I-2

1594 Mots
– Rien de nouveau, en bas ? demanda Isabelle. – Mais si... M. Rainaldo de Villaferda va venir aux Belles Colonnes. Aubert eut un brusque mouvement d’impatience. Il n’avait jamais dissimulé l’antipathie profonde qu’il ressentait pour son cousin d’Espagne. Antipathie marquée, mais non expliquée. Il se refusait à le rencontrer, mais sans donner de motifs. Il est vrai que don Rainaldo, lui aussi, ne semblait pas très désireux d’avoir des relations suivies avec Aubert. Par contre, le visage d’Isabelle se colora de rose et deux yeux ardemment attentifs se levèrent sur Marceline, qui continuait paisiblement : – Il paraît qu’une partie de sa domesticité est déjà arrivée, puis aussi des voitures, des chevaux. Son majordome est là, qui organise tout. – Et dona Encarnacion ? – Il n’est pas question d’elle. – Décidément, il doit y avoir de la brouille entre eux ! – Peut-être pas. Mais, maintenant, don Rainaldo a probablement fait son existence à part, en échappant à la tutelle morale que sa mère exerçait encore sur lui, il y a six ans. – Oui, c’est possible... Et rien d’autre, Marceline ? – Rien, mademoiselle. Mme Fauveclare, maintenant complètement installée aux Belles Colonnes, reçoit beaucoup de visites, fait de grandes dévotions. Elle a comme seule domestique sa femme de chambre bavaroise, une grosse blonde à mine hypocrite, que vous avez surprise, pendant notre séjour à Paris, écoutant à notre porte. – Et qui faisait tout pareil chez nous, ajouta Donatienne en paraissant au seuil du salon. Ça, c’est digne de l’autre !... Du reste, elles avaient l’air de s’entendre comme les deux doigts de la main. Pour moi, c’était tout sucre, toute gentillesse. Mais rien à faire avec la vieille Donatienne ! – Claudia semble aussi être très bien avec les gardiens du logis de dona Encarnacion, Estevan Canzalès et sa femme Paca. Ces gens ne m’inspirent pas grande confiance... En effet, dona Encarnacion avait laissé à Favigny son serviteur de confiance Estevan et sa femme. Isabelle avait repris sa broderie. La teinte rosée disparaissait de son visage, qui se tendait un peu. Aubert continuait d’astiquer avec grande nervosité. Quand Marceline et Donatienne furent sorties, il se tourna à demi pour jeter ces mots, d’une voix irritée : – J’espère qu’il ne va pas venir nous ennuyer à côté ? – Oh ! très probablement non ! Il fera sans doute une visite au monument funéraire de sa femme, une autre à nous... Et je ne suppose pas qu’il s’attarde longtemps aux Belles Colonnes. – Pourquoi y vient-il ? dit la voix, sourdement impatiente. – Il veut probablement donner un coup d’œil à ses propriétés... Enfin, mon cher ami, en toute équité, tu dois reconnaître que soit à Favigny, soit ici, ce voisin ne nous a jamais beaucoup gênés ! – C’est vrai, grommela Aubert. Et il se mit à frotter furieusement les chenets. Isabelle restait silencieuse, absorbée en apparence par sa broderie. Mais une sourde allégresse tressaillait en son âme, étrangement mêlée à cette indéfinissable angoisse plus d’une fois éprouvée depuis son séjour à Paris, quand elle pensait à don Rainaldo. Elle se revoyait dans l’appartement paternel qu’elle n’avait quitté que pour suivre les obsèques et ensuite pour reprendre le train avec Marceline. Claudia, pendant ce temps, s’était montrée attentive, aimable, sans paraître remarquer la froideur de sa belle-fille, plus accentuée pourtant que jamais. Isabelle, quand elle ne se trouvait pas près de la couche mortuaire, restait confinée dans sa chambre avec la fidèle Marceline. Elle n’avait paru au salon que pour recevoir la visite de don Rainaldo. Celui-ci – était-ce dû à la présence de Claudia ? – avait gardé pendant cette courte apparition un air glacial. Isabelle n’avait pas vu dans ce regard la lueur adoucie qui parfois le transformait. Par contre, dans celui de Claudia, la jeune fille avait surpris une expression étrange – étrange pour son inexpérience du moins – à un instant où il considérait M. de Villaferda. Elle en restait encore vaguement troublée quand, la porte à peine refermée sur le visiteur, Mme Fauveclare avait dit, avec une sorte de demi-sourire ambigu : – Il faut penser que ce fier seigneur est quelquefois un peu plus aimable ; sans quoi l’on ne s’expliquerait guère l’empressement des femmes à son égard et l’adoration de sa bien-aimée. Comme Isabelle tournait vers elle des yeux agrandis par une surprise violente, elle avait ajouté, en accentuant son sourire : – Mais oui, sa bien-aimée, une des plus jolies femmes de Paris. Don Rainaldo n’est pas, hélas ! l’homme irréprochable qu’aurait voulu faire de lui sa noble et pieuse mère. Il semble devoir suivre, malheureusement, les traces de son père... Mais, chut ! ceci ne regarde pas une petite fille comme vous. Oui, oui, vous avez beau me lancer ce regard furieux, vous n’êtes qu’une petite fille, ma chère, et don Rainaldo, par son attitude, vient de vous le faire bien voir. – Que voulez-vous que m’importe l’attitude de don Rainaldo ? avait riposté Isabelle avec une colère mal contenue. Et tournant le dos, elle était retournée à sa chambre. Là, elle avait éludé les questions de Marceline sur les causes de sa visible émotion. Ces causes, d’ailleurs, elle aurait eu peine à les définir. Car, enfin, si M. de Villaferda avait fait la veille quelque effort sur sa nature pour se montrer suffisamment aimable à l’égard d’une jeune cousine provinciale, elle ne pouvait trop lui en vouloir d’être revenu aujourd’hui à sa manière habituelle... Et encore bien plus devait la laisser indifférente ce que racontait Claudia, au sujet de son attachement pour cette jolie Parisienne. Toujours plongée dans sa rêverie, elle ferma les yeux, évoqua le souvenir du jeune don Rainaldo qu’elle avait connu aux Eaux Vertes, du mari de cette charmante et malheureuse Enriqueta, dramatiquement ensevelie dans l’onde aux reflets d’émeraude. Jamais – ainsi que le lui reprochait Aubert – jamais il n’était revenu en ces lieux. Il avait voyagé, passant entre-temps d’assez longues périodes à Paris. Sa mère ne quittait pas l’Espagne, où Claudia était allée la voir à plusieurs reprises. Mme Fauveclare parlait peu de dona Encarnacion et jamais ne disait mot des rapports entre la mère et le fils. Pas plus qu’avant son séjour de quelques mois dans Favigny, Mme de Villaferda n’entretenait les moindres rapports épistolaires avec Anne Fauveclare. Il n’avait plus été question qu’elle revînt dans la petite ville comtoise, au grand contentement des jeunes Fauveclare. Don Rainaldo de Villaferda avait laissé, dans l’esprit d’Isabelle, une impression assez complexe. L’antipathie d’abord éprouvée à son égard s’était évanouie quand il avait pris le parti d’Enriqueta contre dona Encarnacion. Mais la vive imagination d’Isabelle conservait une singulière curiosité au sujet de cette nature qu’elle n’avait pu que fort peu connaître en de si rares occasions de rencontre et qui se trouvait pour elle entourée d’un voile énigmatique. Pour elle et pour d’autres. Car elle se souvenait bien d’avoir entendu dire par Claudia, autrefois, que don Rainaldo avait un caractère concentré, difficilement pénétrable. Dona Enriqueta en avait-elle eu la clef ? Peut-être... En tout cas, tel qu’il était, elle l’avait aimé. Et lui ? Eh bien ! Isabelle restait persuadée qu’il avait profondément souffert de sa fin tragique et qu’il l’avait longtemps regrettée. Peut-être même la regrettait-il toujours, puisqu’il ne s’était pas encore remarié ? Pauvre petite Enriqueta, si jolie dans sa robe de mousseline blanche, sur le divan de damas rouge, avec ses boucles sombres répandues sur les coussins ! Elle avait dit, ce jour-là, qui était la veille de sa mort : – Je suis heureuse... bien heureuse. Et l’éclat radieux de ses grands yeux noirs appuyait éloquemment cette parole. Isabelle lui gardait un souvenir attendri et, souvent, prenait dans un tiroir de sa vieille commode, pour le considérer avec émotion, un petit porte-cartes d’écaille monté en or et marqué aux initiales de jeune fille de dona Enriqueta, que M. de Villaferda lui avait remis en souvenir avant son départ. Elle ne manquait jamais non plus, quand elle se trouvait aux Eaux Vertes, d’aller prier près de la croix au bord du lac et de visiter fréquemment la bonne Inès, dont la raison restait troublée et le cœur inconsolable. Et elle pensa constamment à Rainaldo, les jours qui suivirent. Elle se disait : « Est-il arrivé ?... Quand montera-t-il ici ? » Aucune nouvelle de Favigny ne venait, en ces jours-là, renseigner les solitaires des Eaux Vertes. Mais, un après-midi, Aubert et Isabelle, en revenant de la maison forestière, virent ouvertes les fenêtres du logis Villaferda. Aubert eut une sourde exclamation de colère. Isabelle, avec un frémissement d’émotion, murmura : – Je crois que nous aurons notre voisin. – Hélas ! Et, sur ce mot, Aubert pressa le pas en jetant un noir coup d’œil sur la demeure de don Rainaldo. Anne, que ses neveux rencontrèrent sortant de la cuisine, leur apprit l’arrivée de plusieurs domestiques, conduits par le majordome de M. de Villaferda. Ce personnage était venu présenter les hommages de son maître à Mlle Fauveclare et l’informer que don Rainaldo comptait venir s’installer aux Eaux Vertes quelques jours plus tard. Aubert écouta cette communication sans faire aucun commentaire, puis s’en alla dans la direction de l’escalier pour gagner sa chambre. – Cela va être dur pour lui ! dit Anne à mi-voix. Il est capable de vouloir aller s’installer chez Géronin, pendant le séjour de don Rainaldo ici. Comme il l’a fait, il y a six ans. – Peut-être sera-t-il plus raisonnable, maintenant. – Je ne sais... Il est tellement nerveux, impressionnable ! Son état de santé, déjà si mauvais, pourra se ressentir encore de cette contrariété... Mais toi non plus, chérie, tu n’as pas bonne mine, depuis quelque temps... depuis ton séjour à Paris. Tu maigris... Notre nourriture est malheureusement bien frugale, alors que ton frère et toi auriez besoin d’un ordinaire plus reconstituant. – Petite tante, elle me suffit très bien ! Ne vous faites pas de tourment à mon sujet... Quant à Aubert, c’est différent... Tante Anne, il faudrait que je trouve un moyen de gagner un peu d’argent. – Comment, ma pauvre petite ? Ici, nous sommes séparés de tout... – Eh bien ! je me placerai... Je puis enseigner de jeunes enfants... – Toi, mon Isabelle ? Toi qui ne nous as jamais quittés ?... Mais on te trouverait trop jeune, d’ailleurs... En elle-même, Anne acheva : « Et beaucoup trop jolie, surtout. » – Trop jeune ? À vingt ans ? Je ne crois pas, chère tante... Enfin, nous en reparlerons. Mais je ne vois guère le moyen de vivre avec nos maigres ressources, si je ne trouve pas un travail suffisamment rétribué. Anne retint un soupir d’angoisse. Elle aussi le cherchait, en vain, ce moyen de donner le nécessaire aux enfants de Melchior dépossédés par Claudia.
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