Chapire II

2528 Mots
II — Ben dites donc, fit l’inspecteur Mary Lester à l’adresse du gardien qui avait tapé de ses deux doigts la déposition de Maugracieux, il n’est pas baisant celui-là ! Aimable, en plus il se prénomme Aimable ! Mary Lester ne pouvait pas savoir que Désiré Maugracieux, père du susnommé et son épouse Anne, née Dagorn, avaient voulu neutraliser ce fâcheux patronyme en donnant à leur unique rejeton un prénom qu’ils pensaient avenant. Las, avec son air perpétuellement mal embouché, depuis cinquante-neuf ans Maugracieux portait son prénom comme une croix. — Aimable Maugracieux… Mary Lester lisait à haute voix. — Cinquante-neuf ans, époux de Francine Le Gallou. Pas d’enfant (encore heureux, la race va s’éteindre), second maître canonnier en retraite. Campagnes d’Indochine, d’Algérie… Signe particulier : néant. — Néant mon c*l ! fit Mary Lester, moi j’aurais mis comme signe particulier : n’aime personne ou plutôt, déteste tout le monde ! C’est ça, déteste tout le monde. Ça, c’est un signe vachement particulier. — C’est pas prévu dans le règlement, Mademoiselle, fit placidement le gardien de derrière sa machine. — Vous avez raison Le Moal. Mary Lester se leva. C’est pas prévu, mais c’est dommage. * Mary Lester était seule à son bureau. Elle jouait avec son Bic, les yeux dans le vague : clic ! clic ! clic ! lorsque la porte s’ouvrit avec fracas. Marc Amédéo fit une entrée remarquée. Mary Lester sursauta et laissa échapper son crayon, ce qui parut combler d’aise le nouvel arrivant. — Je vous ai fait peur mon petit dit-il avec une fausse sollicitude. Mary Lester ne répondit pas. Elle exécrait ce bonhomme, cet O.P.J. qui était censé l’aider, elle, la débutante… Elle exécrait ses façons d’entrer dans ce bureau sans frapper, cette habitude qu’il avait de lui dire « mon petit » quand elle le dépassait d’une demi-tête, son allure de bellâtre méditerranéen, pour ne pas dire de maquereau marseillais s’attendant à voir toutes les femmes se pâmer devant lui. Cependant il était son chef et elle devait lui faire bon visage. Elle s’y efforça. — Dites-moi mon petit, fit-il en s’asseyant cavalièrement d’une fesse sur le bureau de Mary, qu’est-ce que c’est que ce macchabée d’hier soir ? Mary Lester recula sa chaise et ouvrit un tiroir. Elle prit un des exemplaires du rapport tapé la veille par Le Moal et lut d’une voix neutre : — Il s’agit d’un dénommé Maurice Toussaint, dit Momo, ou Toutousse, au choix. Cinquante ans, clochard de profession. — A-t-il été formellement identifié ? — Oui Monsieur. Tout le monde le connaît. C’était une figure pittoresque de Lanester. Il avait élu domicile dans un blockhaus sous le pont de chemin de fer, entre la rue Camille Pelletan et le mur de l’Arsenal. Un pauvre bougre, apparemment inoffensif. — Sacré Toutousse, fit Amédéo, il a donc fini par se noyer. — Vous le connaissiez donc ? s’étonna Mary. — Qui ne le connaissait pas, dit Amédéo. On se demandait même quand il finirait par tomber à l’eau. C’est un miracle que ça ne lui soit pas arrivé avant ! — Il y est tombé, il s’y est jeté ou on l’a poussé, fit Mary Lester. — Oh là là ! Voilà bien des hypothèses, fit Amédéo en se levant. Tenons-nous-en à la première, mon petit. On l’a ramassé ivre mort tant de fois, qu’il a bien pu se foutre à l’eau tout seul. Il aura voulu traverser par la passerelle du chemin de fer malgré l’interdiction, et maintenant qu’il n’y a plus de rambarde… — C’est possible, dit Mary Lester. Une certitude, il est mort. Une autre certitude, il est mort noyé. Le rapport d’autopsie signale de l’eau dans les poumons. — Vous avez déjà eu le rapport d’autopsie ? s’étonna Amédéo. Les affaires sont calmes, il ne devait pas avoir grand-chose à faire, le légiste. Enfin… Quoi d’autre ? — L’eau contenue dans les poumons était saumâtre… — Je m’en doute, fit Amédéo avec une certaine impatience. C’est tout ? — Quelques plaies plus ou moins purulentes aux poignets et aux pieds et un gros hématome au niveau du sternum. L’autopsie fait également mention d’un gramme vingt d’alcool dans le sang. Pour autant, ça ne veut pas dire qu’il était ivre. Si j’en crois la main courante, on l’a si souvent ramassé avec trois grammes que pour lui un gramme vingt, c’est quasiment être à jeun. De surcroît, dans sa musette, il y avait un litre de rouge à peine entamé. — Du fric ? — Quarante-huit francs dans la poche de son pantalon. Une fortune pour un type comme ça. Si sa mort était consécutive à une querelle de clochards, son agresseur lui aurait fait les poches avant de le foutre à l’eau. — Et il aurait également pris le litron. — Probablement. — Alors mon petit ? — Alors quoi, Monsieur. — Qu’est-ce que vous en pensez ? — Il y a de fortes chances pour que ce soit un accident, néanmoins… Amédéo fronça les sourcils : — Néanmoins ? — Néanmoins, je pense qu’il serait bon d’attendre quelques jours pour conclure. Si des éléments nouveaux devaient intervenir. — Des éléments nouveaux ? Vous y croyez vraiment ? — On ne sait jamais Monsieur, quelqu’un l’a peut-être vu tomber… Un autre clochard… Qui sait ? Il n’était pas tout le temps seul ! — Non, il n’était pas tout le temps seul. Je peux même vous dire qu’il était marié. — Marié ? Vous me surprenez, Monsieur ! — Enfin, marié, marié, je me comprends. De la main gauche… En ménage, en concubinage pour employer le terme exact. Avec une nommée Titine. Titine Pomme Teint Frais. C’est un sobriquet, bien sûr. À cause de la couleur de sa trogne. Le vin rouge… Quant à son nom de famille… Faudrait demander à l’hôpital. — Parce qu’elle est à l’hôpital ? — Oui Mademoiselle, depuis quinze jours. Lors de sa dernière cuite, elle s’est endormie sous une camionnette de marée à Kéroman. Le chauffeur est parti sans la voir et lui a écrasé les deux jambes. Tiens, il n’y a de la veine que pour la crapule ! N’importe qui en serait mort. Pas Titine. Deux pattes cassées et elle est comme un coq en pâte à l’hosto, aux frais de la princesse. Le pauvre type qui lui a roulé dessus en a pris pour son grade avant que l’ambulance l’emporte. Le répertoire de Titine, c’est quelque chose ! — On ne peut donc pas compter sur son témoignage, fit Mary, songeuse. — Pas plus sur celui-là que sur celui des autres. Croyez-en ma vieille expérience, Lester, le monde de la cloche est un monde très fermé. Surtout aux flics ! Si vous croyez qu’on va venir vers vous avec des déclarations, vous vous fourrez le doigt dans l’œil, mon petit. Si vous le souhaitez, on peut attendre bien sûr. Toutousse est à la morgue, dans son congélateur. Il a tout son temps… Nous aussi. Mais plus tôt vous classerez le dossier, plus tôt nous en serons débarrassés. Amédéo s’étira et bâilla. — Enfin, puisque vous le souhaitez, attendons quelques jours. Rien ne nous presse ! Et comme rien ne nous presse, vous irez au bureau de Lanester. Vous savez où c’est ? Mary soupire. Oui elle sait. Rue Marcel Sembat, au 65. Ça fait trois fois qu’on l’y expédie et chaque fois elle s’est ennuyée à mourir. Cet imbécile va sûrement ajouter qu’il faut qu’elle voie comment fonctionne un bureau de quartier. Ça ne loupe pas. Amédéo ajoute sentencieusement : — Il est bon que vous voyiez de près comment fonctionne un bureau de quartier ! Mary Lester est seule dans le petit bureau du commissariat de police de Lanester. Posée sur la rive gauche du Scorff, face à Lorient, Lanester est la banlieue ouvrière du grand port du Ponant. La crise de la construction navale, des fonderies, activités traditionnelles de Lanester, fait que le taux de chômage y est très important. Son centre entièrement rénové en fait une cité attrayante, mais dans les rues alentour on trouve des petites maisons souvent construites à l’économie, des jardins potagers ornés de poteaux de ciment tendus de fils de fer où sèchent les lessives. L’O.P.J. Marc Amédéo est reparti comme il était venu, en coup de vent, laissant Mary Lester expédier les affaires courantes. Elle enrage, la petite Mary, s’il y a un truc important, c’est encore le commissariat central de Lorient qui va s’en occuper. Le bureau de police de Lanester, sis au rez-de-chaussée d’un immeuble neuf, est coincé entre un cabinet vétérinaire et une banque. S’il n’y avait des avis de recherche placardés aux murs avec les gueules patibulaires des terroristes, on pourrait se croire dans n’importe quel bureau d’administration. Pas un uniforme à l’horizon. Le bureau est tenu par deux fonctionnaires en civil qui sont à la disposition du public. Ils sont là pour enregistrer les plaintes et les transmettre au commissariat central à Lorient. Mary Lester est assise à la réception. L’un des deux fonctionnaires est sorti pour faire une enquête à la demande d’un juge d’instruction. L’autre est dans son bureau. Il rédige un rapport. Mary entend le cliquetis irrégulier de la machine à écrire. Pour se barber, elle se barbe. Elle a lu le journal en long, en large et en travers. Même les résultats de football, les courses de chevaux et les avis de décès. C’est dire à quelles extrémités peut pousser le désœuvrement ! La mort de Maurice Toussaint y est mentionnée sous la rubrique « faits divers ». « LE CORPS D’UN HOMME DÉCOUVERT DANS LE SCORFF : Le corps d’un homme a été découvert jeudi vers seize heures trente, étendu sur la vase en bordure du Scorff, à la hauteur du parc à bois de la Compagnie des Indes. Il s’agit de monsieur Maurice Toussaint, cinquante ans, sans profession, originaire de Priziac dans le Morbihan. Bien connu des services de police, Maurice Toussaint vivait en marge de la société dans un blockhaus datant de la dernière guerre, sous le pont de chemin de fer à Lanester. Une autopsie a été pratiquée pour déterminer les causes du décès ». Mary referme le journal avec lassitude. On sonne à la porte. — Entrez ! crie Mary. Une jeune femme entre. Elle est blonde et paraît très émue. Mary se lève : — Bonjour Madame. — Bonjour, fait la jeune femme faiblement avec un hochement de tête qui doit être un salut. Puis elle jette autour d’elle un regard de bête traquée. Eh ben, elle va pas fort celle-là, se dit Mary. — Asseyez-vous, dit-elle en montrant la chaise devant son bureau. — Merci, fait de nouveau la femme très faiblement en se posant du bout des fesses. Puis, après un silence, d’une voix étranglée : — Je suis madame Sallabert. — Qu’est-ce qui vous amène, madame Sallabert ? La femme contemple Mary Lester d’un œil inquiet : — Vous… Vous êtes de la police ? — Oui. Inspecteur Mary Lester. La femme fait « Ah ! ». Elle paraît décontenancée. — Vous ne vous attendiez pas à trouver une femme flic ? — Euh… Non. — Eh bien, vous voyez, dit Mary en affectant un ton enjoué pour détendre son interlocutrice, ça n’existe pas qu’au cinéma ! La femme fait entendre un gros soupir. — Dans un sens je préfère. Voilà Madame, mon mari a disparu. Tiens donc, se dit Mary avec une lueur d’intérêt dans l’œil, du nouveau. — Depuis quand, madame Sallabert ? — Depuis quatre jours. Exactement depuis le lundi 16 novembre. — Il ne vous a rien dit ? — Non. — Il ne vous a pas laissé de message ? — Non plus. — Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? — Lundi soir. Il est revenu de son travail un peu plus tôt que d’habitude, vers 17 heures 30. Il a pris un goûter avec les enfants qui rentraient de l’école, et puis il est parti avec la camionnette du magasin. Il avait ses bottes et une tronçonneuse. Il m’a dit qu’il allait couper du bois du côté de Kerhervy. — Du bois ? fait Mary, étonnée. — Oui. Nous avons une grande cheminée. Depuis la tempête d’octobre, on peut couper du bois un peu partout. Antoine trouve… enfin, trouvait… Elle se tamponne les yeux de son mouchoir serré en boule dans son poing, puis surmontant son émotion : — Il trouvait que ça lui faisait du bien de se donner de l’exercice après ses heures du bureau, ses soucis au magasin. — Je vois, dit Mary poliment. Elle prend son Bic dans le bon sens. — Il s’agit donc de Sallabert Antoine, âge ? — 36 ans. — Profession ? — Cadre commercial. Il est directeur du Center Marché. Mary voit. C’est l’énorme hypermarché au centre de Lanester. Bien jeune cet Antoine Sallabert pour être le patron d’une telle entreprise. — Adresse ? — Villa Gwenaël, Toulbahado. — Vous habitez Lanester depuis longtemps ? — Un peu plus d’un an. Quatorze mois exactement. — Vous avez des enfants ? À l’évocation de ses enfants, madame Sallabert fond en sanglots. Puis quand le gros de la crise est passé, elle se tamponne à nouveau les yeux et dit d’une voix étranglée : — Excusez-moi. J’ai deux enfants. Un garçon, Gwenaël, sept ans et une fille, Caroline, quatre ans. Mary Lester note soigneusement. — Rien n’a disparu dans ses affaires ? — Comment ça ? — Je veux dire, a-t-il pris des vêtements comme s’il partait en voyage ? — Non, rien du tout. — En êtes-vous sûre ? — Absolument. Quand il part, c’est toujours moi qui fais sa valise. — Il s’absente souvent ? — Tous les mois. Il doit aller à Paris pour ses affaires, sa centrale d’achats, des réunions… Il y était encore la semaine dernière. — Bien… Lui connaissiez-vous des ennemis ? — Des ennemis ? répète-t-elle, décontenancée par la question. Ma foi… Vous savez, la venue d’un nouvel hypermarché n’a pas été bien vue de tout le monde… De ceux qui sont déjà en place, des petits commerçants… Mais de là… Elle n’achève pas sa phrase. C’est vrai, dans ce monde de concurrence exacerbée, si on devait flinguer ceux qui vous font de l’ombre, quel m******e ! De toute façon, la disparition d’un directeur n’a jamais fait fermer un hypermarché. Des directeurs, ce n’est pas ça qui manque ! — A-t-il reçu des menaces ? — Il ne m’en a pas fait part. Je sais que la façade du magasin a été deux ou trois fois couverte de graffiti à la peinture, mais ça arrive partout… — C’est vrai, dit Lester qui note toujours. Euh… avait-il une maîtresse ? Ce mot de maîtresse déclenche un sanglot que madame Sallabert s’efforce d’étouffer dans son mouchoir. Mary Lester, gênée, veut atténuer la brutalité de sa question : — Excusez-moi, mais je ne dois négliger aucune piste. — Bien sûr, dit-elle en roulant nerveusement son mouchoir. Je ne sais pas… Enfin, depuis quelque temps il rentrait tard parfois… Et puis je le trouvais bizarre. Mais vraiment, je ne sais pas ! Mary se dit que les femmes sont bien sûr les dernières à connaître les frasques de leurs époux. — Avait-il contracté une assurance vie ? — Je crois que oui. Il m’en avait parlé mais il faudrait que je regarde dans ses papiers. C’est lui qui s’occupait de tout ça… À nouveau elle a un sanglot vite réprimé, peut-être à l’idée de tous les embarras qui vont désormais lui échoir. — Votre mari avait-il des amis en dehors de son travail ? — Nous ne sommes là que depuis un an. Nous n’avons pas encore lié de relations, mais Antoine allait s’entraîner avec le club de football de Lanester. Je suppose qu’il s’y est fait des relations mais il n’en parlait pas souvent. En fait, il envisageait de monter un club de judo à Lanester. — Ah, c’était un judoka ? — Oui, le judo était sa passion, il était ceinture noire, troisième dan. Il a même été dans l’équipe de France militaire, pendant son service. — Tiens donc… Et pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police plus tôt ? — Je ne sais pas… La peur du scandale… Et puis, s’il était revenu avec une explication plausible, de quoi aurais-je eu l’air ? Mary Lester hoche la tête d’un air compréhensif. — Vous savez, poursuit madame Sallabert, quand quelqu’un disparaît… Dites-moi vous qui avez l’habitude, y a-t-il un délai normal pour le signaler ? — Là vous me posez une colle, dit Mary Lester. En l’occurrence, chacun réagit à sa manière. Je ne sais pas s’il y a une règle. Sans doute réagit-on plus vite pour un enfant que pour un adulte… Elle se lève, sourit, essaye de se faire rassurante : — Inutile de vous affoler. Peut-être votre mari va-t-il reparaître aujourd’hui ou demain avec, comme vous dites, une explication tout à fait satisfaisante. Mais en attendant, compte tenu des indications que vous avez bien voulu me fournir, je vais me livrer à une enquête discrète. Ah, pouvez-vous me confier une photo de votre mari ? Madame Sallabert ouvre son sac à main. — J’en ai apporté trois, tenez… Marie Lester regarde les clichés qu’on lui tend. Elle a sous les yeux le portrait d’un père heureux tenant par la main un petit garçon qui le regarde avec des yeux éperdus d’admiration. Sur la seconde photo on voit la famille Sallabert au grand complet et Mary remarque que madame Sallabert, pourtant de taille moyenne, domine son mari d’une demi-tête. Il n’est pas grand Antoine Sallabert, pas grand, pas gros. Un homme de poche en quelque sorte. — Ne vous en faites pas trop, dit Mary Lester en raccompagnant madame Sallabert jusqu’à la porte, je vous tiens au courant.
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