Chapitre 2

1768 Mots
2Ordinateur de Mme Waroux Audrey, ma confidente, mon reflet, mon réflexe, j’ai peine à concevoir ma vie, chaque détail de ma vie, avec une autre que toi. Tu me connais par cœur, tu sais mes goûts, mes dégoûts, tu sens mes peurs, mes pleurs, tu partages mes joies, suggères mes choix… Je t’ai confié mon corps, mon intimité. Tu as apprivoisé ma gêne, ton regard ne me trouble plus, le contact de tes mains ne m’effraie plus… tu es mon bras droit, ma voix. Tu m’expliques que « l’autre » saura te remplacer, qu’elle prendra le temps, que vous serez deux pour doucement me familiariser… Comment saurais-je partager l’instant si solennel d’une toilette, prêter mon intimité au regard de cette autre, sans avoir l’impression d’être un jouet qu’on se passe de main en main. Tu vois je ne peux m’empêcher de dire « l’autre ». L’autre… Tu me donnes à elle et tu ne me demandes pas mon avis. Je dois consentir et me taire. C’est le hasard qui t’avait mise sur mon chemin et pour une fois le hasard avait bien fait les choses. Comment être certaine que la magie opérera encore ? Comment retrouver cette harmonie que je m’apprête à perdre en te laissant partir… Je ne veux pas de cette autre ! Je ne suis même pas capable de m’y préparer. J’ai l’impression qu’il n’y aura plus jamais d’après. Après ce sera différent… pas nécessairement pire, mais différent. Renouvelé, refait, recommencé… Quand je t’ai vue entrer avec elle pour la première fois, mon cœur s’est arrêté de battre, une douleur a déchiré ma poitrine et j’ai cru que j’allais perdre connaissance. — Madame Waroux ! Ça va ? Vous n’allez pas nous faire un malaise ! — Ça lui arrive souvent d’avoir le tournis ? — Non. Je crois qu’elle vient de prendre conscience de ta présence. Jusqu’à aujourd’hui elle refusait d’y croire. — [Oh Seigneur, ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible !] Les pensées de Madame Waroux sont confuses. — Ça commence bien ! On n’a pas encore été présentées… — Madame Waroux est très sensible, n’est-ce pas Madame Waroux ? Audrey s’est agenouillée auprès d’elle, elle lui prend les mains et les tapote avec douceur. — Ça va aller, ça va aller maintenant… hein ? Vous n’allez pas nous faire des frayeurs le premier jour de Mel n’est-ce pas ? — [Le vent du hasard gouverne nos vies, et la destinée est parfois cruelle] — Elle ne répond jamais ? — [Oh Seigneur, ce n’est pas possible ! Comment faire ?] — Laisse-lui le temps de s’habituer. Ne la brusque pas. Ce n’est pas facile pour elle. — [Et Audrey qui parle de moi à la troisième personne, comme si je n’existais pas…] — Je comprends. — Pour aujourd’hui tu te contentes d’observer, repère les lieux, enregistre les petites habitudes… — [Ont-elles la moindre idée de ce qui est en train de se passer ? Je ne sais pas quoi faire ! J’ai rêvé ce moment mille fois ! Ça ne devait pas se passer comme ça ! Pas comme ça !] — On déjeune d’abord, et on fait la toilette ensuite ? — [Je veux bien déjeuner, mais pas la toilette ! non pas la toilette !] — Fraise ou abricot ? — [Silence]. La dame ne quitte pas Mel des yeux. — Allez Madame Waroux, ne faites pas la timide ! Mel ne va pas vous manger. Silence, sans détourner le regard vers la nouvelle. Le regard n’est pas agressif, il est profond et pénétrant. — Vous boudez, ma parole ! dit Audrey en jetant un regard amusé à sa collègue. Mel se rapproche et chuchote à l’oreille de son amie : « Tu as vu comme elle me dévisage ? » — Bon ! Puisque vous ne voulez pas répondre, je choisis pour vous. Audrey prépare les tartines, Mel le café. Elles s’affairent autour de la dame sans prêter attention à sa discourtoisie. Elles ont souvent à faire à des cas bien plus graves. La maladie d’Alzheimer à laquelle elles sont couramment confrontées, rend les gens exécrables, et parfois odieux. Elles ne s’en formalisent plus. Pour Madame Waroux, elles savent que ce sera passager. La dame ne détache pas son regard de Mel, elle la suit partout avec une expression indéfinie. Lorsque le petit déjeuner est terminé, Audrey saisit le fauteuil et comme à l’accoutumée le roule en direction de la salle de bains. Madame Waroux serre le frein. — Vous ne voulez pas faire votre toilette aujourd’hui ? demande Audrey, feignant de ne pas comprendre le sens de son geste. — Je vais attendre dehors, annonce Mel qui a compris le trouble de la dame. — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée ! répond Audrey. Il faut que vous compreniez, Madame Waroux, que ce n’est pas une solution de bouder et de faire votre mauvaise tête. On en a déjà parlé. Mel va me remplacer, et si ce n’est pas elle ce sera une autre. Je comprends que ce n’est pas facile… ce n’est facile pour personne vous savez ! De toute façon, Mel est la plus qualifiée et la seule disponible. Si vous la renvoyez, vous resterez des semaines avant d’avoir une autre remplaçante, alors mettez un peu de bonne volonté s’il vous plaît… — [La renvoyer ? Qui parle de la renvoyer ? Non ! Il ne faut pas la renvoyer… Une autre remplaçante ? Non !] Une larme coule sur sa joue. — Ne pleurez pas Madame… ça va aller, vous verrez, dit Mel d’une voix douce en lui caressant la joue. Vous savez, j’ai l’habitude, je sais bien que ce n’est pas agréable de se livrer à une inconnue. Nous allons faire connaissance, petit à petit. Je vais me mettre dans un coin, ne changez rien à vos habitudes, oubliez-moi. Cette semaine j’accompagne Audrey et la semaine prochaine, quand vous vous serez habituée à ma présence, nous ne serons plus que toutes les deux, vous et moi. — [Toutes les deux… toi et moi… et moi, comme ça ! C’est ça ou rien ! C’est tout ou rien ! Tu es là devant moi, tu me parles, tu me touches… tu me consoles… comment pourrais-je te demander de partir ? C’est tout ou rien ! C’est tout… ou rien… tout… ou rien.] Madame Waroux desserre le frein sans quitter Mel des yeux. Audrey reprend la situation en main et pousse le fauteuil vers la salle de bains. Elle énumère les différents produits qui serviront au protocole, indique leur emplacement ainsi que celui des serviettes, explique le fonctionnement de la douche… Madame Waroux se laisse dévêtir en fermant les yeux. Mel observe chaque étape, chaque geste avec beaucoup d’attention. Je serai toujours dépendante et je devrai apprendre à affronter de nouveaux regards, me livrer à d’autres personnes, réapprendre sans cesse la confiance avec différents individus. L’intimité est un privilège perdu. Mon corps ne m’appartient plus exclusivement, je dois désormais le partager avec une tierce personne. Une autre qui sera ma main droite, qui sera ma voix… Je dois m’abandonner à celles qui me lavent et qui m’habillent. Pour elles je suis une patiente. Une patiente de plus. Un cas parmi tant d’autres. Je dois me faire à l’idée que ce n’est pas mon corps qu’elles voient, mais celui d’une patiente. Je suis un matériau, un domaine de travail, un sujet de compétence. Timidité, assurance, séduction, gêne, contrainte, liberté, volonté, résolution, intention, projet, désir, envie, aversion… tout passe au second plan… Lorsque, leur mission accomplie, Mel et Audrey se retrouvent seules dehors, la discussion tourne autour de cette dame si touchante, si attachante. Elles ont toutes les deux beaucoup d’expérience, Mel plus encore qu’Audrey, et elles en ont vu des patients défiler, des cas très spéciaux… cependant Madame Waroux est un cas particulier. Audrey va la regretter. Mel avoue qu’elle n’est pas restée indifférente au charme singulier de la quinquagénaire. — Tu as vu l’insistance avec laquelle elle me regardait ? Au début j’ai pensé que j’avais une tête qui ne lui revenait pas… j’étais mal à l’aise. — Je ne l’avais jamais vue dans un tel état de crispation. — Tu veux dire qu’elle ne t’a pas fait le même coup à toi ? — Non, ça s’était même très bien passé. Tout en douceur. Pas de caprices… — Tu étais la première aussi… et vous n’étiez que deux. Elle s’est attachée à toi. Là, ça doit lui donner l’impression de passer de main en main et c’est ça qui doit être traumatisant. — Mais c’est fou la manière qu’elle avait de te regarder… comme si tu la subjuguais. Elle a un regard magnifique, tu ne trouves pas ? — Tu as raison, j’adore ses yeux, je ne saurais pas dire s’ils sont tristes ou gais… ils sont toujours au bord des larmes, même quand elle sourit. Et lorsqu’elle se met à pleurer c’est insoutenable. J’ai ressenti le besoin de la savoir heureuse. Je ne supportais pas ses larmes. Pourtant, je ne m’apitoie pas facilement, on n’aurait pas fini de pleurer dans ce métier, mais avec elle c’est différent. — Oui, c’est tout à fait ça. Et tu ne la connais que depuis une heure. Difficile de ne pas l’aimer hein ! Tu as vu ses livres ? Et ses toiles ? Tu as vu comment elle peignait avant son accident ? Elle s’y remet tout doucement, j’espère que mon départ ne va pas la décourager. Je ne voudrais pas qu’elle remette tout en question à cause de moi. — Ne t’inquiète pas, je suis là. Je vais la bichonner ta protégée. C’est la première fois que j’ai de la tendresse pour une bourgeoise. — Une bourge ? C’est là que tu te goures, tu vois ! — Quoi. Elle est pas ingénieur, prof, ou quelque chose comme ça ? — Femme de ménage chez Tounett. — Tu me charries. En tout cas, c’est pas l’impression qu’elle donne. Tu vois, c’est avec des préjugés comme ça qu’on devient c*n. C’est vrai, pourquoi une femme de ménage ne pourrait pas être belle et cultivée. Comme dit mon père : « Y a pas de s*t métier, il n’y a que de sottes gens ! » — N’empêche que plus tu la connaîtras et moins tu l’imagineras poussant une serpillière et vidant les poubelles des autres. — Elle vient peut-être d’un milieu défavorisé ? Tu as remarqué la cicatrice qu’elle a sous l’épaule gauche, ça fait comme une brûlure… — Mon père a la même sur l’avant-bras. Un vilain tatouage qu’il s’est fait enlever… — Ah ! — Quoi « Ah ! » ? — Un tatouage… on se fait rarement tatouer dans les beaux quartiers. — C’est curieux comme cette femme t’intéresse… tu la connais à peine ! — C’est le mystère qu’elle dégage… une femme meurtrie… et tellement digne. Forte et fragile à la fois. Et dont nous ne savons rien. Comment tu as su qu’elle était femme de ménage ? — L’assistante sociale venait beaucoup au début. Et puis elle a eu la visite de ses collègues. Même son chef de service est venu. Ils se sont cotisés pour lui offrir un lecteur DVD et une collection de films, des séries télévisées. Ils ne devaient pas bien la connaître, parce que la télé et elle… bref. Elle les a tous remerciés, un à un, avec une gentillesse non feinte. Elle est comme ça. — Tu l’aimes beaucoup n’est-ce pas ? — Oui, je ne m’en cache pas. Elle était ma préférée, ma chouchoute. C’était facile de me lever le matin pour elle. Méfie-toi ! Tu vas tomber sous le charme toi aussi ! — Je crois que c’est fait. J’ai déjà hâte de la retrouver… je ne devrais peut-être pas le dire, mais je suis presque contente de ton départ… — Charmant ! Je ne devrais peut-être pas le dire, mais je suis presque jalouse. Plus envie de partir finalement ! — La côte d’azur ! Saint-Tropez ! Les palmiers, la plage, coquillages et crustacés… tu abandonnerais tout ça ? — Tu oublies les scooters, les touristes, les parkings complets et le prix des loyers ! Un vrai cauchemar ! — Tu plaisantes ? — Eh oui, je plaisante ! Heureusement, je pars au soleil. La résidence a sa piscine privée, c’est pas grand, mais c’est nickel, c’est le rêve de notre vie ! Je ne vais sûrement pas pleurer. Des « Madame Waroux » j’aurai l’occasion d’en connaître d’autres dans la maison de retraite qui m’emploiera. Du moins je l’espère. Les deux jeunes femmes se quittent et poursuivent leur journée chacune de leur côté.
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