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2231 Mots
Pour le coup, la plaisanterie lui parut passer les bornes. Il envoya à son jardinier l’ordre de déraciner le jeune peuplier, de le scier en morceaux de mesure réglementaire et de le lui expédier à Paris pour son chauffage particulier. Il envoya cinq cents francs à l’ivrogne ami des chefs-d’œuvre, et fit déclarer aux Pont-Avesnois que, pour se venger de leur petite farce révolutionnaire, il ne remettrait de sa vie les pieds à Beaulieu. Le bourg, pour qui cette mise en quarantaine équivalait à une perte d’au moins vingt mille francs par an, fit faire des tentatives de rapprochement par son maire, essaya d’une pétition signée par le conseil municipal. Rien ne fit. Le marquis ne pardonna pas l’arbre de la liberté, et le château de Beaulieu resta clos. À la vérité, les séductions de l’existence parisienne étaient bien aussi pour quelque chose dans la résolution prise par le marquis. Le club, les théâtres, le sport et la galanterie le retinrent plus sûrement loin de Beaulieu que sa rancune contre ses paysans. Cependant, au bout de quelques années de cette vie d’agitations et de plaisirs, le marquis se trouva fort las de toutes ses folies, et, profitant d’une heure de sagesse, il se maria. Sa jeune femme, fille du duc de Bligny, avait une âme tendre et un esprit calme. Elle adora le marquis et sut fermer les yeux sur ses faiblesses. Il était de ces charmants prodigues pour qui le plaisir est l’essence même de la vie, et qui ont la main et le cœur toujours ouverts : ne sachant pas résister à un désir de sa femme, mais capable de la faire mourir de chagrin, quitte à la pleurer amèrement après. Quand la marquise le grondait maternellement au lendemain d’une trop grosse folie, il lui baisait les mains avec des larmes dans les yeux, et lui disait : « Tu es une sainte ! » Et le jour suivant, il recommençait. La lune de miel des jeunes époux avait duré trois ans. C’était bien honnête pour un homme tel que le marquis. De leur mariage étaient nés deux enfants. Un fils et une fille. Octave et Claire grandirent, élevés par leur mère. L’héritier gravement, et de façon à devenir un homme utile. La fille délicatement, pour qu’elle fût le charme de l’existence de celui qu’elle viendrait à aimer. Bizarrerie de la création : le fils était la vivante image de sa mère, doux, tendre et gai ; la fille avait le caractère impétueux et ardent de son père. L’éducation peut assouplir la nature, elle ne la change point. En avançant en âge, Octave devint l’aimable garçon qu’il promettait d’être. Claire fut la superbe et hautaine jeune fille que son enfance annonçait. Cependant un compagnon leur arriva bientôt, amené par le malheur et le deuil. Le duc de Bligny, resté veuf fort jeune, avec un petit enfant, mourut misérablement sur la pelouse d’un champ de courses, les reins brisés par son cheval. Ce fils des preux, tué comme un jockey, ne laissait que peu de fortune. Son fils Gaston, au sortir de la cérémonie funèbre, fut conduit vêtu de noir chez sa tante la marquise, et n’en sortit plus. Traité comme un troisième enfant, il grandit auprès d’Octave et de Claire. Plus âgé qu’eux, il portait déjà en lui le charme et l’élégance d’une race raffinée. Il avait été laissé à l’abandon par son père, dont la vie de dissipation se prêtait peu aux soins d’une surveillance suivie. Tantôt livré aux domestiques qui le mêlaient à leurs intrigues de bas étage, tantôt emmené par le duc dans des parties fines, et indisposé par la nourriture irritante des restaurants, l’innocence de cet enfant, entre les débauches des laquais et les galanteries de son père, avait été mise à une rude épreuve. Quand il fut amené à l’hôtel de Beaulieu, il était malingre au physique, triste et légèrement mauvais au moral. Dans l’atmosphère épurée de la vie de famille, il retrouva toutes les grâces, toutes les fraîcheurs de la jeunesse. À dix-neuf ans, ses études finies, il promettait d’être un charmant cavalier et un gentleman accompli. C’est à cette époque qu’il s’aperçut que sa cousine Claire, plus jeune que lui de quatre ans, n’était plus une petite fille. Une transformation soudaine s’était opérée en elle. Comme un beau papillon sortant de sa chrysalide, Claire venait de s’épanouir dans toute la splendeur de sa radieuse nature de blonde. Ses yeux noirs brillaient d’un doux éclat, et sa taille, admirablement développée, avait une élégance sans pareille. Gaston l’adora follement. Ce fut un coup de foudre. Il garda pendant deux ans son secret profondément enfermé au fond de lui-même. Un grand malheur fut cause qu’il parla. Dans la douleur, les aveux sortent plus facilement du cœur. Le marquis de Beaulieu mourut subitement. Ce viveur disparut discrètement de la vie, à l’anglaise. Il ne fut pas malade, il cessa de vivre. On le trouva étendu dans son cabinet de travail. Il avait voulu feuilleter le dossier d’un procès qu’il engageait contre des collatéraux d’Angleterre. Ce travail inusité ne lui avait pas réussi. Les médecins qui veulent tout déterminer avec précision et n’admettent pas qu’on se passe de leur opinion, même pour mourir, déclarèrent que le marquis avait succombé à la rupture d’un anévrisme. Les amis du club hochèrent la tête et dirent entre eux que cet excellent Beaulieu avait fini comme Morny, usé, brûlé par la grande vie. Il est certain qu’on ne mène pas impunément l’existence que le marquis menait depuis vingt-cinq ans. De plus avisés pensèrent que la révélation faite par l’homme d’affaires à ce superbe gaspilleur d’argent, que son capital était dévoré jusqu’au dernier sou, l’avait aussi sûrement tué que si on lui avait logé une balle en plein cœur. La famille du marquis ne s’occupa pas à rechercher les causes de cette mort foudroyante ; elle ne songea qu’à pleurer. M. de Beaulieu était aimé et respecté comme s’il eût été un époux et un père modèle. La marquise, silencieusement, mit toute sa maison en deuil et fit, à celui qu’elle avait adoré malgré ses fautes et qu’elle regrettait amèrement, des obsèques princières. Octave, désormais marquis de Beaulieu, et le duc de Bligny, son frère d’adoption, conduisirent le deuil, entourés par la plus vieille noblesse de France. Et le soir, quand ils rentrèrent dans l’hôtel sombre et muet, ils trouvèrent la marquise et Claire, vêtues de noir, qui les attendaient pour les consoler et les remercier de la lourde et douloureuse tâche qu’ils venaient de remplir. Puis la marquise s’enferma dans sa chambre avec son fils pour lui parler de l’avenir. Et Gaston alla avec Claire au jardin. L’ombre descendait sous les grands arbres. C’était une belle soirée d’été, l’air était chargé du parfum des fleurs. Les deux jeunes gens marchaient lentement et sans parler autour de la pelouse. Ils suivaient l’un et l’autre leur pensée. D’un commun accord, ils s’arrêtèrent et s’assirent sur un banc de pierre. Un jet d’eau chantait dans le bassin de marbre à leurs pieds, et son murmure monotone berçait leur rêverie. Gaston, soudain, rompit le silence, et, parlant vite comme quelqu’un qui s’est trop longtemps contenu, il exprima à Claire, avec une profonde sensibilité, son chagrin d’avoir perdu l’homme excellent qui lui avait servi de père. Il y avait en lui une émotion qu’il était impuissant à contenir. Ses nerfs avaient été trop cruellement tendus toute la journée. Une faiblesse de tout son être le livrait à l’émotion poignante de l’heure présente. Et, malgré lui, ne pouvant retenir ses larmes, il se mit à sangloter. Puis, laissant tomber sa tête alourdie dans les mains brûlantes de Claire, il s’écria : – Va, je n’oublierai jamais ce que les tiens ont été pour moi. Quoiqu’il m’arrive dans la vie, tu me trouveras toujours près de toi. Je t’aime tant ! Et il répétait au travers de ses sanglots : Je t’aime ! je t’aime !... Claire releva doucement la tête de Gaston, rougissant et presque honteux de son abandon, et le regardant profondément, avec un doux sourire : – Moi aussi, je t’aime ! dit-elle. Gaston, éperdu, poussa un cri : Claire ! La jeune fille lui mit ses mains sur les lèvres, et avec la solennité d’un engagement, elle effleura d’un b****r le front du jeune duc. Puis, lentement, ils se levèrent, et appuyés l’un sur l’autre, ils reprirent en silence leur marche autour de la pelouse. Ils ne songeaient plus à parler. Ils écoutaient leur cœur. Le lendemain, Octave de Beaulieu commença son droit et Gaston entra au ministère des affaires étrangères. Le gouvernement républicain cherchait alors à s’attacher les grands noms de l’aristocratie pour rassurer l’Europe, qui voyait avec des yeux inquiets la démocratie triomphante. Le jeune duc avait été attaché au cabinet de M. Decazes, et semblait promis au plus brillant avenir diplomatique. Très lancé dans le monde, il y avait produit une vive sensation par l’élégance de sa tournure, la grâce de son visage et le charme de sa conversation. Recherché par les mères de famille, il était resté indifférent aux avances qui lui avaient été faites. Ses yeux étaient fermés à tout ce qui n’était point Claire. Et ses meilleures soirées étaient celles qu’il passait dans le petit salon de sa tante, à regarder sa cousine, travaillant la tête penchée sur sa broderie. La lumière faisait étinceler les boucles folles qui frisaient sur sa nuque ronde. Et Gaston restait silencieux et recueilli, dévorant des yeux ces cheveux d’or, qu’il eût voulu b****r dévotement. À dix heures, il prenait congé de la marquise, serrait fraternellement la main de Claire et s’en allait dans le monde, danser jusqu’au matin. L’été, toute la maison s’envolait en Normandie, dans une propriété de la marquise ; car, fidèle à la rancune de son mari, celle-ci n’était point encore retournée à Beaulieu. Là, Gaston était complètement heureux : il courait les bois à cheval avec Octave et Claire, ivre d’air pur, tandis que la marquise fouillait les archives de la famille pour trouver de nouveaux documents relatifs au procès d’Angleterre. Il s’agissait d’une somme considérable léguée à M. de Beaulieu par testament. Les Anglais avaient contesté le legs, et les sollicitors des deux parties, entrés dans la cause, comme des rats dans un fromage, s’enrichissaient en faisant durer les hostilités. Le procès que le marquis avait commencé par amour-propre, sa veuve l’avait continué par intérêt, car la fortune de M. de Beaulieu avait été gravement compromise par ses folies, et l’héritage d’Angleterre représentait le plus clair du patrimoine des deux enfants. La fortune personnelle de la marquise était belle et solide, mais suffisait seulement aux charges très lourdes de la vie commune. Madame de Beaulieu s’était donc faite plaideuse, quoiqu’elle eût horreur de la chicane, pour défendre la fortune de Claire et d’Octave. Et, plongée dans les paperasses, en correspondance continuelle avec les hommes de loi, elle était devenue d’une belle force sur le code de procédure. Elle avait une confiance absolue dans l’issue du débat. Les siens prolongeaient sa sécurité, et Claire était considérée comme devant apporter deux millions à celui qui serait assez heureux pour lui plaire. Elle avait déjà été demandée en mariage, et par des prétendants de haute naissance et de grande fortune. Elle avait refusé. La marquise, inquiète, avait questionné sa fille, et Claire, sans hésiter, avait appris à sa mère qu’elle était fiancée au duc de Bligny. Madame de Beaulieu avait été médiocrement satisfaite de ces accordailles. Outre qu’elle avait sur les mariages entre cousins des idées fort arrêtées, elle jugeait Gaston avec une pénétration singulière. Elle le voyait léger, passionné et inconstant, très capable d’aimer ardemment, incapable d’aimer fidèlement. Elle ne voulut cependant pas chercher à influencer sa fille. Elle connaissait le caractère étrangement ferme de Claire et savait que rien ne pourrait la décider à rompre un engagement librement contracté. De plus, au fond d’elle-même, la marquise était flattée d’une alliance qui faisait rentrer dans sa famille ce beau nom de Bligny qu’elle avait abandonné, elle, en se mariant. Elle fit donc bon accueil à son neveu, et, ne pouvant le traiter mieux qu’elle n’avait fait jusque-là, elle continua à voir en lui un véritable fils. Sur ces entrefaites, le duc fut nommé secrétaire à l’ambassade de Saint-Pétersbourg. Et, d’un commun accord, on résolut de faire le mariage au premier congé que le jeune diplomate obtiendrait. Le premier congé fut donné au bout de six mois. Gaston arriva à Paris, mais pour huit jours seulement. Il était chargé d’une mission confidentielle que l’ambassadeur n’avait pas voulu livrer au hasard des dépêches chiffrées. Huit jours ! Pouvait-on en conscience se marier en huit jours ? Ce n’était même pas un délai assez long pour que les bans fussent régulièrement publiés. Le jeune duc fut tendre pour Claire, mais avec une nuance de légèreté qui contrastait avec sa pieuse tendresse d’autrefois. Depuis son départ, Gaston avait fréquenté la société russe, la plus corrompue qu’il y ait au monde. Et il revenait avec des idées toutes particulières sur l’amour. L’expression de son visage même s’était modifiée comme les sentiments de son cœur. Ses traits s’étaient marqués et durcis. Il y avait comme une trace de débauche sur son front autrefois si pur. Claire ne vit pas, ou ne voulut pas voir ces changements. Elle avait voué au duc une tendresse inaltérable. Et puis elle avait confiance dans le gentilhomme et attendait. Les lettres, d’abord fréquentes, de Gaston, devinrent plus rares. C’étaient toujours des protestations passionnées. Il souffrait cruellement, à l’entendre, des retards apportés à son bonheur. Mais il ne parlait plus de revenir. Et deux ans s’étaient écoulés depuis son départ. À la demande de sa fille, madame de Beaulieu avait fermé ses salons pendant les deux hivers qui venaient de s’écouler. La fiancée voulait vivre dans la retraite pour couper court aux sollicitations des prétendants qui ne se décourageaient pas. Octave continuait son droit, et la marquise se plongeait de plus en plus dans les paperasses de son interminable procès. Quand le printemps revint, par un de ces caprices qui lui étaient familiers, Claire désira aller visiter cette terre de Beaulieu, que son père, pendant sa vie, avait mise en interdit. La marquise, incapable de résister à sa fille, et jugeant utile de la distraire, consentit à ce déplacement. Et c’est ainsi que, par une belle journée d’octobre, le jeune marquis, tout fraîchement reçu licencié, avait été rencontré le fusil sur l’épaule, accompagné de son épagneul marron, dans les bois de M. Derblay.
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