Prologue
Amis lecteurs,
Je vous écris d’une des pointes les plus extrêmes de Bretagne; entre la bigoudénie et le pays de Douarnenez, une péninsule de roc et de lande se projette comme une mâchoire de prognathe dans l’Océan qu’elle semble, indifférente à ses fureurs, vouloir mordre à pleine gueule.
C’est le Cap Sizun. L’extrémité de son bec, la pointe du Raz, est connue du monde entier. Comme est connue cette terre mythique affleurant à peine la surface des eaux, noyée d’embruns quand l’Atlantique se fâche, l’île de Sein, flanquée de ses phares aux noms de légende juchés sur des écueils que seules les plus basses eaux découvrent: Ar Men, Tévennec, la Vieille…
Dans ce pays farouche, on n’affuble pas les plages de noms d’opérette à des fins commerciales; la plus belle d’entre elles se trouve au fond de la baie des Trépassés, ainsi nommée parce que c’est là que les déferlantes brassent ses sables d’or depuis la nuit des temps et ramènent inéluctablement les corps des audacieux qui ont défié les vertigineux courants du raz de Sein, déchirant leurs nefs sur ses récifs perfides.
Pour séduire le touriste, il est de plus flatteuses appellations.
Dans ce pays les hommes de la côte sont marins pêcheurs, parfois marins d’État, le plus souvent marins de commerce. Pour cause de mer, ils sont donc absents dix mois sur douze de leurs maisons basses blanchies à la chaux.
C’est pourquoi les femmes mènent les affaires, et les mènent rondement. Quand vient le temps des invalides, ainsi nomme-t-on dans ce pays la retraite des gens de mer, le pli est pris: madame conduit la voiture, remplit les papiers d’assurance et de sécurité sociale, gère les ressources du ménage, est au fait des démarches administratives et cultive les légumes au jardin.
Alors, un peu désœuvrés, les hommes s’achètent un petit canot et ils vont traîner leurs lignes, poser leurs casiers à crabes et à homards autour des têtes de roches qu’ils connaissent depuis leur plus tendre enfance…
Les Capistes, ou les Kapen comme on dit en breton, sont de sacrées bonnes femmes… Mon grand-père me l’avait dit et, maintenant que je connais la grande Thasie, je comprends mieux le respect mesuré qu’il leur manifestait.
Bien à vous, Mary Lester.