II-2

2004 Mots
— Ils ont tapé dur, dit Dan, entre ses yeux à demi fermés. Manuel n’aurait pas de place pour un poisson de plus. Bas comme une feuille de nénuphar en eau dormante, pas vrai ? — Lequel est Manuel ? Je me demande com ment vous pouvez les reconnaître dans le loin tain, comme vous faites. — Le dernier bateau au sud. C’est lui qui vous a trouvé la nuit passée, dit Dan en bran dissant le doigt. Manuel nage à la mode des Portugais ; vous ne pouvez pas le prendre pour un autre. A l’est de lui — il vaut cent fois mieux qu’il ne nage — se trouve Pennsylvanie. Chargé de « saleratus3 », à ce qu’on dirait. A l’est encore — regardez comme ils s’en viennent gentiment sur la même ligne — celui avec les épaules bos sues, c’est Long Jack. C’est un homme du Galway4 qui habite South Boston, où ils demeurent pour la plupart, et la plupart de ces hommes du Galway sont de bonnes recrues dans un bateau. Au nord, plus loin là-bas — vous allez l’entendre se mettre à chanter dans un instant — c’est Tom Platt. Il a été matelot sur le vieux vaisseau l’Ohio, — le premier de notre flotte, dit-il, pour doubler le cap Horn. Il ne parle guère jamais d’autre chose, sauf quand il chante ; mais il a une veine épatante à la pêche. Là ! Qu’est-ce que je vous disais ? Un mugissement mélodieux s’en vint du doris nord en se glissant sur l’eau. Harvey entendit quelque chose ayant trait aux mains et aux pieds glacés de quelqu’un, et puis : « Bring forth the chart, the doleful chart, See where the mountings meet ! The clouds are thick around their heads, The mists around their feet.5 » — Plein bateau, dit Dan en éclatant de rire. S’il nous envoie « O Capting ! », alors, c’est plein à couler. Le mugissement continua : And naow to thee, O Capting ! Most earnestly I pray That they shall never bury me In church or cloister gray 6. — Coup double pour Tom Platt. Il vous racontera demain tout ce qui concerne le vieil Ohio. Vous voyez ce doris bleu derrière lui ? C’est mon oncle — le propre frère de papa — et s’il y a quelque mauvais sort lâché sur le Banc, c’est sûr qu’il tombera sur l’oncle Salters. Re gardez comme il nage en prenant garde. Je parierais mon gage et ma part qu’il est le seul homme à avoir été piqué aujourd’hui — et il l’a été — bien. — Qu’est-ce qui a pu le piquer ? dit Harvey qui commençait à s’intéresser. — Des fraises, surtout. Des citrouilles, des fois, et, des fois, des citrons et des concombres 7. Oui, il a été piqué jusqu’aux coudes. Ce type-là a une chance vraiment renversante. Maintenant, nous allons nous mettre aux palans pour les hisser à bord. C’est vrai, ce que vous venez de me dire, que vous n’avez jamais fait un brin de travail de votre fichue vie ? On doit se sembler tout chose, n’est-ce pas ? — Je vais essayer de travailler n’importe comment, répliqua bravement Harvey. Seule ment c’est tout du complètement nouveau. — Attrape ce palan, alors ! Derrière toi ! Harvey empoigna un cordage et un long crochet de fer qui pendaient à l’un des étais du grand mât, tandis que Dan en tirait un autre pendant à quelque chose qu’il appelait une « balancine », au moment où Manuel accostait dans son doris chargé. Le Portugais eut un radieux sourire, que plus tard Harvey apprit à bien connaître, et, à l’aide d’une fourche à manche court, se mit à jeter le poisson dans le parc sur le pont. — Deux cent trente et un ! cria-t-il. — Donne-lui le croc, dit Dan. Et Harvey passa le croc aux mains de Manuel. Celui-ci le fit glisser dans une boucle de cordage à la proue du doris, saisit le palan de Dan, l’accrocha au taquet d’arrière et grimpa dans la goélette. — Tire ! cria Dan. Et Harvey tira, étonné de s’apercevoir de la facilité avec laquelle le doris s’enlevait. — Tiens bon, il ne niche pas dans les barres de hune ! dit Dan en riant. Et Harvey tint bon, car le bateau se trouvait en l’air au-dessus de sa tête. — Amène, et de côté ! cria Dan. Et comme Harvey amenait, Dan détourna d’une main la légère embarcation jusqu’à ce qu’elle vînt toucher doucement le pont derrière le grand mât. — Ils ne pèsent rien à vide. Ç’a été assez chic pour un passager. Y a plus de chiendent quand y a de la mer. — Ah ! ah ! dit Manuel en tendant une main brune. Ça va mieux, en ce moment ? A cette heure-ci, hier soir, c’était le poisson qui pêchait après vous. Maintenant, c’est vous qui pêchez après le poisson. Ouida ? — Je — je vous suis à jamais reconnaissant, balbutia Harvey. Et sa main malencontreuse glissa encore une fois furtivement à sa poche, mais il se rap pela qu’il n’avait pas d’argent à offrir. Quand il eut fait plus ample connaissance avec Manuel, rien qu’à l’idée de l’erreur qu’il aurait pu com mettre, il se sentait, au fond de sa couchette, envahir par de cuisantes, de pénibles rougeurs. — Ce n’est pas à moi que vous en devez de la reconnaissance ! dit Manuel. Comment vous aurais-je laissé aller à la dérive tout autour du Banc ? Maintenant, vous voilà pêcheur — Oui-dà ? Ouh ! Auh ! Il pencha le buste en avant, puis en arrière avec des mouvements raides pour chasser les crampes. — Je n’ai pas nettoyé le bateau aujourd’hui. Trop à faire. Ça mordait dur. Danny, mon garçon, nettoie pour moi. Harvey s’avança sur-le-champ. Voilà quelque chose qu’il pouvait faire pour l’homme qui lui avait sauvé la vie. Dan lui jeta un faubert, et il se pencha par -dessus le doris pour en chasser les matières vis queuses, gauchement, mais plein de bonne volonté. — Enlève les bancs, ils glissent dans leurs rainures, dit Dan. Fauberte-les et pose-les dans le fond. Ne laisse jamais un banc jouer. Il se peut que quelque jour tu en aies rudement besoin. Voici Long Jack. Un torrent étincelant de poisson passa d’un doris le long du bord dans le parc. — Manuel, prends le palan. Je vais fixer les tables. Harvey, débarrasse-nous du bateau de Manuel. Celui de Long Jack s’emboîte dedans. Harvey leva les yeux de dessus son faubertage pour apercevoir le fond d’un doris juste au-dessus de sa tête. — Exactement un jeu de boîtes indien, n’est-ce pas ? dit Dan, comme le bateau en question tombait dans l’autre. — Il y prend autant de goût qu’un canard à l’eau, dit Long Jack, un homme du Galway, à menton grisonnant, dont la lèvre supérieure avançait, en faisant aller et venir le torse exac tement comme Manuel avait fait. On entendait par l’écoutille Disko grogner dans la cabine, et le bruit qu’il faisait en suçant son crayon parvenait jusqu’à eux. — Cent quarante-neuf et demi — que Dieu te damne, Discobolus ! dit Long Jack. Je me tue à remplir tes poches. Cela ne fait rien, c’est une fichue pêche. Le Portugais m’a enfoncé. Un glissement sourd. Et c’était un autre doris qui accostait, et encore du poisson qui tombait dans le parc. — Deux cent trois. Voyons le passager ! Celui qui parlait était encore plus fort que l’homme du Galway, et son visage présentait la particularité d’être barré en biais, de l’œil gauche au coin droit de la bouche, par une balafre pourpre. Ne voyant pas autre chose à faire, Harvey faubertait chaque doris à mesure qu’il descendait, enlevait les bancs, et les couchait au fond du bateau. — Il a vite attrapé le mouvement, dit l’homme à la balafre, lequel était Tom Platt, en le considérant avec attention. Il y a deux façons de faire les choses. L’une, à la mode des pêcheurs — n’importe par quel bout d’abord et un nœud de voilier pour couronner le tout — et l’autre… — Comme nous faisions sur le vieil Ohio ! interrompit Dan, en traversant rapidement le groupe des hommes avec une longue planche pourvue de pieds. Ote-toi de là, Tom Platt, et laisse-moi fixer les tables. Il pressa l’une des extrémités de la planche entre deux coches dans les bordages, chassa le montant d’un coup de pied, et baissa la tête juste à temps pour éviter la tape que lui en voyait l’homme du vaisseau. — Et voilà aussi ce qu’on faisait sur l’Ohio, Danny. Tu vois ? dit Tom Platt, en riant. — Suppose alors qu’ils louchaient, car elle n’est pas arrivée à son adresse, et je sais bien qui est-ce qui va trouver ses bottes sur la pomme du grand mât s’il ne nous laisse pas tranquilles. Halez de l’avant ! Je suis pressé, est-ce que vous ne voyez pas ? — Danny, tu passes ta journée à dormir couché sur le câble, dit Long Jack. Tu es le comble même de l’impudence, et je suis per suadé qu’en une semaine tu vas corrompre notre subrécargue. — Il s’appelle Harvey, dit Dan, en brandis sant deux couteaux de forme étrange, et il vaudra cinq de n’importe quels chercheurs de clovisses de South Boston avant longtemps. Il disposa les couteaux avec grâce sur la table, pencha la tête et en admira l’effet. — Je crois, moi, que cela fait quarante-deux, dit une voix grêle de l’autre côté du bord. Et il y eut un rugissement de rires, tandis qu’une autre voix répondait : — Alors pour une fois ma chance a tourné, car j’en ai quarante-cinq, quoique je sois piqué à ne savoir où me mettre. — Quarante-deux ou quarante-cinq. J’ai perdu le compte exact, dit la voix grêle. — C’est Pen et l’oncle Salters qui comptent leur pêche. Cela enfoncera le cirque un de ces jours. Regarde-les donc. — Venez — venez ! rugit Long Jack. Il fait mouillé là-bas dehors, enfants. — Quarante-deux, dis-tu. C’était l’oncle Salters. — Je vais recompter, alors, répliqua la voix avec douceur. Les deux doris se balançaient côte à côte et venaient cogner contre le flanc de la goélette. — Patience de Jérusalem ! jura l’oncle Sal ters, en reculant dans l’eau qui clapota avec bruit. Qu’est-ce qui prend à un cultivateur comme toi d’aller fiche le pied dans un bateau, je me le demande ! Tu m’as presque défoncé d’un bout à l’autre. — J’en suis fâché, monsieur Salters. Je suis venu à la mer pour cause de dyspepsie ner veuse. Vous m’avez conseillé, je crois. — Allez vous noyer dans le Trou de Baleine, toi et ta dyspepsie nerveuse ! rugit l’oncle Salters, un gros petit pot à tabac. Tu marches encore sur mes brisées. As-tu dit quarante-deux ou quarante-cinq ? — J’ai oublié, monsieur Salters. Comptons. — Je ne vois pas comment cela pourrait faire quarante-cinq. C’est moi qui en ai quarante-cinq, dit l’oncle Salters. Compte avec soin, Pen. Disko Troop sortit de la cabine. — Salters, maintenant jette ton poisson tout de suite, dit-il d’un ton d’autorité. — Ne gâtez pas la pêche, papa, murmura Dan. Ils ne font tous les deux que commencer. — Mère de Délice ! Il les enfourche un à un, hurla Long Jack, comme l’oncle Salters se mettait laborieusement au travail, et que dans l’autre doris le petit homme comptait une rangée de coches sur le plat-bord. — C’est la pêche de l’autre semaine, dit-il, en levant un regard plaintif et l’index resté où il en était. Manuel poussa du coude Dan, qui s’élança sur le palan, et, se penchant aux trois quarts par-dessus bord, glissa le crochet dans la patte arrière, tandis que Manuel maintenait solide ment le doris par l’avant. Les autres tirèrent gentiment et amenèrent le bateau — homme, poisson, et tout. — Un, deux, quatre — neuf, dit Tom Platt, en faisant le compte d’un œil exercé. Quarante-sept. Pen, c’est à toi ! Dan laissa filer le palan et fit glisser l’homme de son bateau sur le pont parmi le torrent de son poisson. — Tiens bon ! rugit l’oncle Salters en train de tournoyer contre le bord. Tiens bon, je me suis embrouillé un brin dans mon compte. Il n’eut pas le temps de protester, fut hissé à bord et traité comme « Pennsylvanie ». — Quarante et un, dit Tom Platt. Battu par un cultivateur, Salters. Toi, encore, un marin pareil ! — Le compte n’est pas juste, dit-il, en dégrin golant hors du parc ; et je suis cousu de piqûres. Ses grosses mains étaient enflées et marbrées de blanc pourpré. — Il y a, je crois bien, des gens qui iraient trouver des fonds de fraises, même s’il leur fallait plonger pour ça, dit Dan, en s’adressant à la lune qui venait de se lever. — Il y en a d’autres, dit l’oncle Salters, qui se nourrissent du suc de la terre en dormant, et qui blaguent leur propre sang. — A table ! à table ! cria du gaillard d’avant une voix que Harvey n’avait pas encore en tendue. Disko Troop, Tom Platt, Long Jack et Sal ters, sur ce mot, gagnèrent l’avant. Little Pen se pencha sur son tourniquet carré de haute mer et sur les lignes à morue embrouillées. Manuel se coucha de tout son long sur le pont, et Dan disparut dans la cale où Harvey l’entendit taper sur des barils à l’aide d’un marteau. — C’est le sel, dit-il en revenant. Aussitôt que nous aurons soupe, nous nous mettrons à la toilette du poisson. Tu jetteras à papa. Tom Platt et lui arriment ensemble, et tu vas les entendre discuter. Nous sommes la seconde bordée, toi, moi, Manuel et Pen — la jeunesse et la beauté du bord.
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