21 Décembre
Julia rentra précipitamment avec la chienne dans son sillage. Elle héla Charlie en sifflant sur deux notes, mais ne reçut aucun écho. Elle tenta, en vain, de l’atteindre sur son portable et raccrocha, sans prendre la peine de laisser un message. Agacée, elle se débarrassa de son manteau qui glissa sur le sol, s’échoua dans le canapé du salon et alluma une cigarette pour se calmer.
Le vrombissement de son portable dans la poche de son jeans la fit sursauter. C’était enfin lui. Elle l’apostropha tout de go :
— Enfin toi ! Il m’arrive un truc incroyable !
— Plus tard si tu veux bien, c’est juste pour te dire que je ne rentrerai pas déjeuner. Ciao amore mio.
Déjà larguée, elle fulmina. Son mari, tenaillé par son métier chronophage, était un véritable courant d’air. Elle, par contre, bien qu’occupée à peindre la plupart du temps dans son atelier aménagé sous les combles, restait toujours disponible pour lui, lâchant ses pinceaux pour le dépanner au premier claquement de doigts.
Ravalant sa rancœur, elle sortit une carte de visite de son sac et la relut avec attention. Les caractères d’une élégante typographie se détachaient nettement sur la blancheur du bristol :
Clothilde Klein
AG Édouard Klein
Stahlwerk
Deux adresses y figuraient, l’une à Paris, rue de Courcelles dans le 17ème arrondissement, l’autre en Allemagne, à Gelsenkirchen dans la Ruhr, cette dernière semblant être celle du siège social.
Le nom figurant sur la carte et la dénomination de la société étaient bien la cause de son excitation. Elle fit mentalement le point sur cette matinée peu banale.
Réveillée sous un jour maussade, elle avait préparé le petit-déjeuner pendant que Charlie chantait sous la douche en inondant la salle de bain. Il n’avait rejoint sa femme dans la cuisine qu’après avoir lu ses mails et écouté ses messages, tout en gobant son cocktail de médocs et vitamines, en bon hypocondriaque qui se respecte.
Pendant qu’il téléphonait, la bouche pleine d’un toast dégoulinant de confiture, un œil rivé sur les titres de la presse, elle avait noté la liste exhaustive des cadeaux à offrir pour Noël. La famille venant traditionnellement passer les fêtes chez eux, il lui incombait de décorer la maison et cuisiner durant des heures. Elle finissait l’année exténuée, la maison dévastée et son compte en banque dans le rouge. Mais par bonheur cette fois, sa sœur Sarah avait pris le relais et Julia lui avait volontiers cédé les rênes. Restait l’exécrable exploit de dégoter ces fichus cadeaux qui resteraient sans doute au fond d’un tiroir, à moins que d’être échangés.
Sitôt le petit-déjeuner expédié, elle s’était mise en route, emmitouflée jusqu’aux chevilles dans son manteau noir et coiffée d’une toque d’astrakan passablement mitée trouvée chez un fripier, lui donnant plutôt l’allure d’une réfugiée russe que d’une tsarine.
Il avait neigé abondamment depuis la veille. Dans la blancheur encore immaculée de la ville, les bruits semblaient assourdis et les rares voitures s’aventurant sur les routes, roulaient au pas. Quelques mouettes planaient au-dessus de la Meuse à l’affût d’hypothétique nourriture, qu’elles se disputaient avec les pigeons serrés frileusement le long de la rambarde du quai.
Dans les boutiques prises d’assaut, elle avait piaffé d’impatience devant les caisses où s’allongeaient des files interminables.
À peine de retour à la maison, hagarde et les bras surchargés de colis enrubannés, Charlie l’avait appelée à l’aide. Il lui fallait d’urgence de la peinture anti-tag. Elle avait obtempéré sans rechigner et enfourché son vélo qui l’attendait au garage. Prenant les rues en sens inverse et zigzaguant entre les voitures en dérapages plus ou moins contrôlés tout en grillant les feux rouges, elle avait additionné en un temps record la majorité des infractions reprises dans le Code de la route.
Arrivée miraculeusement à bon port, elle avait adossé sa bécane contre le mur du parking sans prendre le temps de la cadenasser et s’était engouffrée dans le sas du magasin. Dix minutes plus tard, lestée de son achat, elle s’était ruée vers la sortie, indifférente aux sarcasmes de deux ouvriers bousculés dans sa hâte.
C’est alors qu’elle avait constaté incrédule, qu’en lieu et place de son vélo, trônait une Porsche grise aux vitres fumées immatriculée en Allemagne. Seule, une roue tordue du vélo dépassait du garde-boue.
Furieuse, elle avait violemment shooté dans le pneu arrière, en vaine vengeance.
Une femme blonde, vêtue d’un tailleur en cuir rouge, ses jambes longilignes gaînées de satin noir et chaussées d’escarpins aux talons vertigineux, était sortie avec grâce de la voiture. Son portable vissé sur l’oreille, sans même un regard pour Julia, elle avait inspecté sa roue tout en conversant en allemand.
Ulcérée par cette désinvolture et sentant les prémisses d’un prurigo nerveux, Julia l’avait apostrophée :
— Madame, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je vous signale que vous avez écrasé mon vélo.
Impassible, la créature avait poursuivi sa communication, ses doigts manucurés de rouge tapotant machinalement sur le capot de son bolide.
La colère de Julia était montée d’un cran. En signe d’orage imminent, ses yeux malachites s’étaient striés de jaune. Lui arrachant son i Phone, elle l’avait lancé contre le muret, puis, d’une voix rageuse, avait planté ses banderilles :
— Voilà votre portable mal en point, tout comme mon vélo que vous avez écrasé, ce qui n’a pas l’air de vous préoccuper beaucoup. Maintenant, il me faut un constat d’accident, schnell.
Surprise, l’Allemande avait enfin daigné réagir, en s’exprimant en français à peine teinté d’accent germanique :
— Calmez-vous, je vous prie. C’était une communication très importante, capitale même. Vous n’y avez pas été de main morte avec mon portable. Heureusement, l’essentiel était dit et j’en ai un second prêt à l’emploi pour le cas où… avait-elle ajouté désinvolte, en ramassant son i Phone dans la boue. Cela dit, je suis désolée pour votre… moyen de locomotion. Je ne l’avais pas vu en me garant. Malheureusement, je n’ai pas le temps de faire une déclaration d’accident car je suis attendue dans une heure à Bruxelles. Mais, je vous laisse ma carte de visite, ainsi que celle de mon secrétaire qui s’arrangera avec vous. Il est vrai que je pourrais vous demander dédommagement pour mon téléphone, mais restons-en là, je suis vraiment pressée.
En observant l’Allemande qui lui tendait les documents pêchés dans son sac, Julia avait eu l’étrange impression de l’avoir déjà vue. Elle s’était ressaisie cependant :
— Je me suis sans doute emportée un peu vite, mais vous comprendrez que cette situation ne m’arrange vraiment pas.
Mais décidément expéditive, La blonde s’était glissée avec aisance dans son bolide et, allumant son moteur en même temps qu’une cigarette, lui avait lancé, tout en engageant sa manœuvre de recul faisant apparaître l’épave du vélo :
— J’allais oublier, j’ai besoin de vos coordonnées pour l’assurance.
Enfin calmée, Julia les lui avait griffonnées sur une page arrachée de son agenda.
Deux secondes plus tard, dans le vrombissement puissant du moteur, le bolide avait zigzagué entre les ornières du parking pour disparaître bientôt au coin de la rue.
Traînant l’épave de son vélo, Julia avait mis plus d’une heure pour rentrer, pestant sur l’Allemande qui aurait pu, à tout le moins, la reconduire.
Mais il était dit que cette matinée ne lui laisserait aucun répit car Charlie l’avait encore réquisitionnée pour porter un pli urgent chez le comptable. Trop lasse même pour refuser, elle était ressortie courageusement en emmenant cette fois la chienne qui la couvait d’un regard suppliant. Sa mission accomplie, elle s’était attardée à traverser le parc tout proche, pour permettre à Chelsea de se dégourdir les pattes dans la poudreuse. Assise sur un banc, elle avait enfin pris le temps de jeter un œil sur la carte de visite de l’Allemande et avait constaté ahurie, que les nom et prénom y figurant étaient ceux de son père aujourd’hui décédé. Intriguée par cette similitude, elle avait sondé sa mémoire pour retracer l’historique de sa famille paternelle.
Au siècle passé, son arrière-grand-tante, Anna Kelter, possédait une fonderie située sur la rive droite de la Meuse, qu’elle avait fait fructifier en profitant de l’essor de la sidérurgie dans le bassin liégeois. Pietrus Klein, jeune immigré allemand engagé comme représentant, avait rapidement gravi les échelons grâce à son sens aiguisé des affaires, pour accéder au poste de directeur commercial et devenir son bras droit.
N’ayant pas de descendance directe, Anna avait joué le rôle d’entremetteuse en le présentant à sa nièce, Martha Kelter (grand-mère de Julia), issue d’une famille d’intellectuels juifs allemands, originaire de la Rhur. Bien que plus âgé et d’un physique plutôt ordinaire, Martha fut séduite par le charme et l’intelligence de Pietrus et leur mariage fut célébré en grande pompe. Anna Kelter fit du couple ses légataires testamentaires, confia à Pietrus la gestion de ses affaires et put enfin profiter d’une retraite dorée dans sa résidence spadoise.
De cette union naquirent cinq enfants, dont le cadet, Édouard, le père de Julia, qui succéda à Pietrus et étendit ses activités dans le domaine de la sidérurgie.
La nuque appuyée sur l’accoudoir du canapé, Julia se torturait les neurones. Certes, le nom Klein devait-être courant en Allemagne. Mais la société Édouard Klein et la dénomination Stahlwerk signifiant aciérie en allemand, tout de même, cela faisait deux coïncidences troublantes.
Soudain, des aboiements plaintifs couverts par des cris stridents troublèrent sa réflexion. Elle se leva d’un bond et courut vers le lieu du grabuge. Chelsea, dans un réflexe canin, prévenait de l’irruption d’une intruse. Julia attrapa fermement la chienne au collier et accueillit sa jeune sœur Agathe, dotée d’un caractère aussi impétueux qu’imprévisible :
— Bonjour, ma chérie ! Je suis contente de te voir !
— Fais donc taire cette bête idiote ! Se contenta de lancer sèchement Agathe, le regard noir et le poing menaçant.
Le ton était donné. Julia tenta de faire diversion.
— Ne devais-tu pas rentrer le mois prochain ? Ton voyage en Égypte s’est bien passé ?
— Fais-moi grâce de ton boniment et dis-moi où se trouve mon container en provenance de Birmanie. J’ai besoin d’y avoir accès immédiatement.
Julia soupira. Il y a quelques mois, sa sœur, égyptologue et chercheuse au FNRS, l’avait chargée de gérer ses affaires en son absence. Il lui incombait donc de réceptionner les nombreux envois émanant des quatre coins du monde, en les entreposant chez elle la plupart du temps et de lui en rendre compte.
Tout en crachant sa litanie de récriminations, Agathe alla fouiller dans le frigo, décapsula avec ses dents une bouteille de coca qu’elle engloutit d’une traite, une fesse posée sur la table boiteuse de la cuisine, puis alluma une cigarette dont les volutes répandirent dans l’air des effluves d’herbes sauvages. Malgré ses yeux cernés de bistre trahissant des nuits d’insomnie, ses cheveux noirs jais coupés à la garçonne et son corps androgyne noyé dans une salopette d’une propreté douteuse, elle dégageait une sorte de beauté juvénile.
Après avoir intimé ses ordres à Julia, elle écrasa négligemment son mégot sur la semelle de ses bottes boueuses et se leva.
— Bon, je mets les voiles. Je dois vérifier si ma dernière cargaison a bien supporté le voyage. Le mois passé, c’était la catastrophe : les boîtes en laque étaient couvertes de moisissure.
Alors qu’elle allait sortir, Julia la rattrapa.
— Dis-moi, toi qui conserves tout, aurais-tu par hasard des archives relatives à notre branche familiale ?
— Ma pauvre fille, tu as sans doute encore abusé de ton pinard arrache-tripe pour me demander ça, alors que je me contrefiche de la famille… Si j’avais du temps à perdre, je te demanderais la raison de cette question idiote, mais là vraiment, je suis à la bourre.
— Mais dans ton métier, tu dois bien avoir recours à la généalogie et donc pouvoir faire des recherches dans ce sens ?
— Oui, j’ai effectivement un réseau avec lequel je travaille. Mais là, je n’ai pas le temps. Téléphone-moi ce soir si tu veux, je te donnerai plus d’infos.
Elle décampa en claquant violemment la porte, laissant sa sœur dépitée et sur sa faim. Finalement, cette rencontre fortuite de ce matin ne devait être que pur hasard et elle avait sans doute trop d’imagination.
Pour se changer les idées, elle décida d’aller déjeuner dehors. Elle siffla Chelsea qui ne se fit pas prier et quitta la maison. Marchant d’un pas alerte malgré les trottoirs glissants, elle entra bientôt dans une brasserie où Charlie et elle avaient leurs quartiers. Elle embrassa le patron occupé à servir et s’installa à leur table habituelle près d’une vitrine. Chelsea se coucha à ses pieds et s’endormit. Elle commanda le plat du jour et, trempant ses lèvres dans un verre de Bordeaux, se laissa enfin bercer d’une douce torpeur. Son répit fut de courte durée car son portable tinta de façon impérieuse. C’était Sarah, sa plus jeune sœur. Famille quand tu nous tiens…
— Tu n’as pas eu mon message ? Je voulais faire les courses de Noël avec toi. Où donc es-tu ?
— À la brasserie de la Place, viens me rejoindre, répondit Julia laconique, avant de raccrocher.
Cinq minutes plus tard, une Mini Cooper verte se gara sur le trottoir. Sarah entra précipitamment, embrassa distraitement Julia et s’échoua sur la banquette en vidant cul sec et sans vergogne son verre de vin.
Cadette de la fratrie, elle se distingue par un une taille menue et un charme ravageur. Mariée avec Ben et mère de deux fils, elle est professeur de français et accessoirement comédienne dans une troupe de théâtre.
Les plats arrivèrent et Sarah dévora en narrant les derniers potins. L’esprit ailleurs ? Julia picorait sans appétence. Elle l’interrompit brutalement :
— Dis-moi, tu ne connaîtrais pas quelqu’un qui s’y connaît en généalogie ? Je voudrais faire des recherches sur l’origine de notre famille paternelle. J’aurais besoin d’en savoir plus sur l’existence d’éventuels membres vivant en Allemagne.
Sarah fit mine de réfléchir puis demanda à sa sœur :
— Pourquoi cette question ?
Julia s’impatienta :
— Pour une fois, contente-toi de répondre.
Mais la curiosité de sa sœur fut piquée à vif.
— Toi, tu me caches quelque chose.
Julia n’hésita qu’un instant avant de lui tendre la carte de visite objet de l’intrigue et lui relater son aventure. Sarah l’écoutait avec intérêt.
— C’est étonnant ! Imagine que ce soit un membre de notre famille. Qui sait même si… Notre père se rendait souvent en Allemagne pour ses affaires. On peut donc imaginer… Mais, je n’ai vraiment pas le temps de m’occuper de ça pour le moment. Gardons la chose au chaud jusqu’en janvier d’accord ? Et d’ici là, tu devrais recevoir des nouvelles de l’assureur de cette Allemande pour ton vélo.
Elle changea de sujet en lui racontant ses dernières aventures professionnelles, revues à la hausse avec une imagination débordante.
— Finalement, se dit Julia, mon histoire n’a pas l’air de l’intéresser plus que ça.
Son café à peine avalé, Sarah argua d’un rendez-vous, embrassa sa sœur et disparut dans la rue, happée par l’obscurité.
Julia régla la note et sortit. La neige s’était remise à tomber à gros flocons, plongeant l’atmosphère dans un silence ouaté. Le corps courbé, luttant contre la bise glaciale qui lui fouettait le visage, la chienne collée à ses guêtres, elle marchait d’un pas lourd dans les rues désertées.
Elle rentra transie de froid et ne pensa qu’à terminer cette journée en douceur au coin d’un feu de bois. Bercée par un concerto de Bach, elle disposait les bûches dans l’âtre, quand on sonna à la porte. Elle hésita un instant, mais, poussée par la curiosité, alla ouvrir.
Un colosse au poil court et blond, vêtu d’un strict manteau gris foncé dénotant avec ses baskets fluo, se tenait dans l’embrasure de la porte. Il se cassa en deux d’un mouvement sec et éructa dans un français très approximatif :
— Gutten Tag, fou êtes Fraulein Laguermann ?
Surprise, Julia hocha la tête. Le géant sortit alors un vélo d’une camionnette garée devant la maison, l’adossa contre le mur et lui tendit une enveloppe :
— Fraulein Klein m’a demandé de fou remettre das Fahrad.
Déconcertée, elle prit la lettre en murmurant un vague Danke schön.
Le sbire lui asséna un tonitruant – Auf Wiedersehen Fraulein – avant de remonter dans son véhicule et disparaître dans la nuit.
Elle remisa le vélo à l’abri dans le garage. Il était rutilant et semblait de qualité bien supérieure au sien. Elle rentra et, enfin lovée dans le divan, déchiffra le message à la lueur des flammes. L’écriture à l’encre bordeaux était déliée.
« En espérant que ce vélo vous fera oublier l’ancien et en m’excusant pour l’incident de ce matin. Avec mes salutations distinguées. Clothilde Klein. »
Julia se demanda pourquoi l’Allemande s’était donné la peine de lui faire parvenir ce vélo, au lieu de remettre simplement le dossier à son assureur. Cette nouvelle énigme piqua d’autant sa curiosité. Sautant sur l’occasion, elle décida de la rappeler sans plus attendre. Quelques sonneries résonnèrent avant que l’on décroche :
— Ya ? Guten Abend.
— Bonsoir, Fraulein Klein, ici Julia Laguermann. Vous vous souvenez de moi ? Votre secrétaire m’a remis le vélo et je tenais à vous remercier.
— Mais c’est bien normal. J’espère qu’il vous convient.
Puis-je vous poser une question ? se hasarda Julia.
— Je vous en prie.
— Serait-ce indiscret de ma part de vous demander le nom de votre père ? demanda-t-elle d’une voix sirupeuse.
— Mon père se nommait Édouard Klein. C’est d’ailleurs le nom de ma société. Malheureusement, il est décédé il y a longtemps dans un stupide accident d’avion. Mais… pourquoi me demandez-vous ça ?
Le ton était devenu légèrement distant. Julia y perçut même une certaine tension. Elle-même n’en menait pas large mais poursuivit sur sa lancée :
— Je vous avoue être intriguée depuis que j’ai lu votre carte de visite. En effet, nous portons le même nom de famille. Mon père aussi s’appelait Édouard et lui aussi est décédé dans un accident d’avion. Vous conviendrez qu’il n’y a pas mal de similitudes et je me demandais… s’il ne s’agirait pas de la même personne.
Un long silence suivit. Le cœur au bord de l’implosion, Julia compta un long silence avant que l’Allemande réponde d’une voix altérée :
— Écoutez, c’est délicat de discuter de ça par téléphone. Je pars demain à l’aube pour Paris et n’ai pas mon agenda sous la main. Je suis dans mon bain… et pas seule… Mais, je vous rappellerai.
Julia abasourdie par ce qu’elle apprenait laissa un blanc s’installer. Le voile semblait se lever sur l’intrigue, sans parler du tempérament de son interlocutrice. Téléphoner tout en faisant des galipettes dans sa baignoire… Cela promettait…
Elle s’efforça de répondre d’un ton neutre :
— Mais certainement, nous avons nos coordonnées et pouvons en reparler plus tard. Je voulais surtout vous remercier pour votre aimable attention. À bientôt donc…
— Danke gut, Au revoir… termina Clothilde d’une voix alanguie.
Et voilà, pensa Julia en raccrochant. J’ai encore mis les pieds dans une drôle d’histoire. Qui sait si je n’ai pas ouvert la boîte de pandore…
Laissant le feu mourir dans la cheminée, elle échafaudait un plan d’action pour la suite à donner à cette intrigue.
Charlie rentra enfin et Chelsea se rua pour l’accueillir. D’humeur joyeuse, il embrassa sa femme et lui proposa d’aller au cinéma. Elle allait l’envoyer paître quand la sonnerie du téléphone l’interrompit. Charlie, affalé dans le canapé, lui fit signe de ne pas répondre. De guerre lasse, elle alla décrocher.
C’était Marina, sa troisième sœur, vétérinaire spécialisée dans le milieu équestre.
— Alors ma grande, murmura-t-elle. N’aurais-tu pas quelque chose d’important à me dire ?
Julia s’étonna à peine. Il était décidément difficile de lui cacher quoi que ce soit. Douée d’un don de médium, elle s’imprégnait comme une éponge des vibrations d’autrui.
— Mais non, rien de spécial, mentit-elle. Le courage lui manquait de lui dévoiler la nouvelle et sentait surgir les prémices d’une migraine.
Mais Marina n’est pas de celles qui se laissent duper facilement.
— Comme tu voudras, mais tu me raconteras demain. On se voit toujours à midi avec Sarah ? Sans Agathe de préférence, ou cela se terminera en pugilat.
Julia avait zappé ce déjeuner. Elle répondit évasivement qu’elle confirmerait le lendemain, l’embrassa et raccrocha rapidement.
Les yeux rivés sur la page des spectacles de la presse locale, Charlie suggéra de passer la soirée dans une boîte de jazz où se produisaient des joueurs de saxo américains. Fan de cet instrument, il s’évertuait à en jouer sans trop de talent, au grand dam de sa femme qui regrettait de le lui avoir offert et du chien qui l’accompagnait en hurlant à la mort. Mais Julia déclara forfait. Elle l’envoya acheter des « mezze » chez l’épicier du coin, qu’ils dégusteraient devant un film. Peu rancunier, Charlie sortit en sifflotant, Chelsea collée à ses talons. Elle en profita lâchement pour monter se coucher sans attendre son retour. Peu importe qu’il oublie comme souvent d’éteindre les lumières et de verrouiller la porte. Ayant avalé un somnifère, elle pensa, avant de sombrer, qu’elle avait omis de lui raconter cette journée peu banale, mais cela pouvait bien attendre demain.
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