IIILord Shesbury, avant son départ pour l’Italie, avait donné à Mrs Rockton des instructions précises au sujet de ses pupilles. La dame de compagnie devait, sans tarder, leur choisir les meilleurs professeurs en musique, dessin, littérature – sans oublier l’équitation. Elle leur procurerait les distractions compatibles avec leur âge, mais il ne serait pas question pour elles des plaisirs mondains de la saison.
– Il a l’air de prendre son rôle de tuteur au sérieux, avait fait observer lady Paméla à Mr Barford.
– Je vous ai dît, chère amie, que Walter avait une tout autre nature que son père... une nature qui peut nous réserver des surprises. Tenez-vous bien à son retour, pour faire l’ignorante, au cas où il aurait été se renseigner là-bas sur ces jeunes filles... Tenez-vous bien, car il faudrait peu de chose pour lui faire soupçonner que vous étiez déjà au courant
Rose, de fort mauvaise grâce, avait suivi sa mère à Londres. Elle était retombée dans son humeur maussade, très atténuée par l’influence d’Orietta, et la faisait même parfois sentir à son amie. Mais celle-ci avait une patience inépuisable pour l’enfant malade et, bientôt, elle la décida à prendre sa part de quelques-unes des leçons que venaient donner aux pupilles de lord Shesbury les professeurs les plus réputés de Londres.
– Mais, chère petite, ils demandent des cachets exorbitants ! dit lady Paméla, quand sa fille lui exposa ce désir. Avec les revenus que me donne lord Shesbury, j’arrive juste à tenir le train de vie convenable pour notre situation. Tu sais que ton frère est assez peu généreux pour nous... alors qu’il prodigue l’argent pour l’éducation de ces petites étrangères...
– Il a bien raison ! s’écria impétueusement Rose. Mais vous avez certainement de quoi me payer ces leçons, maman ! La moindre de vos toilettes vaut plus que cela...
– Ma fille va-t-elle me reprocher mes toilettes, maintenant ? dit lady Paméla avec humeur. Apprends, Rose, qu’en ces dernières années j’ai dû retarder le paiement de nombreuses factures pour pouvoir te faire suivre des traitements coûteux. Lord Shesbury, à qui je me suis adressée pour obtenir un supplément de revenus, m’a répondu que la somme autrefois fixée par son père lui paraissait très suffisante. II a donc fallu que je m’arrange seule... Et maintenant, il me reste encore quelques anciennes notes à solder. Donc, mon enfant, je suis dans l’impossibilité de te donner les professeurs que tu désires.
Rose, blessée par l’allusion de sa mère aux soins qu’avait nécessités sa santé, eut une crise de colère, après laquelle se manifesta un fort accès de fièvre. Lady Shesbury, sous le coup de l’inquiétude, l’assura qu’elle lui ferait donner toutes les leçons dont elle avait envie. Mais Rose déclara qu’elle ne se souciait pas du tout de l’entendre lui reprocher quelque jour ce qu’elle dépensait pour sa fille. Elle demanderait à Orietta de lui répéter les leçons des professeurs que ne pouvait se payer la sœur du plus opulent seigneur d’Angleterre.
Là-dessus, lady Paméla s’en prit, non à Rose, mais à Orietta, en lui faisant plus grise mine que jamais. Encore tenait-elle en bride sa malveillance, par crainte du mécontentement de lord Walter. Car, s’il semblait indifférent à la beauté de sa pupille, en tant que tuteur il portait un certain intérêt à elle et à Faustina, comme le prouvait l’éducation qu’il leur faisait donner.
Faustina montrait une grande joie de ce séjour à Londres, et Orietta, bien qu’elle aimât Falsdone-Hall, avait éprouvé quelque soulagement à le quitter à la suite du dramatique incident qui avait failli lui coûter la vie, Elle se réjouissait aussi de pouvoir travailler à l’achèvement de son instruction, perspective qui n’enchantait pas le moins du monde Faustina. Dès les premiers jours, les professeurs déclarèrent à Mrs Rockton que miss Orietta Farnella était une des natures les plus richement douées, au point de vue intellectuel et artistique, qu’ils eussent jamais rencontrées.
L’existence, dans la magnifique résidence londonienne du marquis de Shesbury, s’annonçait pour les deux jeunes filles assez différente de celle qu’elles venaient de mener à Falsdone-Hall. Tandis que lady Shesbury se lançait avec délices dans le grand courant mondain, Orietta et Faustina restaient à l’écart de celui-ci. Elles se promenaient à pied ou en voiture avec Mrs Rockton, assistaient à des concerts, à quelque spectacle approprié à leur âge, visitaient des galeries de tableaux. Mais elles ne paraissaient pas dans le monde, ni aux petites réceptions que donnait deux ou trois fois par semaine lady Shesbury. Telles avaient été les instructions de lord Shesbury, que suivait scrupuleusement la dame de compagnie.
Faustina en montrait quelque dépit. Orietta le regrettait un peu. Non qu’elle ne se fût plu, dans les premiers temps surtout, aux distractions de Falsdone-Hall et n’eût pris quelque complaisance aux discrets hommages des hôtes masculins de lord Shesbury. Mais elle sentait en son âme une inquiétude, un trouble, un malaise indéfinissables, qui lui faisaient désirer le calme d’une vie réglée, plus sérieusement occupée.
L’absence de lord Shesbury lui causait aussi un singulier soulagement. Mais elle ne se prolongea pas plus de quinze jours... Et Orietta laissa échapper un « déjà » quand Rose, un matin, lui annonça que son frère était arrivé la veille, dans la soirée.
– Eh bien ! ma chérie, il ne serait pas flatté, s’il vous entendait ! dit en riant la fillette. Lui, devant qui toutes ces dames, jeunes, moins jeunes et mûres, sont en dévote admiration, comme vous avez pu le constater à Falsdone-Hall ! Décidément, il y a toujours entre vous la mauvaise impression d’autrefois !
Orietta rougit un peu, en répliquant avec impatience :
– La sympathie n’existe pas, en effet. Cependant, je dois être reconnaissante de ce que fait pour nous lord Shesbury. Un autre, à sa place, aurait pu ne pas accorder d’importance aux désirs de son père, en faveur de petites étrangères... ou, du moins, il l’aurait pu faire avec moins de générosité... Oui, certainement, lord Shesbury est très généreux...
Les lèvres écarlates, d’un beau rouge ardent, frémissaient, comme si quelque pénible émotion agitait Orietta. Celle-ci se leva en ajoutant :
– Je vais maintenant dessiner un peu, si vous n’avez pas besoin de moi, Rose.
– Non, allez, ma chère Orietta. Mais revenez après le lunch pour me donner ma leçon d’italien.
Orietta mit un b****r sur le front de son amie et se dirigea vers la porte. Au moment où elle l’ouvrait, le petit chien de lady Rose, qui vaquait dans le salon, se faufila dans cette ouverture et disparut.
– Oh ! Fifi est parti ! s’écria Rose. Pourvu que Walter ne le trouve pas sur son passage ! Il serait capable de le faire tuer, s’il était en mauvaise disposition !... Tâchez de le rattraper, Orietta I... vite, vite !
Orietta s’élança dans les corridors, dans le grand escalier aux balustres de chêne sombre, admirablement sculptés. Elle traversa le hall immense à la suite du chien, qui disparut dans le salon de la Reine.
Ainsi nommait-on cette pièce, à cause d’un beau portrait de Marie Tudor, donné par cette reine au lord Shesbury d’alors. Les plus somptueuses tapisseries de Bruxelles, des meubles dus aux plus grands artistes de l’époque, cent objets réalisés par le patient labeur d’autrefois, et dont le moindre était un chef-d’œuvre, en faisaient un véritable musée. Elle ouvrait sur le jardin par deux portes cintrées, larges et basses, décorées de vitraux qui étaient la copie des précieuses verrières du XVIe siècle, ornant les étroites et hautes fenêtres. Une boiserie de chêne, fouillée comme une dentelle, et derrière laquelle retombait une tenture de soie ancienne brochée d’or et de pourpre, séparait cette salle du magnifique jardin d’hiver dont les arômes se répandaient jusqu’à elle.
Quand Orietta en eut franchi le seuil, elle aperçut, près d’une des portes ouvertes sur le jardin ensoleillé, lord Shesbury qui fumait, nonchalamment enfoncé dans un fauteuil au bois précieusement travaillé. Le chien courait vers lui et vint se blottir contre son pied. Orietta s’élança, les mains tendues, pour saisir l’imprudent. Walter se redressa vivement, se pencha, prit la petite bête et la présenta à la jeune fille qui s’en empara avec des mains un peu frémissantes. Puis il se leva et, jetant sa cigarette dans un cendrier voisin, dit avec un sourire teinté d’ironie :
– Vous aviez peur, je gage, que je lui torde le cou ?
– Il me semble, my lord, que j’avais quelque raison de craindre...
Le saisissement avait fait venir un peu de sang aux joues d’Orietta... Puis, tout à coup, l’orage montait en son âme, allumait une lueur dans le bleu sombre des yeux qui rencontraient ceux de lord Shesbury, éclairés de leurs plus ardents reflets d’or.
– Quoi, encore cette vieille histoire ?... J’étais presque un enfant alors, Orietta, et vous aviez un tel air de me braver... comme en ce moment, tenez !...
Elle baissa les yeux, avec un singulier petit frisson. Qu’elle détestait ce regard !... Qu’elle le détestait ! Elle le préférait encore quand il se moquait... mais quand il l’éblouissait, alors, vraiment, c’était insoutenable !
Et pourquoi lord Shesbury l’appelait-il ainsi Orietta tout court, en supprimant le « miss » dont il s’était servi jusqu’alors ? Pourquoi prenait-il ce ton d’aimable indulgence, cette voix aux intonations si chaudement ensorcelantes ?
– Je n’ai pas du tout l’intention de vous braver, my lord...
Elle s’efforçait de parler avec calme, de maîtriser le trouble, la bouillante agitation de son âme.
– ... Mais je considère que cette « vieille histoire », comme il vous plaît de l’appeler, a fait beaucoup souffrir l’enfant trop sensible que j’étais. D’ailleurs, je reconnais volontiers que mon pauvre Nino avait les premiers torts... mais la punition fut trop dure... et trop prompte.
– J’en conviens maintenant... et je vous offre tous mes regrets, Orietta. Oublions, voulez-vous, que je fus trop vif, trop... v*****t à votre égard. Oui, je désire vous le faire oublier...
Était-il possible que cette voix, qui savait prendre des intonations si durement impératives, ou si froidement railleuse, pût devenir tellement enchanteresse ?
– ... Car il ne me conviendrait pas que nous fussions indéfiniment ennemis. Mais nous reparlerons de cela. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de choses à vous apprendre... et à Faustina aussi. Puisque vous voilà, je vais vous les dire, et vous les répéterez à celle que vous croyez votre sœur.
– Faustina n’est pas ma sœur ?
– Non, mais votre cousine et ma sœur à moi.
– Que signifie cela ? murmura Orietta, visiblement abasourdie.
Puis, voyant que Walter lui avançait un fauteuil, elle objecta :
– Il faut que j’aille reporter le chien chez lady Rose... Puis, je pourrais dire à Faustina de venir, puisqu’elle est aussi intéressée à...
– C’est inutile, j’aurai tout à l’heure un entretien avec elle. Quant à ce chien, gardez-le. J’ai, il est vrai, peu de sympathie pour cette sorte de bestiole ; mais je résisterai très facilement au désir d’étrangler celle-ci, tout ogre que je sois à vos yeux.
Ces mots furent dits avec une gaieté légèrement moqueuse. Orietta s’assit, en tenant le chien sur ses genoux, et lord Shesbury prit place dans le fauteuil voisin. Alors, en atténuant les torts de son père, en laissant de côté l’abandon de donna Béatrice, il fit le récit du mariage de lord Cecil Falsdone et de la singulière situation faite aux deux cousines par la faute de la nourrice.
Orietta l’écoutait sans interrompre. Sa vive surprise, son émotion profonde, se manifestaient seulement par le regard attaché sur lord Walter. Quand il eut achevé, elle murmura :
– Quelle étrange chose !... quelle étrange chose ! Puis elle demanda, avec de l’anxiété dans la voix :
– Mon père ne vous a pas dit qu’il serait heureux de me voir, my lord ?
– Non, Orietta. Votre père est un misanthrope... un homme qui a beaucoup souffert et s’est complu dans cette souffrance. Maintenant, il ne pense qu’à la mort assez proche et ne désire plus rien en ce monde.
– Cependant, il devrait trouver une consolation à voir sa fille près de lui dans ses derniers jours... Et, moi, je n’ai que lui...
Elle luttait contre les larmes. Elle ne voulait pas laisser paraître toute sa pénible émotion devant lord Shesbury.
– Que lui ? Que dites-vous là ? Faustina et moi, ne comptons-nous pas, Orietta ?
Il se penchait et posait sa main sur celle que la jeune fille enfonçait dans le poil soyeux du chien endormi. Elle entrevit le chatoyant éclat de ses yeux et, aussitôt, détourna les siens.
– J’ai toujours considéré Faustina comme ma sœur et je lui suis attachée. Quant à vous, my lord... vous n’êtes pour moi qu’un étranger...
– Pas très sympathique ?... Et moi qui comptais vous traiter en cousine... puisque vous êtes celle de Faustina ! Ne pourriez-vous tout d’abord supprimer ce cérémonieux « my lord » ?
– Oh ! non, je ne le pourrai jamais ! dit-elle avec un vif mouvement qui réveilla le chien et fit glisser la main de Walter.
Il sourit, en répliquant :
– Mais si, vous le pourrez.
Elle secoua la tête, en signe de doute. Pendant quelques instants, l’un et l’autre gardèrent le silence. Orietta, les paupières à demi baissées, caressait machinalement le petit chien. Son corps svelte, d’une grâce harmonieuse, entouré des plis sombres d’une robe de cachemire blanc, s’enfonçait dans le fauteuil profond, contre le haut dossier duquel s’appuyait la tête coiffée des boucles aux admirables tons d’or foncé, qui tombaient sur la blancheur satinée du cou délicat. Mais, bien qu’elle ne vît pas le regard de lord Shesbury, la jeune fille le sentait sur elle... et, bientôt, ce silence lui parut intolérable.
– Lady Rose est donc aussi la demi-sœur de Faustina ?
Elle se forçait à regarder Walter – car, en vérité, c’était une chose ridicule d’éprouver cette sorte de vertige, une chose tout à fait ridicule.
– Certainement... Dites-moi donc si vous avez remarqué sous le bras de Faustina un cercle rouge !
– Mais oui, il est très distinct.
– Donc, pas de doute sur son identité... Allez lui apprendre la nouvelle, puis envoyez-la-moi, je vous prie.
Il se leva en même temps qu’Orietta. Sa main, en un geste à la fois impératif et doux, se posa sur le bras de la jeune fille.
– Votre père, à ma seconde visite, m’a donné toute autorité pour continuer près de vous mon rôle de tuteur. Il faudra donc rester ma pupille pendant trois ans encore... Cela vous paraît sans doute bien long ?
– Très long !... Et encore, heureusement, ce n’est pas moi qui suis votre sœur, my lord !
– Vous en auriez été vraiment fâchée ?
– Très fâchée ! Car il me semble que je n’aurais jamais été indépendante.
– Quoi ! avez-vous donc un si grand amour de la liberté ? Mais, alors, comment le concilierez-vous avec le mariage ?
– Je ne saurais l’expliquer...
Une secrète impatience la gagnait, en voyant le léger sourire sarcastique de lord Shesbury. Elle fit quelques pas vers la porte, tandis que la voix doucement railleuse de Walter disait :
– Eh bien ! voyez comme tout s’arrange à notre gré ! Moi aussi, j’aime beaucoup mieux être simplement votre tuteur... Oui, j’aurais été désolé que Faustîna ne fût pas ma sœur...
Il ouvrit devant elle la porte du salon, la regarda s’éloigner dans le hall, puis revint s’asseoir, la mine pensive, en murmurant :
« Elle devient chaque semaine, chaque jour, plus merveilleusement belle... et ses yeux sont expressifs au-delà de tout ce qu’on peut rêver. »