Le lendemain matin quand Mia se réveilla le ciel était gris et couvert. Elle prit son téléphone pour consulter la météo et poussa un gémissement. 90 % de risque de pluie, 7 ou 8°. Juste ce dont elle avait besoin alors qu’elle devait finir son devoir de sociologie ! Tant pis, pourvu qu’elle arrive à la bibliothèque avant qu’il ne pleuve.
Elle se leva d’un bond, mit son jogging le plus confortable, un tee-shirt à manches longues et un grand pull à capuche qu’elle avait acheté en Europe pendant un voyage scolaire. Elle s’habillait toujours ainsi pour étudier et écrire ses devoirs, et c’était toujours aussi peu seyant depuis ses premières révisions d’algèbre quand elle était en seconde. Comme elle n’avait malheureusement pas changé ni en poids ni en taille depuis l’âge de 14 ans, ces vêtements lui allaient toujours.
Après s’être rapidement brossé les dents et lavé le visage, Mia se regarda dans le miroir d’un œil critique. Elle y vit son visage pâle avec quelques taches de rousseur. C’étaient sans doute ses yeux qu’elle avait de mieux. Ils étaient d’un singulier gris-bleu qui offrait un beau contraste avec ses cheveux sombres. Mais ses cheveux, c’était une autre histoire ! Ses boucles en tire-bouchon ne pouvaient être apprivoisées qu’à condition de passer une heure à les lisser soigneusement au lisseur. Mais ayant l’habitude de s’endormir avec les cheveux mouillés, elle se réveillait toujours avec une tignasse rebelle, comme ce matin. Elle poussa un profond soupir et les attacha sans vergogne en une grosse queue de cheval. Bientôt, quand elle aurait un vrai boulot elle irait peut-être dans un de ces salons de coiffure de luxe demander un traitement pour les défriser. Mais pour le moment, étant donné qu’elle ne pouvait pas se permettre de perdre une heure chaque matin à se coiffer, Mia avait décidé qu’il fallait s’y résigner. Il était temps d’aller à la bibliothèque. Mia attrapa son sac à dos et son ordinateur portable, mit ses baskets et sortit de son appartement. En bas des cinq étages, elle sortit du bâtiment sans remarquer la peinture qui s’écaillait sur les murs et les quelques punaises qui affectionnaient le voisinage du vide-ordure. C’était à cela que ressemblait la vie des étudiants à New York et Mia avait bien de la chance d’avoir un appartement à peu près abordable tout près du campus. À Manhattan, les prix de l’immobilier n’avaient jamais été aussi hauts. Deux ans après l’invasion, le prix des appartements s’était effondré à New York et dans toutes les grandes villes du monde. Comme l’esprit des gens était encore hanté par les films sur l’invasion des extra-terrestres, ils s’imaginèrent qu’ils ne seraient pas en sécurité en ville et partirent à la campagne quand c’était possible. Les familles qui avaient des enfants, déjà rares à Manhattan, quittèrent la ville en masse et se dirigèrent vers les endroits les plus reculés qu’elles purent trouver. Cette migration fut encouragée par les Ks parce qu’elle atténuait la pollution dans les villes et aux alentours. Bien sûr, les gens qui étaient partis réalisèrent vite qu’ils avaient fait une bêtise puisque les Ks ne voulaient pas être dans les grandes villes des humains et installèrent leurs Centres dans les zones les plus chaudes et les moins peuplées du globe. Alors, à Manhattan les prix remontèrent de plus belle et quelques chanceux firent fortune en achetant des propriétés à bas prix au moment de la crise. Et maintenant, plus de cinq ans après le Jour K, comme on appelait le premier jour de l’invasion des Krinars, les loyers de New York étaient plus élevés que jamais.
J’en ai de la chance, pensait Mia avec une légère irritation. Si elle avait eu deux ans de plus, le loyer de son appartement actuel aurait été deux fois moins cher. Bien entendu, on pouvait également discuter des avantages d’être diplômé l’année prochaine au lieu de terminer ses études pendant la Grande Panique, les mois terribles qui avaient immédiatement suivi l’invasion de la Terre.
Mia s’arrêta dans un snack-bar de son quartier et y commanda un bagel toasté – au pain complet, le seul que l’on trouvait désormais – à l’avocat et à la tomate. Elle soupira au souvenir des délicieuses omelettes au bacon, champignons et fromage que sa maman préparait. Maintenant, les champignons étaient le seul ingrédient de la recette qu’une étudiante pouvait encore acheter. La viande, le poisson, les œufs et les produits laitiers étaient devenus inabordables, réservés aux grandes occasions, comme l’étaient autrefois le foie gras et le caviar. C’était l’un des principaux changements introduits par les Krinars. Ils avaient décidé que le régime alimentaire habituel du monde développé au XXIe siècle était nuisible aux humains et à leur environnement. Ils avaient fermé les principales entreprises agroalimentaires, obligeant les producteurs de viande et de produits laitiers à se reconvertir dans les fruits et légumes. Seules quelques petites fermes élevaient encore des animaux pour les repas de fête. Les écologistes et les militants pour les droits des animaux avaient été ravis de ces décisions et le taux d’obésité des USA ressemblait à celui du Vietnam. Évidemment, les conséquences économiques avaient été dramatiques, de nombreuses entreprises avaient fermé leurs portes et il y avait eu des pénuries de vivres pendant la Grande Panique. Plus tard, quand on découvrit que les Krinars avaient des tendances de vampires – sans pouvoir le prouver officiellement – les activistes d’extrême droite avaient prétendu qu’ils n’avaient voulu changer le régime des humains que pour leur donner un sang plus agréable en bouche. Quoi qu’il en soit, la majorité de la nourriture que l’on pouvait désormais acheter à un prix abordable était bonne pour la santé, mais peu appétissante.
― Parapluies à vendre, achetez un parapluie !
Un homme mal habillé se tenait au coin de la rue et faisait de la réclame avec un fort accent du Moyen-Orient.
― Cinq dollars le parapluie !
Effectivement, moins d’une minute plus tard la bruine commença à tomber. Une fois de plus Mia se demanda si les petits vendeurs ambulants avaient un sixième sens qui leur faisait deviner qu’il allait pleuvoir. On avait toujours l’impression qu’ils apparaissaient justes avant que la première goutte ne tombe, même quand la météo n’avait pas annoncé de pluie. Il aurait été tentant d’acheter un parapluie pour rester au sec, mais Mia n’était qu’à quelques pâtés de maisons de la bibliothèque et il ne pleuvait pas assez fort pour justifier une dépense supplémentaire de cinq dollars. Elle aurait pu emporter le vieux parapluie qu’elle avait laissé à la maison, mais elle n’aimait jamais s’encombrer.
Mia marchait aussi vite que lui permettait le poids de son sac à dos et quand elle arriva à la West 4th Street, face à la bibliothèque Bobst il se mit à pleuvoir à torrents. Et merde, elle avait eu tort de ne pas acheter de parapluie ! En se faisant d’amers reproches, Mia se mit à courir, ou plutôt à trottiner, ralentie par le poids de son sac à dos, le visage giflé d’une pluie violente. Sa queue de cheval s’était défaite et elle avait les cheveux dans les yeux l’empêchant de voir correctement. Des gens pressés la dépassèrent et des piétons, gênés à la fois par l’averse et par les parapluies des plus chanceux, la bousculèrent. Dans de telles circonstances, elle était toujours gênée par sa petite taille. Un homme beaucoup plus grand qu’elle la heurta et lui donna un coup de coude dans l’épaule. Mia trébucha et son pied glissa dans une fente du trottoir. Elle tomba en avant et se rattrapa sur les mains glissant sur la surface rugueuse.
Tout à coup, elle sentit que quelqu’un la relevait du sol comme si elle ne pesait pas plus qu’une plume et la mettait à l’abri sous un grand parapluie. Mia avait l’impression d’être sale comme un rat mouillé, d’une main écorchée elle essaya de dégager son visage de ses cheveux trempés tout en s’essuyant les yeux. Pour comble d’humiliation, elle se mit à éternuer de toutes ses forces sur celui qui venait de lui venir en aide.
― Oh, Mon Dieu, je suis vraiment désolée ! Mia répéta ses excuses tellement elle était gênée. La pluie lui ruisselait sur le visage et l’empêchait de voir, elle essayait désespérément de s’essuyer le nez avec sa manche mouillée pour ne pas recommencer à éternuer.
― Je suis vraiment désolée, je ne voulais pas vous éternuer dessus comme ça !
― Vous n’avez pas à vous excuser Mia, vous êtes toute mouillée et vous avez froid. Et blessée. Montrez-moi vos mains.
― Ce n’est pas possible !
Mia avait oublié sa gêne et écarquilla les yeux de surprise alors que Korum lui prenait les mains et regardait ses paumes qu’elle s’était écorchées en tombant. Ses mains à lui étaient beaucoup plus grandes que les siennes, extrêmement douces, même s’il la tenait avec une si grande fermeté qu’elle n’aurait pas pu les dégager. Mia était trempée jusqu’aux os et ce jour d’avril était glacé, mais elle avait l’impression de s’embraser comme un buisson ardent tant son corps était pénétré de chaleur à ce contact.
― Il faut soigner ces blessures immédiatement. Vous aurez des cicatrices si ce n’est pas fait correctement. Allez, venez avec moi, nous allons nous en occuper.
Korum lâcha ses poignets, passa son bras autour de sa taille comme si elle était à lui et commença à la ramener dans la direction de Broadway.
― Attendez une seconde… Mia essaya de reprendre ses esprits. Qu’est-ce que vous faites ? Où m’emmenez-vous ? Elle commençait seulement à prendre conscience de l’étendue du danger et elle se mit à frissonner de peur et de froid à la fois.
― Vous grelottez de froid, nous allons nous mettre à l’abri et puis nous allons parler. Dit-il d’un ton sans appel.
Mia jeta un regard terrifié autour d’elle, les passants se hâtaient de se mettre à l’abri de l’averse sans prendre garde à ce qui se passait. Avec un temps pareil, un meurtre en pleine rue serait passé inaperçu, et à plus forte raison les difficultés d’une jeune fille. Elle sentait le bras de Korum autour de sa taille comme un lien d’acier impossible à desserrer et elle fut obligée de le suivre là où il l’emmenait sans pouvoir résister.
― Attendez, je vous en prie, je ne peux pas venir avec vous protesta-t-elle. Poussée dans ses derniers retranchements, un j’ai un devoir à rédiger ! lui échappa.
― Ah vraiment ? Et vous allez l’écrire dans cet état ? Il avait un ton sarcastique et il regardait ses cheveux trempés et ses mains écorchées avec un mélange de condescendance et de tendresse. Vous vous êtes fait mal et vous allez sans doute attraper une pneumonie, avec votre système immunitaire minable. Tout comme il l’avait déjà fait réagir auparavant, elle s’insurgea contre lui. Comment osait-il lui dire qu’elle était minable ! Mia explosa.
― Excusez-moi, mais mon système immunitaire est parfait ! De nos jours, on n’attrape plus de pneumonie en se prenant une averse ! Et d’ailleurs, en quoi cela vous regarde-t-il ? Que vous faisiez là ? Vous me suiviez ?
― Oui, je vous suivais. Il lui répondit d’une voix douce et parfaitement calme.
La colère de Mia retomba aussitôt et elle sentit de nouveau la peur l’envahir. Comme elle avait la gorge sèche, elle avala sa salive et ne parvint qu’à dire d’une voix rauque
― Ppp… pourquoi ?
― Ah, nous y sommes. Une limousine noire était garée au coin de la 4e Avenue et de Broadway. Quand ils se rapprochèrent, les portes s’ouvrirent automatiquement sur un intérieur luxueux couleur crème. Mia crut qu’elle allait s’évanouir. Hors de question qu’elle monte dans une étrange voiture avec un K qui venait d’admettre qu’il la suivait.
Elle s’arrêta net et était sur le point de hurler.
― Mia. Monte. Dans. La. Voiture.
Chacun de ses mots était comme un coup de fouet. Il semblait en colère et ses yeux devenaient de plus en plus jaunes. Sa bouche qui était sensuelle d’habitude avait pris tout à coup une expression de cruauté implacable.
― Ne m’oblige PAS à me répéter.
Mia lui obéit en tremblant comme une feuille. Oh Mon Dieu ! Elle voulait seulement en sortir saine et sauve, quels que soient les desseins du K. Elle ne pensait plus qu’à tous ces terribles récits qu’elle avait entendus sur les envahisseurs et à toutes les visions d’horreur de la Grande Panique. Elle étouffa un sanglot en regardant Korum fermer son parapluie et monter dans la voiture. Les portes se refermèrent.
Korum appuya sur le bouton de l’intercom.
― À la maison, Roger. Il avait retrouvé son calme, ses yeux avaient retrouvé leur brun doré habituel.
― Oui Monsieur. La réponse du chauffeur traversa l’écran qui le dissimulait.
Roger ? Mais c’était un nom d’homme et non pas de Krinar, pensa Mia dans sa détresse. Il pourrait sûrement l’aider, appeler la police de sa part, faire quelque chose. Et pourtant que pourrait faire la police ? Les Ks ne risquaient pas d’être arrêtés, Mia avait l’impression qu’ils étaient au-dessus des lois. Il pouvait donc faire d’elle ce qu’il voulait et personne ne pouvait l’en empêcher. Mia sentit les larmes couler sur son visage déjà mouillé par la pluie. Elle pensait au chagrin de ses parents quand ils apprendraient que leur fille avait disparu.
― Que se passe-t-il ? Vous pleurez ? Il y avait une nuance d’incrédulité dans la voix de Korum.
― Mais quel âge avez-vous donc ? Cinq ans ? Il se rapprocha d’elle, la prit par les épaules et la regarda fixement, le visage presque contre le sien. Quand il la toucha, Mia se mit à trembler de plus belle et à sangloter.
― Chut, voyons, calmez-vous, il n’y a aucune raison de pleurer comme ça. Tout à coup, Mia se retrouva assise sur ses genoux, dans ses bras, son visage pressé contre son large torse. Tout en continuant de sangloter, elle sentit un léger parfum agréable de chemise fraichement lavée mélangé à une odeur très masculine tandis que la main de Korum lui caressait doucement le dos pour la réconforter. C’était lui qui la traitait comme une petite fille de cinq ans qui vient de se faire un bobo, pensa-t-elle à la limite de l’hystérie. Et pourtant, bizarrement, ça marchait. La peur de Mia s’atténua quand il la prit dans ses bras, remplacée par une plus grande lucidité et une sensation de chaleur au plus profond d’elle-même. Avec un étrange détachement, elle s’aperçut que l’adrénaline amplifiait l’attraction comme elle l’avait appris dans un de ces cours de psychologie.
Tout en restant dans ses bras, elle réussit à s’en dégager suffisamment pour voir son visage. D’aussi près, il était encore plus beau. Son teint doré était un petit peu plus sombre que celui de Jessie, il avait une peau parfaite qui donnait une remarquable impression de bonne santé. Ses yeux si lumineux étaient encadrés d’épais cils noirs et de sourcils parfaitement droits, sombres eux aussi.
― Vous allez me faire du mal ? La question lui avait échappé sans qu’elle puisse se contrôler. Son ravisseur laissa échapper un soupir qui ressemblait curieusement à ceux des humains.
― Écoutez-moi bien Mia, je ne vous veux aucun mal… C’est compris ? Il la regarda droit dans les yeux et Mia ne put détourner le regard, elle était hypnotisée par les éclats dorés de ses iris. Je voulais seulement vous mettre à l’abri de la pluie et m’occuper de vos écorchures. Je vous emmène chez moi parce que c’est à côté et que vous pourrez y être soignée par un médecin. Et vous changer. Je ne voulais absolument pas vous faire peur et encore moins vous mettre dans cet état.
― Mais vous avez dit… vous avez dit que vous me suiviez ! Mia le fixa des yeux, complètement perdue.
― C’est vrai, je vous ai suivie parce que vous m’avez intrigué quand je vous ai rencontrée dans le parc et que je voulais vous revoir. Mais pas pour vous faire du mal.
Maintenant, il lui frottait l’avant-bras de haut en bas, doucement, comme s’il voulait calmer un cheval ombrageux.
Avec son aveu, elle sentit une nouvelle vague de chaleur l’envahir. Il venait donc de dire qu’elle lui plaisait ? Le rythme de son cœur s’accéléra de nouveau, mais pour une autre raison. Il y avait autre chose qu’elle avait besoin de comprendre.
― Mais vous m’avez obligée à monter dans la voiture…
― Uniquement parce que vous vous êtes obstinée et que vous refusiez d’entendre raison. Vous étiez trempée, vous aviez froid, je ne voulais pas perdre de temps à discuter sous la pluie alors qu’on pouvait se mettre au chaud dans la voiture qui était à deux pas… Présenté ainsi, il avait l’air d’être un sauveur.
― Là.
Il sortit un mouchoir, essuya soigneusement les larmes qui coulaient encore sur son visage et lui donna un autre mouchoir pour se moucher, la regardant avec amusement lorsqu’elle essaya de le faire le plus discrètement possible.
― Vous vous sentez mieux maintenant ?
Oui, bizarrement, elle était plus calme. Peut-être lui mentait-il, mais dans quel but ? De toute façon, il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait, pourquoi perdre son temps à la rassurer ? Quand elle fut débarrassée de sa terreur initiale, Mia se sentit épuisée par l’avalanche d’émotions qu’elle venait de subir. Comme s’il devinait ce qu’elle ressentait, Korum la reprit dans ses bras et serra doucement son visage contre lui. Mia se laissa faire. Curieusement, assise sur ses genoux, sentant son parfum et toute la chaleur de son corps autour d’elle, Mia ressentait un bien-être qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps.