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Caleb, l’engin a été trouvé.
Nous lisons le texto et nous sommes submergés de soulagement.
— Nous ? me dit une voix sarcastique dans la tête. C’est moi, gamin, Caleb. C’est mon souvenir.
— Je le vis comme s’il s’agissait de nous, Caleb, réponds-je sèchement en espérant qu’il peut m’entendre. Tu crois que j’ai envie d’être ici ?
— Alors, dégage.
— J’aimerais bien.
— Essaye, pense Caleb, mais c’est trop tard.
Je suis de nouveau immergé dans les souvenirs de Caleb qui continuent à se jouer comme une session de Lecture.
Nous nous rendons compte que le texto ne modifie pas notre mission. Nous nous approchons le plus possible de la voiture avant de nous dédoubler. C’est délicat d’attaquer quelqu’un qui peut également entrer dans la Dimension de l’esprit. C’est un art difficile que nous sommes encore en train de développer.
Par exemple, il est difficile de surprendre quelqu’un s’il ou elle peut se dédoubler. Depuis l’enfance, ceux d’entre nous qui ont la capacité de pénétrer dans la Dimension de l’esprit apprennent à observer tout ce qui nous entoure au moment du dédoublement. C’est du moins le cas de ceux qui sont paranoïaques.
La solution est très audacieuse : peu d’entre nous ont assez de cran pour l’essayer. Ce qu’il faut, c’est attaquer quelqu’un à l’intérieur de la Dimension de l’esprit.
Moi, Darren, je me dissocie un instant et je pense pour Caleb : ‘pourquoi attaquer quelqu’un dans le Calme ? Rien de ce que tu fais ici n’a d’effet sur le monde réel.’
— Qu’est-ce que je t’ai dit sur le fait de sortir de ma tête ? dit-il d’un ton fâché — s’il est possible de penser avec un ton fâché. Au moins, cesse tes putains de commentaires ! Pour ton information, quand l’un d’entre nous meurt dans la Dimension de l’esprit, il y a bel et bien un effet, un effet durable, crois-moi.
— Mais pourquoi ne pas faire ton attaque dans le monde réel ?
— Écoute, gamin, je ne suis pas là pour t’apprendre des trucs. Nous sommes ici pour moi, tu te souviens ? Si promets de te la fermer après, je t’explique. Un des avantages lorsque l’on attaque quelqu’un dans la Dimension de l’esprit est que l’autre personne ne peut pas me voir avant que je la tire du monde réel. C’est la discrétion ultime et la raison pour le développement de cette technique. Un autre énorme avantage est que dans la Dimension de l’esprit, un Pousseur ne peut pas utiliser des passants pour s’aider. C’est quelque chose que ces connards essaieraient de faire. Mais avant d’aller attaquer des gens dans la Dimension de l’esprit, pense que cette technique possède ses inconvénients. Dans un combat normal, je peux me servir de la Dimension de l’esprit. C’est très avantageux. Je peux me dédoubler et voir à quel endroit mon adversaire figé va me frapper. Si mon adversaire n’est pas un Lecteur ou un Pousseur, je peux aussi le Lire, ce qui me donne des informations importantes au sujet des actions de mon adversaire dans un futur proche. Malheureusement, dans le cas présent, l’adversaire est un Pousseur. Je ne peux compter que sur mes prouesses au combat. Cela me va très bien, étant donné que j’ai confiance en mes capacités dans ce domaine-là. Malgré tout, j’élabore toujours mes stratégies en partant du principe que mon adversaire soit aussi doué ou meilleur que moi, même si en pratique, c’est très improbable.
— Waouh mec, c’est beaucoup plus que ce que j’ai voulu savoir à ce sujet. Et très arrogant, en plus.
— C’est toi qui as demandé, trou du cul.
Caleb ne fait plus de commentaires et je suis de nouveau aspiré dans son souvenir.
L’alarme d’une voiture sonne au loin. Nous décidons que l’endroit où nous sommes maintenant devrait faire l’affaire : c’est assez loin pour que le Pousseur ne puisse pas nous voir arriver, mais pas si loin que nous ne pouvons pas nous battre le moment venu.
Nous nous dédoublons et l’alarme de la voiture ainsi que les autres bruits disparaissent.
Maintenant que nous sommes en mode de combat, notre besoin de tuer l’homme dans la voiture, le Pousseur, est écrasant. Cela submerge tout notre être. Nous avons rarement une occasion pareille. Une chance de tuer pour une cause juste. Nous n’aurons pas de cas de conscience après ceci. Non, pas de perte de sommeil ni même une once de regret cette fois-ci. Si quelqu’un mérite de mourir, c’est bien notre cible actuelle.
Cela fait des semaines que le Pousseur essaie de frapper la communauté des Lecteurs. Il est responsable de la bombe que nos hommes sont en train de désarmer en ce moment même.
Tant de Lecteurs auraient pu mourir. Sous notre garde. La possibilité est tellement impensable que nous n’arrivons toujours pas à l’imaginer complètement. Et tout cela fut évité par hasard, grâce à une découverte chanceuse. Nous avions vu les signes révélateurs dans l’esprit de cet électricien. Nous ne nous attardons pas sur ce qui aurait pu se passer si cela n’avait pas été découvert. La seule consolation est que nous serions morts en même temps que les victimes, étant donné l’endroit où l’explosion devait avoir lieu. Nous n’aurions pas eu besoin de vivre avec la honte d’avoir été chef de la sécurité et d’avoir laissé une telle chose se produire.
Bien entendu, cette poule mouillée de Pousseur n’a rien fait par lui-même. Au lieu de cela, il a mentalement forcé le personnel de la communauté.
La rage nous envahit à nouveau quand nous repensons à la façon dont ces gens normaux et gentils se sont fait trafiquer l’esprit, simplement parce qu’ils étaient des entrepreneurs, des plombiers et des jardiniers qui travaillaient dans la communauté des Lecteurs. Nous fulminons contre cette injustice, contre le fait qu’ils aient pu exploser en même temps que les Lecteurs. Des dommages collatéraux aux yeux du Pousseur. Nous ne nous abaisserions jamais à une telle manœuvre. L’idée de dommages collatéraux est une des raisons pour lesquelles nous avons fini par quitter les Forces spéciales.
Notre rage augmente exponentiellement quand nous nous souvenons de ce que Julia a dit voir dans l’esprit de Stacy, la serveuse — ce que cette pourriture lui a fait. Le viol métaphorique de l’esprit de Stacy pour lui faire faire du mal aux gens pour lesquels elle travaillait ne lui a pas suffi. Cet enfoiré a fait un pas pervers de plus et il l’a violée littéralement. Il a décidé de mêler son travail contre nature avec l’abominable perversion du plaisir, lui faisant faire des choses tellement tordues...
Nous inspirons profondément en essayant de réprimer notre rage qui commence à déborder. La rage n’aide pas au combat. Pas dans le style de combat que nous avons perfectionné, en tout cas. Nous devons évaluer, analyser, puis agir. Historiquement, nous savons que les berserkers mouraient toujours, même si c’était dans la gloire, sur le champ de bataille. Ce n’est pas notre style. En fait, nous pratiquons quelque chose qui pourrait être considéré comme l’exact opposé de la fureur aveugle. Nous appelons notre technique le combat de pleine conscience. Cela nécessite un certain degré de calme. Nous respirons encore profondément. Il faut qu’une personne meure aujourd’hui et il est dans cette voiture. Nous devons continuer à vivre afin de pouvoir chasser et tuer tous ceux qui font partie de ce crime, de cette conspiration.
Nous regardons l’homme par le pare-brise. Nous sommes sur nos gardes. Nous reconnaissons les gens comme nous : un ancien militaire dont le langage corporel indique les Opérations Spéciales. La façon dont il s’est garé à l’écart de tout bon endroit pour tirer, la manière dont il se tient assis sur le qui-vive. Tous ces indices pointent vers une formation d’élite. Mais ce type n’est pas de la Division des Activités Spéciales comme nous. Nous en sommes presque sûrs. Il s’est peut-être entraîné avec l’équipe d’élite de la sécurité des Marines — même si ce s******d a sûrement Poussé pour y entrer, en tout cas pour l’étape de l’évaluation psychologique.
Nous prenons une dernière inspiration profonde, puis nous tirons dans la vitre du passager et nous donnons un coup de poing au visage du Pousseur en sachant que le contact physique l’attirera dans la Dimension de l’esprit. Notre but est de l’y tuer. Le faire lentement si possible, c’est un bonus.
Nous nous préparons à tirer dès qu’il se matérialise — mais il ne se matérialise pas. Nous sommes momentanément surpris. Il aurait dû apparaître dans le siège arrière, pensons-nous brièvement avant de ressentir une douleur aiguë dans notre épaule droite qui requiert toute notre attention.
Bizarrement, le Pousseur semble s’être matérialisé à l’extérieur de la voiture. Nous n’avons jamais vu personne prendre corps dans la Dimension de l’esprit de cette façon-là. Nous n’avons pas le temps de nous demander comment cela s’est produit ni où il a trouvé le couteau qui est à présent enfoncé dans notre épaule. Cette blessure concentre toute notre attention sur une seule chose : la survie.
La douleur est insoutenable et tenir le pistolet dans notre main droite est une véritable torture. Nous faisons de notre mieux pour ignorer la douleur, nous nous retournons et nous essayons de tirer sur notre attaquant. Il anticipe le mouvement et parvient à se dégager par une torsion. Si nous n’étions pas blessés, il n’aurait jamais pu s’en sortir de cette manière, mais dans la situation présente, notre arme tombe à terre un instant plus tard. Son autre main se dirige vers la poche de son manteau.
Il est temps d’effectuer une manœuvre désespérée.
Nous lui mettons un coup de boule : c’est un geste si dangereux que nous décourageons normalement nos employés de l’utiliser.
Le coup nous fait voir des étoiles et nous avons légèrement la tête qui tourne, mais il semble que le risque en valait la peine. Le Pousseur se tient à présent le nez que nous espérons cassé. C’est le moment.
En utilisant notre main gauche, nous lui donnons un coup de poing sur le nez — qu’il serre toujours dans ses mains — et avec notre bras blessé, nous passons la main dans la poche de son manteau.
Nous attrapons son pistolet, nous levons notre main droite et nous la redescendons. Cela nous fait moins mal d’utiliser notre main blessée de cette façon. Se servir du pistolet comme d’une massue est moins douloureux que de donner un coup de poing. La lourde crosse du pistolet atterrit au même endroit fragile sur le nez du Pousseur.
Il ne retire pas ses mains. Son nez doit être sérieusement endommagé.
Il tente un coup de pied en espérant frapper nos jambes. Nous nous écartons de son attaque, nous prenons le pistolet dans notre main gauche et nous ôtons le cran de sûreté.
Nous tirons d’abord dans le haut de son bras gauche. Il fait un étrange bruit de gargouillis.
Nous tirons ensuite dans le haut de son bras droit. Cette fois-ci, il crie.
Nous profitons du fait que sa douleur doit être atroce.
Nous tirons ensuite une fois dans chaque jambe et il tombe au sol en essayant d’adopter une sorte de position défensive.
Maintenant, la partie de combat de pleine conscience est terminée et nous pouvons laisser revenir notre rage.
Malgré tout, nous ne laissons pas notre rage nous faire aller trop vite. Nous donnons un coup de pied et nous inspirons. Puis nous frappons encore et encore.
Nos mouvements se font dans une espèce de brouillard. Le temps semble ralentir.
Quand nos jambes font mal et que nous sommes satisfaits par la quantité de bruits d’os cassés, le jeu commence à nous lasser. Après tout, sauf si le Pousseur meurt de ses blessures, il sera comme neuf en sortant. Mais cela ne va pas se passer ainsi. Nous pointons le pistolet sur la tête de notre adversaire.
Il est temps d’aller au but. Il est temps de commencer à tuer ce Pousseur...