Respire, Mia, respire !
Une voix enfouie en elle, une petite voix raisonnable n’arrêtait pas de le lui répéter. Et cette même part d’elle-même, bizarrement objective, remarquait la symétrie du visage de cet homme, sa peau bronzée tendue sur ses pommettes saillantes et sa mâchoire solide. Elle avait vu des Ks en photo et sur des vidéos, ni les unes ni les autres ne leur rendaient vraiment justice. La créature qui ne se tenait guère qu’à une dizaine de mètres d’elle était tout simplement extraordinaire.
Alors qu’elle continuait de le regarder fixement, toujours pétrifiée, il se redressa et fit quelques pas dans sa direction. Ou plutôt, il bondit vers elle, lui sembla-t-il, ressemblant à un félin qui s’approche légèrement d’une gazelle. Ce faisant, il ne la quittait pas des yeux. Quand il se rapprocha, elle distingua de petits éclats jaunes dans ses yeux d’or pâle ainsi que ses longs cils épais.
Elle s’aperçut avec un mélange d’horreur et d’incrédulité qu’il s’était assis sur le banc à quelques centimètres d’elle et qu’il lui souriait en montrant ses dents blanches. Pas de crocs, lui dit la part de son cerveau qui fonctionnait encore, rien qui puisse y ressembler. Encore un mythe à leur sujet, tout comme leur soi-disant horreur du soleil.
― Comment vous appelez-vous ? La question avait presque été posée comme un ronronnement. Cette créature avait la voix basse et douce, pratiquement sans le moindre accent. Ses narines se soulevaient légèrement comme s’il sentait son parfum.
― Heu... Mia avala sa salive avec nervosité. M-Mia.
― Mia, répéta-t-il lentement, semblant prendre plaisir à dire son nom. Mia comment ?
― Mia Stalis. Merde alors, pourquoi voulait-il savoir son nom ? Et pourquoi était-il là, en train de lui parler ? Et qui plus est, que faisait-il à Central Park, si loin de l’un des Centres K ? Respire, Mia, respire !
― Détendez-vous donc Mia Stalis !
Il sourit de toutes ses dents, et une fossette apparut sur sa joue gauche. Une fossette ? Les K avaient donc des fossettes ?
― Vous n’avez donc encore jamais rencontré l’un d’entre nous ?
― Non, jamais Mia poussa un grand soupir et s’aperçut qu’elle avait retenu son souffle. Malgré tout son trouble, sa voix ne tremblait pas trop et elle en fut fière. Devrait-elle l’interroger, souhaitait-elle savoir ? Elle prit son courage à deux mains.
― Et que… – une fois de plus elle avala sa salive – que voulez-vous de moi ?
― Juste parler, pour le moment. Il plissait légèrement ses yeux dorés, elle avait l’impression qu’il était sur le point de se moquer d’elle. Bizarrement, elle en fut assez agacée pour sentir sa peur s’atténuer. S’il y avait une chose à laquelle Mia était très sensible, c’était la moquerie. Mia était de petite taille, très mince, mal à l’aise avec les autres comme toutes les jeunes filles qui ont dû supporter le désagrément d’avoir eu un appareil dentaire, des cheveux frisés et des lunettes pendant leur adolescence. C’était un véritable cauchemar de faire sans cesse l’objet des moqueries des uns et des autres. Elle releva la tête avec agressivité.
― Alors d’accord, comment vous appelez-vous ?
― Moi, c’est Korum.
― Korum tout court ?
― Contrairement à vous, nous n’avons pas vraiment de nom de famille. Le mien est tellement long que vous n’arriveriez pas à le prononcer si je vous le disais.
Voilà qui était intéressant. En l’entendant, elle se souvenait avoir lu quelque chose à ce sujet dans le New York Times. Jusqu’ici, tout allait bien. Ses jambes ne tremblaient plus, sa respiration s’était calmée. Elle arriverait peut-être à s’en sortir saine et sauve ? Elle se sentait relativement en sécurité en parlant avec lui, bien qu’il ait continué de la dévisager fixement de ses yeux jaunâtres qui la mettaient mal à l’aise.
― Et que faites-vous ici, Korum ?
― Je viens de vous le dire, un brin de causette avec vous, Mia. Il y avait encore un soupçon de moquerie dans sa voix.
Mia se sentit frustrée, elle poussa un nouveau soupir.
― Ou plutôt que faites-vous ici à Central Park ? Et que faites-vous à New York ?
Il sourit une nouvelle fois en penchant la tête légèrement de côté.
― Disons que j’espérais rencontrer une jolie jeune fille aux cheveux bouclés.
Bon, ça suffisait maintenant. Il était clair qu’il se moquait d’elle. Maintenant qu’elle avait un peu repris ses esprits, elle s’aperçut qu’ils étaient là, au beau milieu de Central Park, et devant des millions de témoins. Elle jeta un coup d’œil discret autour d’elle pour en avoir le cœur net. Eh oui, elle avait raison, bien que les gens s’écartent du banc où elle se trouvait avec cet extra-terrestre, plus loin sur le chemin les plus courageux les regardaient fixement. Il y avait même un couple qui les filmait, sans prendre trop de risque, avec la caméra qu’ils avaient au poignet. Si le K devenait trop entreprenant avec elle, en un clin d’œil les images seraient sur YouTube, il le savait bien. Mais comment savoir s’il s’en moquait ou pas ?
Cependant étant donné qu’elle n’avait jamais vu de vidéos où des étudiantes se faisaient agresser par des Ks au beau milieu de Central Park, elle était relativement en sécurité ; Mia prit son ordinateur portable avec précaution et le remit dans son sac à dos.
― Laissez-moi vous aider, Mia.
Avant même qu’elle ne puisse réagir, elle le sentit s’emparer de tout le poids de l’ordinateur, il le prit des mains de Mia devenues inertes et elle sentit alors qu’il lui touchait le bout des doigts. Ce contact provoqua en elle comme une légère décharge électrique et un frémissement nerveux la suivit aussitôt.
ll attrapa son sac à dos et y mit l’ordinateur portable, chacun de ses gestes était précis, doux et d’une grande souplesse.
― Eh bien ! voilà, tout va bien mieux maintenant.
Mon Dieu, il venait de la toucher. Peut-être avait-elle tort de penser qu’on était en sécurité dans les lieux publics. De nouveau, elle sentit sa respiration s’accélérer et son cœur battre la chamade.
― Il faut que j’y aille maintenant, au revoir !
Elle se demanderait toujours comment elle avait réussi à parler sans s’étrangler de terreur. Elle saisit les sangles de son sac à dos qu’il venait de poser par terre et se leva d’un bond, en remarquant au passage qu’elle avait retrouvé l’usage de ses jambes.
― Au revoir, Mia. Et à bientôt !
En partant, elle entendit sa voix légèrement moqueuse qui portait loin – l’air du printemps était si pur –, elle avait tellement hâte d’être loin de lui qu’elle courait presque.