Au fait, on ne pouvait pas le tromper. Il flairait, de très loin, dans sa pâtée, l’odeur suspecte, l’ingrédient étranger, s’arrêtait net dans son élan, s’allongeait ensuite sur le ventre, les pattes de devant croisées l’une sur l’autre, la tête dédaigneusement levée vers le plafond et ne bougeait plus. À mes appels, il ramenait en arrière ses oreilles brusquement couchées, se fouettait les flancs par de lents mouvements de sa queue, – ce qui était le signe d’un grave mécontentement, au rebours des mouvements précipités qui étaient un signe de joie, – et ne bougeait pas davantage. Si, agacé, je l’amenais de force, en le traînant par la peau du cou, devant sa pâtée, si je lui disais sur un ton impératif : « Allons, Dingo, mange… mais mange donc… sacré nom d’un chien ! » il secouait la tête comme un enfant qui refuse d’obéir. Je crois aussi qu’il ne me pardonnait pas ce jurement… Le « sacré nom d’un chien », l’offusquait, lui semblait aussi blasphématoire qu’à une dévote le « sacré nom de Dieu » d’un vieux général boulangiste.
– Voyons, mon petit Dingo, reprenais-je sur un ton complètement changé, un ton doucement suppliant… mange… je veux que tu manges… Pour me faire plaisir…
Il fallait le voir alors se remettre debout, plisser son front maussade, trépigner, gratter le tapis, renverser sur la nappe de linoléum son assiette ou son bol d’un coup de patte bref et sans réplique. Et il s’en allait, lentement, en affectant de regarder à droite, à gauche, il ne savait quoi, avec un air détaché, un air d’être ailleurs, très loin de sa pâtée et de moi.
Ce qui ne l’empêchait pas, quand il découvrait dans le bois, sous un tas de feuilles mortes, ou bien enfouies profondément dans la terre, d’innommables ordures, de s’y délecter avec gloutonnerie.
Chaque fois qu’il m’arrivait de le surprendre en l’un de ces ignobles festins, je lui disais, avec un chagrin amical, dans l’espoir de lui donner de la honte et du remords :
– Ah ! Dingo !… toi !… toi si bien élevé ! ah ! fi… que c’est laid ! que c’est vilain !
Et je lisais sa réponse dans ses yeux étonnés :
– Eh bien ?… quoi ?… Ce n’est pas de la nourriture… c’est de la chasse. J’appelle nourriture ce que tu me donnes… chasse ce que je trouve… Et tu sais, ce n’est pas fameux ce que tu me donnes… c’est toujours la même chose… Avec ça que tu manges des choses propres, toi… et qui sentent bon… Tiens, justement… le fromage de ce matin…
Que pouvais-je dire ? C’était là répondre… Et, précocité merveilleuse, il n’avait pas encore six mois !
En quelques heures, il apprit la propreté corporelle et la pratiqua minutieusement, jusque dans les plus intimes détails, comme une demoiselle d’opéra. Mais passons.
J’avais remarqué que Dingo apprenait très facilement, sans le moindre effort, tout ce qu’il jugeait devoir lui être agréable et utile dans la vie. Pareil en ceci aux cancres, aux délicieux cancres de collège, tout ce qui lui déplaisait, c’est-à-dire tout ce qui ne correspondait pas à sa sensibilité, à sa mentalité de chien, – Dieu sait que ce n’était pas rare ! – aucune force humaine, ni la sévérité, ni la ruse, n’était capable de le lui faire accepter. Vous ne me croirez pas : il simulait l’incompréhension pour n’avoir point à obéir, et qu’on ne pût vraiment pas lui savoir mauvais gré de ses résistances.
Si parfois il affectait de ne pas comprendre, ce n’était pas, à la façon des critiques, pour en tirer vanité et s’en faire un surcroît de réputation et d’honneur, mais pour qu’on le laissât tranquille, qu’on lui permît de vivre, à l’abri de nos sottises, selon ses goûts, une vie normale, une vie harmonieuse de chien. Comme il avait au fond de l’amour-propre et de la franchise, il ne s’obstinait pas longtemps dans ce rôle d’idiot, qui du reste ne lui seyait pas du tout. Ce n’était donc qu’une boutade passagère. Elle l’amusait un moment, et puis, tout de suite, il en avait honte, la sentait dégradante. Alors, tandis que je lui débitais des discours pédagogiques, Dingo, la tête obliquement penchée, ses prunelles réfugiées sous l’angle des paupières que bridait un petit rire ironique, me regardait avec une malice déconcertante qui, me troublant beaucoup, éteignait vite l’ardeur de mes improvisations oratoires. S’il eût pu s’exprimer dans la langue académique de M. Jean Richepin, il m’eût certainement dit
– Oui, vieux dab… oui… oui… jaspine, tu m’intéresses !…
Le plus humiliant, c’est qu’il faisait mieux que le dire, il le mimait. Et ses gestes avaient une éloquence plus expressive, plus précise que nos paroles.
– Sacré gosse ! C’est qu’il ne veut rien savoir !… résumait la cuisinière, Marie Toton, qui était de Montrouge.
Laurent Thuvin, le jardinier, jaloux de Dingo, craignant en outre que la venue dans la maison de ce curieux petit animal, trop choyé par nous, ne causât quelque tort à ses enfants, prophétisait en haussant les épaules :
– Ce chien-là ?… Buuu !… Ce chien-là… Monsieur… il est indécrottable… Monsieur n’en fera jamais rien… jamais rien.
Il ajoutait sournoisement, car c’était un brave homme :
– Monsieur aura bien des ennuis avec cette bête étrangère, bien des ennuis… toute sorte d’ennuis… Je sais ce que je dis…
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?… voyons…
– Il y a… il y a… qu’il me fait tourner en bourrique. Il gratte mes semis… saccage mes plants… retourne le terrain de mes couches et de mes châssis… Ah ! par exemple, que Monsieur ne me demande pas des melons, cette année, ni de l’aubergine… ni de la tomate, ni de la tétragone… Il n’y a plus rien… Ce chien-là ?… Buuu !… C’est pire que la grêle, la cochenille et la cuscute. Tenez, aussi vrai qu’il y a un Dieu… j’aimerais mieux avoir dans mon jardin des courtilières… Ma foi, oui !… Ah ! si j’étais que Monsieur !… je le dis carrément à Monsieur… ce chien-là ?…
– Eh bien ?
– Eh bien… je l’nierais… ah !
– Comment ?… qu’est-ce que vous dites ? vous êtes fou.
Thuvin baissait la tête. Par-dessus sa tête, il étendait à plat ses deux grosses mains gercées, couleur de terre, et les faisait battre, comme des ailes de pigeon : un geste qu’il avait pour exprimer un sentiment d’humilité gouailleuse.
– Peut-être que je suis fou… ronchonnait-il en se dandinant… peut-être que je ne suis pas fou… C’est comme Monsieur voudra… Mais si j’étais que Monsieur… Ce chien-là… je…
S’interrompant brusquement au souvenir d’un crime récent de Dingo, il criait :
– Si au moins, sauf le respect de Monsieur, il ne pissait pas sur mes glaïeuls… Monsieur doit se rappeler… J’ai dit à Monsieur, il n’y a pas longtemps : « Je ne sais pas ce qu’il y a cette année sur mes glaïeuls. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a un contact sur mes glaïeuls »… Eh bien, je l’ai trouvé le contact… pas plus tard que ce matin. C’est lui qui pissait sur mes glaïeuls… Si c’est pas malheureux, tout de même… Ce chien-là !… Ah ! là là…
Ne croyez pas que j’en fusse quitte à si bon compte. Longtemps encore les reproches succédaient aux récriminations, les idées générales aux anecdotes. Car les jardiniers sont extrêmement bavards et ils n’en finissent jamais de nous conter des histoires.
Je m’en rends compte aujourd’hui, j’avais tort. Et tout cela était de ma faute.
J’avais tort de vouloir inculquer à Dingo des notions humaines, des habitudes de vie humaine, comme s’il n’y eût que des hommes dans l’univers et qu’une même sensibilité animât indifféremment les plantes, les insectes, les oiseaux, tous les animaux et nous-mêmes. Heureusement, Dingo, étant plus intelligent que moi, résistait. Il savait très bien ce qui convenait à la nourriture de son corps et de son esprit, ce que nous avons de commun avec les bêtes, et ce qui nous en sépare éternellement. Il savait aussi que, s’il m’eût obéi, il n’eût été ni un chien, ni un homme, rien qu’une espèce d’être vague, désarmé, désorbité, un fantoche absurde, aussi fantoche que Dieu, lequel n’a ni queue ni tête, puisqu’il est théologiquement démontré qu’il n’a ni commencement ni fin.
Cette résistance de Dingo, cette énergie à défendre sa personnalité, irritantes d’abord, firent bientôt que je mêlai, à mon admiration et à ma tendresse pour lui, du respect.
À vivre avec les animaux, à les observer journellement, à noter leur volonté, l’individualisme de leurs calculs, de leurs passions et de leurs fantaisies, comment ne sommes-nous pas épouvantés de notre cruauté envers eux ? Se peut-il que les mœurs des fourmis et des abeilles, ces merveilleux organismes que sont la taupe, l’araignée, le tisserand cape de more, ne nous fassent pas réfléchir davantage aux droits barbares que nous nous arrogeons sur leur vie ? Tous les animaux ont des préférences, c’est-à-dire le jugement critique qui pèse le pour et le contre, le pire et le mieux, leur fait choisir, avec infiniment plus de sagesse et de précision que nous, entre les êtres et les choses, la chose ou l’être qui s’adapte le mieux aux exigences de leurs besoins physiques et de leurs qualités morales. En les torturant, en les massacrant, comme nous faisons tous, pour notre nourriture, pour notre parure, pour notre plaisir et pour notre science si incertaine, au lieu de les associer à nos efforts, savons-nous bien ce que nous détruisons, en eux, de vie complémentaire de la nôtre, par bien des côtés supérieure à la nôtre, en tout cas, aussi respectable que la nôtre ? Et jamais un seul instant, nous ne songeons que c’est de l’intelligence, de la sensibilité, de la liberté que nous tuons, en les tuant.
Fait indéniable, au bord duquel nous devrions nous arrêter, la sueur au front, le cœur serré par l’angoisse. Les chiens qui ne savent rien, comprennent ce que nous disons, et nous, qui savons tout, nous ne sommes pas encore parvenus à comprendre ce qu’ils disent. Non seulement, ils comprennent, mais ils parlent. Ils parlent entre eux ; ils parlent aux autres bêtes ; ils nous parlent. Et, tandis que, malgré tant d’expériences et tant de travaux, nous n’avons jamais pu rien déchiffrer de leur langage, eux, spontanément, ils ont, du moins en ce qui les intéresse, tout déchiffré du nôtre. Sans jamais les avoir appris, ils parlent le français, l’anglais, l’allemand, le russe, et le groenlandais et l’indoustani, le télégut, le bas breton et le bas normand, tous les patois et tous les argots.
Quand je disais négligemment, sans me retourner vers lui : « Dingo ne se promènera pas avec moi aujourd’hui… Dingo restera à la maison », il protestait vivement d’abord, se plaignait ensuite, pleurait quelques instants et il se couchait, la tête attristée, sur le tapis. Si, au contraire, sur le même ton neutre, je disais : « Dingo se promènera aujourd’hui avec moi », alors il se levait d’un bond, en poussant des cris de joie. Il me tirait par ma manche, par les pans de mon vêtement, m’entraînait vers la porte. Et ses cris joyeux voulaient dire :
– Qu’est-ce que tu fais ? Mais dépêche-toi donc !… Nous ne partons pas pour la Chine. Allons, voyons, viens… mais viens donc !
J’avais inventé un petit jeu qui l’amusait beaucoup et où il se montrait fort adroit. Je faisais rebondir des balles en caoutchouc, presque jusqu’au plafond et, à la retombée, il les recevait dans sa gueule. Il y avait huit balles rangées dans une corbeille de vannerie, sur une petite table du vestibule.
– Va me chercher tes balles…, commandais-je au moment où il y pensait le moins.
Lestement, Dingo partait et venait me les mettre, une à une, dans la main. S’il en manquait, il n’avait de cesse qu’il ne les eût retrouvées dans le coin d’une pièce ou sous un meuble. Non seulement Dingo parlait mais il calculait, sans que je l’eusse dressé au calcul.
Admirable sensibilité du chien !
J’ai eu un petit griffon – un délicieux petit griffon – à qui je pense toujours, comme à un ami perdu, comme au plus fidèle, au plus tendre de mes amis perdus.
Bien que sa face fût toute noire et son poil noir, tout frisé, frisé comme une chevelure d’ange, on le nommait Pierrot. Mais ce n’était point le Pierrot lugubre, tragique, douloureux, chapardeur et farceur, de la comédie italienne et de notre pantomime. Et ce n’était pas non plus, comme je l’ai dit, un griffon. Je ne sais pas ce que c’était. C’était un exquis petit animal, pas joli, plus que joli, vif et joyeux et sans cesse pétillant et sans cesse caressant, tout grâce, tout caresses, tout amour. Il s’était fait une toute petite âme, soyeuse et frisée comme son corps, mais blonde, et délicate et un peu frivole et si inventive, en constant désir de plaire, de la plus gentille, de la plus imprévue cocasserie qui se pût voir. À force d’ingéniosité, pour me rendre orgueilleux de lui comme d’un objet unique, il s’était fait aussi une race à lui, à lui tout seul.
Voici trente ans qu’il est mort… et dans quelles circonstances, grand Dieu !
Nous passions une saison à Noirmoutiers. Nous y avions fait connaissance d’une dame très laide, si laide que je renonce à vous décrire l’énormité, l’hyperbolisme, l’hugotisme de cette laideur, si laide que je n’ai jamais eu la curiosité – désireux qu’elle restât un mythe – de demander qui elle était, d’où elle venait, de quelles amours tératologiques et contradictoires elle avait bien pu naître. Un soir, elle était arrivée, comme ça… comme arrivaient toutes les autres femmes, sans être annoncée par de mauvais présages. Et l’île tout entière en avait frémi de malaise et d’horreur… C’était, du reste, un défi injurieux, douloureux aussi, aux lois du rythme, de l’équilibre, de la proportion et de la mécanique. Tout le monde l’évitait, la redoutait, comme un scandale de la nature. Nul doute, pourtant, que, dans une autre époque, on eût fait de sa laideur une divinité, et qu’on lui eût donné à manger, dans les temples, des enfants, des colombes et des vierges. Étant toujours seule, repoussée, honnie et maudite, elle s’était accrochée à nous, comme un naufragé s’accroche, avec toute la laideur crispée du désespoir, aux épaves qui flottent sur la mer.
Je supportais difficilement sa présence, je n’arrivais même pas toujours à admettre sa possibilité. Mais enfin, je supportais l’une et j’admettais l’autre, par miséricorde chrétienne. Et cette miséricorde chrétienne aidant, peu à peu je sentis mon âme s’élever encore plus haut dans le sacrifice, jusqu’à la sublime ivresse du martyre. Du martyre !
Un soir, tous les deux, nous étions assis l’un près de l’autre sur un banc de pierre, dans le jardin. Et nous ne parlions pas. Comment expliquer cela ? Tout à coup, dans un mystérieux et v*****t suffoquement de tendresse, je me jetai aux pieds de la dame, je l’attirai vers moi et la tenant étroitement serrée contre ma poitrine, je pleurai. Nous pleurâmes, nous pleurâmes longtemps, sur cette laideur sacrée, qui la rejetait hors l’humanité, hors l’animalité… j’allais dire, ingrat, hors l’amour !
Pierrot, lui, se refusait à la voir. Énergiquement. Non, qu’il fût insensible ni méchant… Ah ! le pauvre Pierrot ! Mais il ne pouvait pas. Il avait lutté, il avait fait tout ce qu’il avait pu, pour être gentil avec elle, pour s’apitoyer sur une telle disgrâce. Réellement, c’était plus fort que lui, plus fort que sa délicatesse et que sa pitié. Non, non, il ne pouvait pas. Il lui manquait ces dons également divins : la miséricorde chrétienne ou le sadisme. Et puis, à sa première rencontre avec elle, il avait eu une crise épileptiforme et faillit devenir fou. Quand elle arrivait chez nous, qu’il apercevait de loin sa silhouette sur la plage, sur la dune ou dans le bois, il s’en allait en poussant des cris.
Notre habitation tournait, si j’ose dire, le dos à la mer. Nous n’avions devant nous jusqu’à la ligue d’horizon que des dunes plates, en sillons réguliers. Pour les rendre encore plus tristes, de loin en loin se promenaient, comme de grosses dames en deuil, des touffes noirâtres de chênes verts.
Un canal, dont on n’aperçoit pas les eaux encaissées, relie, à travers les dunes creusées par lui, le bourg de Noirmoutiers à la mer ; ce qui fait ressembler cette partie de l’île vendéenne à un paysage hollandais, comme, sur la côte, les poivriers, les mimosas, les séneçons maritimes et une vague odeur de bouillabaisse évoquent le souvenir de quelque petite crique méditerranéenne.
Un après-midi, je travaillais… C’est-à-dire, par la fenêtre grande ouverte, je regardais passer au creux de la dune, à cet endroit plantée de pommes de terre, les voiles blanches, les voiles rousses des bateaux qui s’en allaient au large ou qui rentraient au port. Je ne voyais pas les bateaux, je ne voyais que les voiles. Et ces voiles avaient l’air de fendre le sol, de le labourer, de biner les sillons. Ce n’étaient plus des focs que la brise gonflait et poussait, c’était des socs. Et je méditais profondément sur cette ingénieuse application de la barque de pêche à la culture des légumes. Près de moi, roulé en boule sur un fauteuil, Pierrot, que ces hautes questions agricoles n’intéressaient pas, dormait. Il dormait d’un sommeil heureux, rêvant sans doute à des choses très jolies, à une très jolie chienne caniche, toute blanche, toute poudrée que, chaque matin, une petite cocotte de Nantes, blonde et teinte et tout habillée de froufrous blancs, elle aussi, menait par un ruban rose, en guise de laisse, sous le bois d’oliviers de la villa voisine de notre maison. Mais peut-être rêvait-il à quelque chose d’encore plus joli. Peut-être, ayant le cœur très pur, ne rêvait-il à rien. Et les invisibles bateaux labouraient toujours les champs de pommes de terre.
Brusquement, la dame entra. Elle entra sans prévenir, en coup de vent, comme le malheur.
– C’est moi ! minauda-t-elle.
Comme si nous pouvions nous y tromper.
Brutalement réveillé, mon pauvre petit Pierrot eut devant soi, en plein devant soi, le visage de la dame, et son nez en corne de lune, et sa bouche velue, et le paquet d’algues de ses cheveux. Il se dressa horrifié, chercha à fuir, mais comme il fallait passer devant elle, frôler sa jupe, risquer de recevoir une caresse peut-être, il ne put s’y résoudre. Alors il voulut protester par de farouches aboiements contre ce cauchemar qui se substituait à ses jolis rêves. Hélas ! il n’eut que le temps d’ouvrir sa petite gueule qui resta muette et raidie. Frappé au cœur comme par une balle, il tourna, tourna sur lui-même, roula du fauteuil sur le plancher, où je le vis s’abattre, la langue pendante, les yeux révulsés.
– Regardez donc votre chien, dit la dame… Il est tout drôle.
Tout drôle… Je crois bien… Mon pauvre petit Pierrot était mort !
Quand je pense à la sensibilité peut-être excessive de ce délicieux petit Pierrot, je pense aussi à toutes les laideurs physiques et morales que, sans en être mortellement offensés, nous supportons d’un cœur tranquille, non par courage, non par un noble esprit de tolérance, mais parce que nous ne les sentons pas. Hélas ! nous ne sentons rien, nous ne sentons jamais rien.
Et nous appelons cela de la supériorité humaine !