Le 02 d’octobreThriller fantastique
ISBN : 978-2-35962-810-4
Collection Rouge
ISSN : 2108-6273
Dépôt légal mars 2016
©Ex Aequo
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Éditions Ex Aequo
6 rue des Sybilles
88370 Plombières les bains
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Merci à mes sœurs
et à Isabelle Grimbert
pour leur précieuse aide.
— Bonjour ! Vous voilà de retour ?
— Bonjour, monsieur de Renant. Oui, je reviens m’instal-ler, définitivement.
— Eh bien, j’en suis très heureux. Bonne installation donc, et au plaisir.
Antoine rendit au voisin son salut poli et introduisit la lourde clef dans la serrure de la grille. Quelques pas, puis il s’immobilisa et ferma les yeux une fois le seuil franchi. Les gonds de la porte d’entrée nécessitaient d’être huilés et il se promit de poncer ces deux lames de parquet qui empêchaient la rotation complète. Elles étaient coincées dans leur logement et leur gonflement faisait office de butée. Combien de fois n’avait-il pas entendu son père déclarer qu’il allait s’occuper du problème, un jour, bientôt, rapidement en tout cas ? À chaque fois que la porte avait nécessité d’être largement ouverte, pour permettre d’enlever un meuble ou simplement d’accueillir des amis aux bras encombrés de cadeaux, son père, dans un souffle résigné prononçait la même phrase : « oui, ça a un peu gonflé, j’m’en occupe ! » Mais, à vrai dire, il l’avait peu dite cette phrase : rares furent les occasions où les amis vinrent les voir, lui et son père, et encore moins pour leur faire des cadeaux. En fait, il n’y eut que le facteur et quelques démarcheurs devant qui la porte aurait dû être suffisamment ouverte pour qu’on leur parle en face à face, et non pas à demi-penché comme quelqu’un pressé de renvoyer un importun. Les amis de son père ne venaient plus le voir, car il n’en avait plus. C’étaient ceux de sa femme, de la mère d’Antoine. Après la mort de celle-ci, leur maison ne fut plus visitée. Charles Remington devint un pestiféré, quelqu’un à éviter. On ne savait pas s’il était vraiment responsable du décès d’Adèle, mais le doute suffit à déliter les amitiés de seconde main. Antoine avait un an et demi. Les seuls souvenirs qu’il gardait de sa mère étaient imprimés en noir et blanc sur de vieilles photos aux bords blancs crantés. Un an avant l’accident, la famille avait investi La Rosière sur les bords de Marne. Une maison qui n’avait aucun cachet particulier sinon d’être typique de ces pavillons en meulière, un peu art nouveau, construits par de riches Parisiens à la fin du XIXe siècle pour aller « à la campagne ». Personne n’avait jamais su si le nom, La Rosière, gravé dans la pierre au-dessus du porche renvoyait à la personnalité de l’ancienne propriétaire ou bien aux massifs de roses, dont quelques-uns avaient subsisté jusque dans les années 50. Mais le nom avait beaucoup plu à Adèle. Il n’y avait guère que ça de charmant. Une fois passé le portail situé exactement au milieu de la haute grille en fer surmontée de piques, on accédait à une minuscule cour, plutôt une terrasse ridicule où végétaient deux plantes anémiques dans les fissures du ciment. Une terrasse surtout encombrée de beaucoup d’objets en instance d’utilisation, pour bricoler, disait son père. Trois marches usées devant une porte étroite surplombées d’un auvent en éventail au verre noirci par les intempéries. Un étage avec un grenier, deux chambres et une minuscule salle de bains desservies par un escalier branlant. Une cuisine et un salon salle à manger au rez-de-chaussée, de mêmes dimensions, de part et d’autre d’un couloir au parquet en lames à chevrons, dont deux gonflées par l’humidité. Derrière la maison, on redescendait par d’autres marches pour arriver dans un jardin cerné de trois hauts murs. C’était le royaume d’Antoine. Une cabane adossée à la muraille du fond accueillit ses rêveries quand il était enfant, ses premières cigarettes, le bricolage de son Solex à son adolescence et les répètes de l’inévitable groupe de rock. Les lierres, glycines, herbes folles et un vieux lilas dont une branche était étayée par le mur nord, occupaient le reste du jardin. Quand on a six ans, c’est la forêt vierge, l’Amazonie, un terrain d’aventures effrayantes et fantastiques. Après, c’est un espace encombré, froid et humide, envahi d’escargots et de limaces en automne et d’insectes l’été, lorsque le soleil au zénith assèche avec difficulté le carré de verdure. Sur le côté de la demeure, un étroit passage aurait dû permettre d’accéder à la cour devant. Un mètre cinquante de large entre le mur de la maison et celui du voisin, bouché par des matériaux divers et variés déposés là par son père, faute d’une cave où les ranger. Antoine avait râlé si souvent lorsqu’il devait rentrer son Solex dans la « cabane » pour démonter le moteur ou repeindre le cadre. Mais où mettre tout ça ? « Y’a des outils, des planches, des trucs qui me serviront » disait le père. Antoine pour sa part ne voyait que des outils rouillés, du bois pourri, de la ferraille et des déchets. Interdit d’emmener ça à la déchèterie, d’ailleurs personne ne savait où elle se trouvait et y en avait-il une à l’époque ? L’adolescent qu’il était traversait la maison avec le Solex depuis la rue jusqu’au jardin derrière, poussant et ahanant, aidé parfois par ses copains. Le guidon devait être dévissé et mis en travers pour réussir l’épreuve de la porte d’entrée, les pédales passaient juste. Son père entendait les jurons à peine discrets, ne disait rien quant aux traces d’huile dans le couloir, aux raclures sur les murs. Il autorisait la traversée de l’engin, sachant que l’interdire l’aurait mis dans une culpabilité moins facile à gérer. Qu’aurait dit Adèle ? Sans doute rien puisque le passage latéral aurait certainement été libre d’accès. Les deux lames gonflées auraient été changées, la porte aurait pu s’ouvrir dans toute son amplitude, mais le jardin derrière aurait été ratiboisé, nettoyé, asséché, normalisé et dépourvu de tout attrait pour y vivre des aventures extraordinaires. Et Antoine n’aurait peut-être pas eu l’autorisation de piloter un Solex 6000, un engin qu’elle aurait jugé dangereux, polluant et bruyant, alors qu’un vélo aurait amplement suffi pour aller au collège.
Mais Adèle était morte.
Un soir d’automne, elle s’était bêtement penchée pour ramasser des fleurs sur les bords du fleuve. Charles était au volant. Antoine dormait dans un berceau sur la banquette. La Peugeot était presque neuve. Il l’avait achetée d’occasion et la ramenait chez lui. Charles essayait toutes les fonctions du véhicule. Il y avait même deux feux de recul, pour ne pas risquer d’enfoncer quoi que ce soit lorsqu’on manœuvrait. Il voulut vérifier ça et enclencha la marche arrière, l’œil rivé dans le rétro. Bon, son pied avait appuyé un peu trop fort sur la pédale et la voiture avait fait un saut de cabri, mais il avait immédiatement pilé. Antoine avait laissé entendre un petit cri de protestation, et puis plus rien.
— Adèle, tu as vu ? On voit bien les feux à l’arrière ?
Pourquoi ne répondait-elle pas ? Charles s’étonna de ne pas la voir. Il la croyait tout à côté, sur le chemin de halage, juste à droite. Où était-elle encore passée ?
— Adèle ?
Antoine ouvrit les yeux et commença à geindre. Charles grommela quelque chose et sortit de la Peugeot.
— Adèle ? Le gosse est réveillé, tu peux t’en occuper ?
Il avait fait le tour de la voiture dont le moteur tournait doucement. Les feux rouges à l’arrière illuminaient à peine l’herbe sous le chrome du pare-chocs. La nuit commençait à tomber. Adèle demeurait invisible. Il s’avança sur le chemin de halage, appela, puis revint à son véhicule. Antoine criait à présent et son père perdait patience. Et puis, il regarda le fleuve et s’étonna de ce qu’il vit. Le manteau crème d’Adèle dessinait une tache claire sur l’eau sombre. Il crut tout d’abord que c’était une couverture, une étoffe prise dans les hautes herbes, mais c’était bien le vêtement de sa femme, et Adèle était dedans.
Telle fut la déclaration qu’il fit aux gendarmes peu après. Il n’avait rien vu, rien entendu et croyait qu’elle était à côté, sur le chemin. Antoine hurlait maintenant sur la banquette arrière. Personne ne voulait s’en occuper. Charles ne comprenait pas, ne réalisait pas qu’Adèle était morte, assommée puis noyée.
La Peugeot l’avait percutée et elle avait été précipitée dans le fleuve en une fraction de seconde, comme un homme canon sortant de son affût. L’eau n’était qu’à quelques mètres, en bas du talus sur le bord duquel la voiture s’était garée. Elle était accroupie au moment du choc. Elle avait trouvé deux trèfles à quatre feuilles. Une chance extraordinaire. Charles ne la vit pas dans le rétroviseur intérieur ni dans l’autre, sur l’aile. Comment aurait-il pu la voir ? Pourquoi avait-elle fait ça ? C’est dangereux de rester derrière une voiture, tout le monde sait ça !
Un accident. Un accident stupide, mais un simple accident. Assommée par le choc, empêtrée dans un manteau de fourrure qui pesait des tonnes, elle était morte noyée dans un mètre d’eau. Elle ne savait pas nager de toute façon, alors un mètre ou dix…
L’enquête avait établi les faits. On ne pouvait rien reprocher à Charles sinon son manque de prudence. Homicide involontaire. L’homme était resté choqué, prostré. Antoine, le bébé, nécessitait des soins, exigeait qu’on s’occupât de lui. Le mari n’avait plus de famille. L’épouse décédée avait une sœur, qui habitait Royan. Elles étaient fâchées depuis des années. Elle ne voulut pas venir à Saint-Maur. Trop loin, trop cher. La tristesse et la solitude emménagèrent avec Charles et Antoine dans le petit pavillon des bords de Marne.
Deux ans plus tard, à la date anniversaire du décès d’Adèle, le père rata sa tentative de suicide. Camille, une voisine aimable, évita qu’on lui enlevât définitivement la garde de son fils. Peut-être était-elle amoureuse de Charles pour mentir aux services sociaux et faire en sorte que le petit Antoine qui jouait avec ses enfants restât sous le même toit que son père. Celui-ci s’était soudainement réveillé, avait repris les rênes de sa vie, s’était occupé de son fils, avait veillé à son éducation, s’était même rebellé contre les rumeurs, les potins et manigances des jaloux, des aigris, des belliqueux stupides. Ceux du voisinage, du bureau, où après six mois d’une parenthèse médicale et judiciaire, on avait consenti à le reprendre, « pour son bien et surtout pour le petit ». Alors, les choses avaient changé. Charles avait progressé dans son travail, pulvérisant les objectifs de vente, ne comptant pas ses heures tout en veillant à faire garder Antoine par la voisine ou des nourrices agréées. Il ne manquait pas d’argent, mais n’était pas riche pour autant. Antoine partit en colonies de vacances. Charles n’en prenait jamais. Aucune femme, sinon Camille, ne franchissait désormais la porte entrouverte de la maison. Le mari de Camille, un VRP tout comme Charles, eut la bonne idée de partir avec une jeunette de vingt ans sa cadette rencontrée lors d’un séminaire en Allemagne. Antoine qui commençait à comprendre certaines choses n’aurait vu aucun inconvénient à ce que son père se mette en ménage avec Camille. Celle-ci, de son côté, semblait surmonter assez aisément son cocufiage en entamant une procédure de divorce pour « faire payer sa trique à pattes » comme elle l’appelait.
En ce début des années 70, tout paraissait possible. Mais Charles resta insensible aux appels plus ou moins masqués de Camille jusqu’à ce qu’elle ne vienne plus à La Rosière. Puis Charles ne parla plus de Camille. De son côté, elle fit de même, à croire que quelque chose de grave était survenu, mais chacun garda le silence. Baptiste avertit son pote Antoine que sa mère ne voulait plus entendre parler de Charles. « Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » avait demandé Antoine. Baptiste n’en savait rien. Camille était restée muette. Charles n’existait plus, point barre.
Les enfants continuèrent de se fréquenter, mais Charles n’appréciait pas de voir les fils de sa voisine chez lui alors c’est Antoine qui était le plus souvent fourré chez Camille qui, elle, l’accueillait toujours avec plaisir. Antoine la considérait un peu comme sa mère adoptive et ses enfants, Éric et Baptiste, comme ses frères.
L’adolescent grandit dans une certaine autonomie que Charles lui octroya par lassitude, mais surtout du fait d’absences répétées et toujours plus longues. Son travail primait avant toute chose et Antoine ne manquait de rien, sinon de la présence d’un père attentif et aimant. Les heurts furent inévitables, mais les fureurs adolescentes s’écrasèrent contre un rempart d’incompréhension et d’inertie. Charles laissa tout passer, du moment qu’on n’exigeât pas de lui de faire quoi que ce fût qu’il n’aimât pas, comme de débarrasser le passage par exemple. Des futilités sur lesquelles il ne transigea pas. Antoine comprit vite comment agir. Inutile d’entrer en guerre contre son père pour des bêtises alors qu’il pouvait par ailleurs bénéficier de la largesse paternelle pour tout le reste. Des choses bien plus importantes à ses yeux, comme ce voyage tous frais payés en Angleterre, le Solex, la guitare ou les week-ends en vadrouille. Charles gardait la part de tristesse qui habitait son cœur depuis la mort d’Adèle. Jamais plus, il ne rit à gorge déployée, esquissant parfois un sourire, ne racontant jamais une histoire drôle, d’ailleurs en connaissait-il une seule ? Il était pourtant VRP comme on disait à l’époque, mais Antoine ne le vit jamais autrement que dans son piètre rôle de père.