Chapitre 1-1

2063 Mots
Chapitre 1 ⸺ « Tu sais Xavier… Mon amoureux, il veut bien jouer avec moi quand il est puni de ballon. » ⸺ Je mets mon clignotant sur la droite avant de m'engager sur le parking réservé aux enseignants... bizarrement, il y a déjà du monde. Pourtant, l'accueil ne se déroulera pas avant une petite demi-heure... Je patiente, moitié sur le parking, moitié sur la route... Les parents d'élèves, au nombre de trois, semblent accaparés par leur discussion et ne s'aperçoivent pas qu'ils forment un obstacle à ma progression... J'attends, en m'interrogeant sur leurs motivations. Ce sont des parents d'élèves de ma classe et ce genre de conciliabule ne rentre pas dans leurs habitudes ! En principe, ils arrivent avec leurs enfants aux alentours de neuf heures. Je jette un rapide coup d'œil afin de m'assurer que leurs enfants ne les accompagnent pas... Je répugne toujours à venir ou à quitter l'école en présence des familles de peur de renverser un enfant. Non, rien en vue. Aucun danger d'en extraire un de mes roues... Bon, je plaisante mais j'attends toujours ! Je n'ose pas klaxonner de peur qu'ils me jugent cavalier, cependant j'aimerais passer ! Je décide de laisser ronfler mon moteur, enfin plutôt mijoter bruyamment le diesel pour les alerter. Je ne veux pas paraître trop brutal, mais je souhaite disposer d'une demi-heure avant l'accueil pour les diverses manipulations de début de journée : trois séries de photocopies, les étiquettes à installer, rechercher et trier les documentaires... Ah ! Enfin un tiers du trio me remarque... Tiens, celle-là, je ne l'avais pas faite exprès et je me promets de la ressortir à mes collègues ! Oui, on m'a remarqué. Je ne sais pourquoi, mais j'éprouve l'impression saugrenue qu'il ne me livre le passage qu'à contrecœur ! J'entretiens des rapports, sinon cordiaux, du moins corrects avec ces familles et cela me désarçonne un court instant. Nullement impressionnés par cet épisode étrange, les cinq chevaux de mon carrosse libérés, vont se ranger gentiment dans leur case habituelle, mon léger trouble ne m'empêchant pas, au passage, de saluer les membres du barrage filtrant. Je coupe le moteur en soupirant. J'évacue par la même occasion, le subtil malaise de mon attente. Je rassemble mes affaires avec ma main droite, et je prends mon pique-n***e, les livrets d'évaluation, deux livres du CRDP et le reste de mes affaires (j'en transporte toujours beaucoup), avec la main gauche. Suite à ma grande expérience professionnelle et ma longue pratique, je m'extirpe de la voiture en me demandant quelle main j'allais employer pour la fermeture des portières. J'opte pour la gauche car cette dernière possède déjà l'énorme avantage de renfermer mon trousseau de clés. Après la chute de deux livrets et d'un livre, je parviens à mes fins. Fier d'avoir minimisé les dégâts, je m'accroupis avec l'assurance d'un éléphant de cirque en équilibre sur une balle... La situation reste des plus désespérée, car je ne trouve pas de solution simple pour ramasser les objets au sol sans en laisser choir davantage. ⸺ C'est malin ! dis-je en savourant presque le comique de la situation. Soudain j'éprouve la désagréable sensation d'être, effectivement, l'animal de cirque caricaturé récemment, en songeant aux parents matinaux. Ils ne s'habituent que lentement à ma présence au sein de l'équipe de maternelle et doivent maintenant me ranger dans la catégorie excentrique. J'imagine la vision que je leur offre : un enseignant chargé comme un bœuf, accroupi devant sa voiture, incapable de ramasser les précieux livrets d'évaluations des enfants où sont répertoriés, avec soin, tous les résultats scolaires des enfants. Une inspiration salvatrice me redonne espoir. Je transfère mes clés de la main gauche vers la bouche. Je bloque ces dernières avec les dents et attrape avec plus d'efficacité que d'aisance, les preuves de ma maladresse répandues sur le goudron. A défaut de restaurer mon image de marque, je reprends de la hauteur en me relevant. Pourtant la situation ne s'améliore que provisoirement. Je vais devoir repasser devant le petit groupe de spectateurs, en les saluant cordialement comme chaque matin. Malheureusement, je vais éprouver quelques difficultés à oraliser un tonitruant « bonjour » avec le trousseau coincé dans les dents. Me bornant au salut courtois de tête, je redoute de renforcer l'aspect bovin de mon arrivée par le tintement de « ma cloche autour du cou ». Le fait que ma cloche soit un conséquent trousseau de clés émergeant à moitié de ma bouche ne changera sans doute pas grand-chose : je suis ridicule ce matin ! Mais pourquoi diable, ce précoce comité d'accueil ? Pour m'encourager, je murmure un « Allez, on y va... » qui, prononcé sans desserrer les dents, prit une consonance inattendue. J'y puise malgré tout la force de me retourner pour affronter mon destin. Miracle matinal ! Les bavards ont tourné les talons et s'éloignent de l'école. Mon honneur reste sauf, même si la fin de mes épreuves me fuit aussi. Je franchis mi- courbé la petite esplanade goudronnée, (comme si le fait de réduire l'altitude de mes possessions limitait aussi leur probabilité de chute) et atteins sans encombre la porte d'entrée, verrouillée comme à son habitude. Là, déjà las, renonçant à choisir, je me soulage d'une part, de mon chargement, et d'autre part d'un juron étouffé. Pestant contre les clés gluantes, les sacs plastiques déchiquetés et les feuilles éparpillées, j'ouvre la porte... Je transfère avec résignation mes affaires à l'intérieur de l'école... Bon, la journée s'annonce difficile autant en prendre mon parti ! Quelques navettes entre la porte d'entrée et ma classe redonnent un semblant de normalité à la matinée... Je suis en retard, mais rien de grave. Je me précipite dans le bureau de la directrice pour faire les photocopies de la journée, tant pis pour le goûter des enfants. Je demanderai à Marie-Claudine, l'aide maternelle de le ranger, enfin... si je la croise et la trouve de bonne humeur, bien qu'elle ne soit que rarement bien disposée à mon égard. Tout rentrera alors dans l'ordre. Pas de chance ce matin : Marie-Claudine semble débordée. Elle prend à peine le temps de répondre à mon chaleureux « bonjour » intéressé et la photocopieuse clignote de toute part... E34 « bourrage de papier » K12 « distributeur de papier vide » et B4 que je n'ai pas le plaisir de connaître. Je vérifie… Tout est parfait. J'éteins et je rallume d'un geste rageur. La diode B4 scintille encore une fois avant de renoncer. La machine finalement exhale le ronronnement tant attendu. Savourant ma victoire je tape le nombre désiré et vise le bouton vert... ⸺ Deux secondes... Attends… j'en ai pas pour longtemps... Je me retourne pour saluer la directrice qui pénètre vivement dans le bureau. Je regrette aussitôt de ne pas avoir pris le temps d'enfoncer le bouton craignant le pire. ⸺ Bonjour Christine dis-je en lui tendant une main aussi enjouée que le permettait mon humeur. ⸺ Salut Xave... Juste un truc... Deux, trois secondes, me répond-elle en ignorant la main tendue. Obnubilée par la machine, elle ne l'avait peut-être même pas vue. Elle soulève le rabat, enlève mon montage minutieux, me le tend sans regarder et me gratifie d'un dernier « deux secondes, Xave...». Je ne saisis toujours pas la raison qui la pousse à m'appeler « Xave » alors que nous ne sommes vraiment pas intimes. Nos relations, sans animosité ni convivialité, se cantonnent au domaine professionnel. Elle a cependant décrété, au début de l'année, qu'entre collègues on pouvait s'appeler « Xavier » et « Christine » et m’a demandé aussitôt : ⸺ T'es d'accord Xave ? ⸺ Ben... Si c'est comme ça entre... ⸺ Oui, oui... tu verras tout se passe bien ici ! enchaînait-elle alors. Mais si ça te gêne, tu peux m'appeler madame Pellomb. Je suis sûr qu'elle aurait préféré que je l'appelle effectivement comme ça, par déférence à son statut de directrice de l'école. Bien que ce ne soit pas un titre honorifique, le directeur qui s'acquitte de bon nombre de tâches administratives en supplément de son travail d'enseignant, ne joue aucun rôle hiérarchique. Il accumule les responsabilités et devient l'interlocuteur privilégié des partenaires de l'école, mais ne possède guère plus de pouvoir que les autres maîtres, même si parfois, comme ici, il le déplore... ⸺ Dépêche-toi, Christine ! J’arrive tôt le matin pour pouvoir tirer mes fiches de travail. ⸺ Au fait... commence-t-elle en omettant de lancer le cycle de la photocopieuse, es-tu au courant des bruits qui courent ? Pensant à la trotteuse qui galope gentiment autour du cadran de la montre, je m'abstiens de répondre par une plaisanterie qu'elle n'aurait de toute façon pas appréciée. Je réponds sobrement par la négative. Elle hésite, paraît sur le point de me faire des révélations, puis finalement me tourne le dos en haussant les épaules. Avec soulagement je l'entends enfoncer le bouton de la machine... ⸺ J'attends les représentants des parents d'élèves ce matin, pour en discuter... me confie Christine, le dos tourné, je pense qu'il vaudrait mieux que tu sois dans ta classe pour l'accueil, mais ne t'inquiète pas... Je patiente quelque temps, espérant qu'elle achève sa phrase, mais la sonnerie du téléphone brise le silence déjà mis à mal par le va-et-vient bruyant du rouleau de la photocopieuse. J'imagine tristement que prolonger la discussion me mettrait définitivement en retard. Après un tonitruant : « bien chef, je m'inquièterai demain... Promis ! » je cède la place et m'en retourne, démuni, dans la classe. Je n'ai vraiment pas le temps de me faire du souci ce matin. Les contrariétés se ramassent à la pelle... Mais Christine a au moins raison sur une chose : je dois me dépêcher pour accueillir parents et enfants. Je perçois déjà le doux vacarme des enfants se ruant calmement dans le couloir dans l'espoir d'obtenir le privilège de déflorer la classe en pénétrant violemment par la porte semi – consentante, car entre - ouver... Oh là là ! je déraille ce matin ! Pourtant Christine n'était pas moins parfumée qu’à l'accoutumée et elle arborait son sempiternel tailleur « impeccable bleu clair. » Donc, pas de quoi faire doubler mon taux de testostérone. Je me concentre sur le début de la journée en marchant à petit pas vers ma classe. Trente-deux mètres vingt-cinq séparent la porte de ma classe et celle de la photocopieuse. Je ne désespère pas d'avoir le temps d'élaborer une entame de journée satisfaisante. Peu à peu les images mentales se succèdent... Un moment de langage sur le tapis de regroupement... nous avons parlé des escargots hier... en ont-ils cherchés... où... se rappellent-ils ce qu'ils mangent... Oui, ça peut aller ensuite faire un dessin sur... ⸺ Monsieur Xavier ! m'apostrophe Marie-Claudine en se dandinant à ma rencontre. Elle ne parvient pas à entretenir des liens suffisamment cordiaux pour m'appeler par mon prénom mais redoute que je me sente encouragé à lui donner des ordres sous le pseudonyme de Monsieur Leblanc. Elle travaille dans les locaux depuis dix-huit ans... en fait depuis ses dix-huit ans ce qui ne fait pas loin de trente ans... Bien sûr personne ici ne peut se targuer d'une même persévérance. Alors, selon elle, « Qui c'est qui sait ce qu'y faut faire ! Hein ? Et ben... qui c'est... c'est moi ! » Monique et Anne-Carole sont souriantes et efficaces, voire agréable à regarder pour la dernière, mais c'est Marie-Claudine qui me seconde car c'est elle qui sait ! Se méprenant sur mon sourire, elle reprend d'un ton adouci : ⸺ Monsieur Xavier, je dois vous prévenir que j'ai pas pu préparer la colle pour ce matin parce que la bouteille… et ben... elle est vide et Christine m'avait pas dit d'entamer une nouvelle bouteille, alors j’ai pas voulu faire de bêtises... » ⸺ Vous avez bien fait… lui, répondis-je sans même ralentir, on la gardait pour la semaine prochaine ! Je n'éprouve pas le besoin de me retourner pour découvrir si elle perçoit le second degré de mon propos. En général elle se limite au pied de la lettre et si je ne me contredis pas dans la journée, je n'aurai effectivement pas de colle avant la semaine prochaine. De toute façon je n'ai pas d'aide, maternelle ou autre, le matin, juste deux heures l'après-midi... Elle file au trot en grommelant qu'avant y'avait jamais de problèmes parce que le directeur ne... Je pénètre dans la classe en saluant cordialement les parents qui s'effacent pour me céder le passage. Mon retard est plus faible que prévu car seuls deux enfants, se disputent déjà « la plus belle petite voiture bleue qu'a des grosses roues et des phares pas cassés ». Je m'accorde le temps de jeter un bref coup d'œil circulaire en respirant à fond, histoire de repartir du bon pied. Mon regard glisse sur mon bureau, immédiatement à droite de l'entrée, où se fossilise un tas informe de gravats scolaires : dessins offerts par les enfants, notes administratives urgentes, puzzle en morceaux dont la difficulté dépasse les capacités des enfants et mon temps de disponibilité, fiches de travail en cours d'élaboration, catalogues de fournitures, quelques fournitures hors d'usages… chaque problème ne pouvant se résoudre instantanément s'échoue immanquablement sur mon bureau. Habitués, les enfants ne m'avertissent même plus avant d'y abandonner leur stylo "machouillé" qui fuit, les morceaux de LEGO cassés, ou le certificat médical justifiant une absence passée. J'ai donc jugé préférable de le coincer contre le mur, afin que l'ouverture de la porte en dissimule la plus grande partie. Renonçant à y trouver un espace dégagé ou à défaut, suffisamment plat pour permettre une stabilité relative, je dépose mon matériel sur le bureau. Je me précipite ensuite pour départager Valentin et Aymeric en essayant de vanter les mérites de « la voiture rouge qui a le numéro douze sur les portières, et qui roule sans doute aussi très vite ! » Peine perdue, mais Valentin décide qu'après tout… une route en cube... Aymeric lâche alors la voiture bleue pour être certain d'avoir les plus gros cubes...
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