! Et qu’il ne soit plus question de cela, n’est-ce pas ? Si changées que soient certaines de tes idées, je veux croire que tu as gardé un suffisant sentiment de l’honneur pour comprendre qu’il est impossible de faire entrer dans notre famille la fille de cet homme.
– Vous vous trompez, grand-père, car je ne suis pas si intransigeant que vous, j’admets fort bien que chacun ait ses opinions, et il m’importera peu que mon beau-père ait de telles idées, tels principes qui ne cadrent peut-être pas tout à fait avec les miens. Lui aussi fait un sacrifice en acceptant de s’allier à une famille telle que la nôtre, si connue pour son intolérance religieuse, pour ses opinions politiques, pour ses idées rétrogrades en toutes choses.
M. Bordès se leva brusquement.
– Assez !... Tu es un misérable de parler ainsi de tout ce qui lui fait notre honneur et notre fierté ! Plus un mot à ce sujet, et qu’il ne soit jamais question d’un mariage de ce genre. Tu peux épouser la plus pauvre des paysannes, la plus humble des ouvrières, je ne m’y opposerai pas si elle est honorable, mais la fille d’un Bardonnier, jamais !
Une flamme s’alluma dans les yeux clairs d’Alexandre. Lui aussi s’était levé, et bravait du regard son aïeul.
– En ce cas, je serai obligé de me passer de votre consentement, grand-père, car je suis absolument décidé à épouser Jeanne Bardonnier.
– Alexandre !
C’était la mère qui jetait cette exclamation de surprise douloureuse.
M. Bordès, lui, semblait soudain calmé. Son regard froid et sévère se posa sur son petit-fils, plongea dans ces yeux qui avaient toujours su dérober les secrètes pensées d’Alexandre.
– Évidemment, cela cadre bien avec tes nouveaux principes. Agis comme tu l’entendras, puisque je ne peux rien empêcher, mais souviens-toi que dès l’instant où tu deviendras le gendre de cet homme, tu cesseras de faire partie de notre famille.
D’un pas ferme, le vieillard se détourna et sortit de la salle. Mais ce pas fléchissait, tandis qu’il montait le vieil escalier dont la rampe de chêne ciré était usée par le contact des mains de tant de générations. Et, en entrant dans sa chambre, M. Bordès se laissa tomber dans un fauteuil, en plongeant son visage entre ses mains et en murmurant :
« Seigneur ! quelle épreuve vous nous envoyez !... Un Bordès, déserteur de son devoir, passant au camp ennemi !... Mon Dieu, tout, plutôt que cela ! »