I - César à son apogée-5

2042 Mots
Pendant huit jours il alla tous les soirs faire faction devant le Petit-Matelot, quêtant un regard comme un chien quête un os à la porte d’une cuisine, insoucieux des moqueries que se permettaient les commis et les demoiselles, se dérangeant avec humilité pour les acheteurs ou les passants, attentifs aux petites révolutions de la boutique. Quelques jours après il entra de nouveau dans le paradis où était son ange, moins pour y acheter des mouchoirs que pour lui communiquer une idée lumineuse. – Si vous aviez besoin de parfumeries, mademoiselle, je vous en fournirais bien tout de même, dit-il en la payant. Constance Pillerault recevait journellement de brillantes propositions où il n’était jamais question de mariage ; et, quoique son cœur fut aussi pur que son front était blanc, ce ne fut qu’après six mois de marches et de contremarches, où César signala son infatigable amour, qu’elle daigna recevoir les soins de César, mais sans vouloir se prononcer : prudence commandée par le nombre infini de ses serviteurs, marchands de vins en gros, riches limonadiers et autres qui lui faisaient les yeux doux. L’amant s’était appuyé sur le tuteur de Constance, monsieur Claude-Joseph Pillerault, alors marchand quincaillier sur le quai de la Ferraille, qu’il avait fini par découvrir en se livrant à l’espionnage-souterrain qui distingue le véritable amour. La rapidité de ce récit oblige à passer sous silence les joies de l’amour parisien fait avec innocence, à taire les prodigalités particulières aux commis : melons apportés dans la primeur, fins dîners chez Vénua suivis du spectacle, parties de campagne en fiacre le dimanche. Sans être joli garçon, César n’avait rien dans sa personne qui s’opposât à ce qu’il fût aimé. La vie de Paris et son séjour dans un magasin sombre avaient fini par éteindre la vivacité de son teint de paysan. Son abondante chevelure noire, son encolure de cheval normand, ses gros membres, son air simple et probe, tout contribuait à disposer favorablement en sa faveur. L’oncle Pillerault, chargé de veiller au bonheur de la fille de son frère, avait pris des renseignements : il sanctionna les intentions du Tourangeau. En 1800, au joli mois de mat, mademoiselle Pillerault consentit à épouser César Birotteau, qui s’évanouit de joie au moment où, sous un tilleul, à Sceaux, Constance-Barbe-Joséphine l’accepta pour époux. – Ma petite, dit monsieur Pillerault, tu acquiers un bon mari. Il a le cœur chaud et des sentiments d’honneur : c’est franc comme l’osier et sage comme un Enfant-Jésus, enfin le roi des hommes. Constance abdiqua franchement les brillantes destinées auxquelles, comme toutes les filles de boutique, elle avait parfois rêvé : elle voulut être une honnête femme, une bonne mère de famille, et prit la vie suivant le religieux programme de la classe moyenne. Ce rôle allait d’ailleurs bien mieux à ses idées que les dangereuses vanités qui séduisent tant de jeunes imaginations parisiennes. D’une intelligence étroite, Constance offrait le type de la petite bourgeoise dont les travaux ne vont pas sans un peu d’humeur, qui commence par refuser ce qu’elle désire et se fâche quand elle est prise au mot, dont l’inquiète activité se porte sur la cuisine et sur la caisse, sur les affaires les plus graves et sur les reprises invisibles à faire au linge, qui aime en grondant, ne conçoit que les idées les plus simples, la petite monnaie de l’esprit, raisonne surtout, a peur de tout, calcule tout et pense toujours à l’avenir. Sa beauté froide, tuais candide, son air touchant, sa fraîcheur, empêchèrent Birotteau de songer à des défauts compensés d’ailleurs par cette délicate probité naturelle aux femmes, par un ordre excessif, par le fanatisme du travail et par le génie de la vente. Constance avait alors dix-huit ans et possédait onze mille francs. César, à qui l’amour inspira la plus excessive ambition, acheta le fonds de la Reine des Roses et le transporta près de la place Vendôme, dans une belle maison. Âgé de vingt et un ans seulement, marié à une belle femme adorée, possesseur d’un établissement dont il avait payé le prix aux trois quarts, il dut voir et vit l’avenir en beau, surtout en mesurant le chemin tait depuis son point de départ. Roguin, notaires des Ragon, le rédacteur du contrat de mariage, donna de sages conseils au nouveau parfumeur en l’empêchant d’achever le payement du fonds avec la dot de sa femme. – Gardez donc des fonds pour faire quelques bonnes entreprises, mon garçon, lui avait-il dit. Birotteau regarda le notaire avec admiration, prit l’habitude de le consulter, et s’en fit un ami. Comme Ragon et Pillerault, il eut tant de foi dans le notariat, qu’il se livrait alors à Roguin sans se permettre un soupçon. Grâce à ce conseil, César, muni des onze mille francs de Constance pour commencer les affaires, n’eût pas alors échangé son avoir contre celui du premier Consul, quelque brillant que parût être l’avoir de Napoléon. D’abord, Birotteau n’eut qu’une cuisinière, il se logea dans l’entresol situé au-dessus de sa boutique, espèce de bouge assez bien décoré par un tapissier, et où les nouveaux mariés entamèrent une éternelle lune de miel. Madame César apparut comme une merveille dans son comptoir. Sa beauté célèbre eut une énorme influence sur la vente, il ne fut question que de la belle madame Birotteau parmi les élégants de l’Empire. Si César fut accusé de royalisme, le monde rendit justice à sa probité ; si quelques marchands voisins envièrent son bonheur, il passa pour en être digne. Le coup de feu qu’il avait reçu sur les marches de Saint-Roch lui donna la réputation d’un homme mêlé aux secrets de la politique et celle d’un homme courageux, quoiqu’il n’eût aucun courage militaire au cœur et nulle idée politique dans la cervelle. Sur ces données, les honnêtes gens de l’arrondissement le nommèrent capitaine de la garde nationale, mais il fut cassé par Napoléon qui, selon Birotteau, lui gardait rancune de leur rencontre en vendémiaire. César eut alors à bon marché un vernis de persécution qui le rendit intéressant aux yeux des opposants, et lui fit acquérir une certaine importance. Voici quel fut le sort de ce ménage constamment heureux par les sentiments, agité seulement par les anxiétés commerciales. Pendant la première année, César Birotteau mit sa femme au fait de la vente et du détail des parfumeries, métier auquel elle s’entendit admirablement bien ; elle semblait avoir été créée et mise au monde pour ganter les chalands. Cette année finie, l’inventaire épouvanta l’ambitieux parfumeur : tous frais prélevés, en vingt ans à peine aurait-il gagné le modeste capital de cent mille francs, auquel il avait chiffré son bonheur. Il résolut alors d’arriver à la fortune plus rapidement et voulut d’abord joindre la fabrication au détail. Contre l’avis de sa femme, il loua une baraque et des terrains dans le faubourg du Temple, et y fit peindre en gros caractères : FABRIQUE DE CÉSAR BIROTTEAU. Il débaucha de Grasse un ouvrier avec lequel il commença de compte à demi quelques fabrications de savon, d’essences et d’eau de Cologne. Son association avec cet ouvrier ne dura que six mois et se termina par des pertes qu’il supporta seul. Sans se décourager, Birotteau voulut obtenir un résultat à tout prix, uniquement pour ne pas être grondé par sa femme, à laquelle il avoua plus tard qu’en ce temps de désespoir la tête lui bouillait comme une marmite, et que plusieurs fois, n’était ses sentiments religieux, il se serait jeté dans la Seine. Désolé de quelques expériences infructueuses, il flânait un jour le long des boulevards en revenant dîner, car le flâneur parisien est aussi souvent un homme au désespoir qu’un oisif. Parmi quelques livres à six sous étalés dans une manne à terre, ses yeux furent saisis par ce titre jaune de poussière : Abdeker ou l’Art de conserver la Beauté. Il prit ce prétendu livre arabe, espèce de roman fait par un médecin du siècle précédent, et tomba sur une page où il s’agissait de parfums. Appuyé sur un arbre du boulevard pour feuilleter le livre, il lut une note où l’auteur expliquait la nature du derme et de l’épiderme, et démontrait que telle pâte ou tel savon produisait un effet souvent contraire à celui qu’on en attendait, si la pâte et le savon donnaient du ton à la peau qui voulait être relâchée, ou relâchaient la peau qui exigeait des toniques. Birotteau acheta ce livre où il vit une fortune. Néanmoins, peu confiant dans ses lumières, il alla chez un chimiste célèbre, Vauquelin, auquel il demanda tout naïvement les moyens de composer un double cosmétique qui produisît des effets appropriés aux diverses natures de l’épiderme humain. Les vrais savants, ces hommes si réellement grands en ce sens qu’ils n’obtiennent jamais de leur vivant le renom par lequel leurs immenses travaux inconnus devraient être payés, sont presque tous serviables et sourient aux pauvres d’esprit. Vauquelin protégea donc le parfumeur, lui permit de se dire l’inventeur d’une pâle pour blanchir les mains et dont il lui indiqua la composition. Birotteau appela ce cosmétique la Double Pâte des Sultanes. Afin de compléter l’œuvre, il appliqua le procédé de la pâte pour les mains à une eau pour le teint qu’il nomma l’Eau Carminative. Il imita dans sa partie le système du Petit-Matelot, il déploya, le premier d’entre les parfumeurs, ce luxe d’affiches, d’annonces et de moyens de publication que l’on nomme peut-être injustement charlatanisme. Le Pâte des Sultanes et l’Eau Carminative se produisirent dans l’univers galant et commercial par des affiches coloriées, en tête desquelles étaient ces mots : Approuvées par l’Institut ! Cette formule, employée pour la première fois, eut un effet magique. Non seulement la France, mais le continent fut pavoisé d’affiches jaunes, rouges, bleues, par le souverain de la Reine des Roses qui tenait, fournissait et fabriquait, à des prix modérés, tout ce qui concernait sa partie. À une époque où l’on ne parlait que de l’Orient, nommer un cosmétique quelconque Pâte des Sultanes, en devinant la magie exercée par ces mots dans un pays où tout homme tient autant à être sultan que la femme à devenir sultane, était une inspiration qui pouvait venir à un homme ordinaire comme à un homme d’esprit ; mais le public jugeant toujours les résultats, Birotteau passa d’autant plus pour un homme supérieur, commercialement parlant, qu’il rédigea lui-même un prospectus dont la ridicule phraséologie fut un élément de succès : en France, on ne rit que des choses et des hommes dont on s’occupe, et personne ne s’occupe de ce qui ne réussit point. Quoique Birotteau n’eût pas joué sa bêtise, on lui donna le talent de savoir faire la bête à propos. Il s’est retrouvé, non sans peine, un exemplaire de ce prospectus dans la maison Popinot et compagnie, droguistes, rue des Lombards. Cette pièce curieuse est au nombre de celles que, dans un cercle plus élevé, les historiens intitulent pièces justificatives. La voici donc : DOUBLE PATE DES SULTANES ET EAU CARMINATIVE DE CÉSAR BIROTTEAU. DÉCOUVERTE MERVEILLEUSE APPROUVER PAR L’INSTITUT DE FRANCE. Depuis longtemps une pâte pour les mains et une eau pour le visage, donnant un résultat supérieur à celui obtenu par l’Eau de Cologne dans l’œuvre de la toilette, étaient généralement désirées par les deux sexes en Europe. Après avoir consacré de longues veilles à l’étude du derme et de l’épiderme chez les deux sexes, qui, l’un comme l’autre, attachent avec raison le plus grand prix à la douceur, à la souplesse, au brillant, au velouté de la peau, le sieur Birotteau, parfumeur avantageusement connu dans la capitale et à l’étranger, a découvert une Pâte et une Eau à juste titre nommées, dès leur apparition, merveilleuses par les élégants et par les élégantes de Paris. En effet, cette Pâte et cette Eau possèdent d’étonnantes propriétés pour agir sur la peau, sans la rider prématurément, effet immanquable des drogues employées inconsidérément jusqu’à ce jour et inventées par d’ignorantes cupidités. Cette découverte repose sur la division dis tempéraments qui se rangent en deux grandes classes indiquées par la couleur de la Pâte et de l’Eau, lesquelles sont roses pour le derme et l’épiderme des personnes de constitution lymphatique, et blanches pour ceux des personnes qui jouissent d’un tempérament sanguin. Cette Pâte est nommée Pâte des Sultanes, parce que cette découverte avait déjà été faite pour le sérail par un médecin arabe. Elle a été approuvée par l’institut sur le rapport de notre illustre chimiste VAUQUELIN, ainsi que l’Eau établie sur les principes qui ont dicté la composition de la Pâte. Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus doux parfums, fait donc disparaître les taches de rousseur les plus rebelles, blanchit les épidermes les plus récalcitrants, et dissipe les sueurs de la main dont se plaignent les femmes non moins que les hommes. L’Eau Carminative enlève ces légers boutons qui, dans certains moments, surviennent inopinément aux femmes, et contrarient leurs projets pour le bal ; elle rafraîchit et ravive les couleurs en ouvrant ou fermant les pores selon les exigences du tempérament ; elle est si connue déjà pour arrêter les outrages du temps que beaucoup de dames l’ont, par reconnaissance, nommée L’AMIE DE LA BEAUTÉ.
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