IVLa Charlézenn si fort sifflait
Que chêne feuillu s'effeuillait…
Ainsi débutait une complainte levée à la Charlézenn par un clerc du pays de Saint-Michel-en-Grève, depuis qu'elle était devenue la «petite sœur» des Rannou. Dans les autres couplets on énumérait ses crimes. Elle y était représentée comme une fille sans vergogne, comme une création de Satan.
Fille qui siffle et la vipère
Ont toutes deux Satan pour père.
C'est de quoi témoignait sa beauté même, la transparence de ses yeux si clairs, la grâce de tout son corps, mais plus que tout le reste la couleur étrange de ses cheveux.
Gaïdik Charlès a l'œil pur,
Couleur d'avril, couleur d'azur;
Gaïdik Charlès est souple et belle
Comme une sainte de chapelle.
On la croirait fille de Dieu,
N'était son poil couleur de feu…
Venait alors l'histoire du premier forfait:
Cloarec Rozmar allait être
Avant dix mois ordonné prêtre.
La Charlézenn—forfait premier!—
Le pendit au long d'un pommier.
En Basse-Bretagne, les légendes poussent robustement comme en leur terroir naturel. Deux ans à peine s'étaient écoulés depuis la mort de Cloarec Rozmar. Et déjà c'était la Charlézenn qui l'avait pendu!!… Suivait le deuxième «forfait, terrible à imaginer».
La cloche tinte, tinte, tinte…
Une âme d'homme s'est éteinte!
La cloche noire tinte; hélas!
C'est pour l'Aîné de Keranglaz.
Et le poète reconstruisait à sa façon la scène tragique de la hutte. Marguerite Charlès avait attiré le jeune homme dans un guet-apens. Elle l'avait endormi à l'aide d'un philtre, puis, traîtreusement, elle l'avait assassiné…
....... .......... ...
… La jeune fille, cependant, vivait avec les Rannou de leur belle existence errante dans la forêt du Roscoat. Kaour ne lui avait pas menti. Dans ces profondes et verdoyantes solitudes, entourée par les trois frères d'une sorte de vénération naïve, elle avait vu s'évanouir l'un après l'autre tous les mauvais souvenirs de son passé. De Nann, du fils de Keranglaz, de tant de misères et d'humiliations, à peine lui restait-il de vagues images: encore eût-il fallu qu'elle les allât chercher tout au fond d'elle-même. Les journées se déroulaient pour elle avec une monotonie apaisante et grandiose. Dès le matin, les frères partaient. Pour quelles aventures? Elle n'avait souci de le savoir; eux, de leur côté, s'en taisaient avec elle soigneusement. Ils rentraient à des heures irrégulières. Souvent ils avaient des taches de sang à leurs vestes: du sang de bête, peut-être aussi du sang d'homme. D'ordinaire on soupait tous ensemble, aux premières étoiles. C'était le moment des causeries, la veillée en commun sous les hautes ramures à travers lesquelles les astres brillaient, comme de claires chandelles lointaines. A vrai dire, il n'y avait guère que la Charlézenn qui causât. Les Rannou étaient des taciturnes. Puis, ils aimaient mieux entendre Gaïdik, la petite sœur. Dès que l'un d'eux ouvrait la bouche, les deux autres lui disaient: «Laisse parler Gaïdik!» Et Gaïdik parlait. Elle les entretenait de ses courses, de ses vagabonderies durant le jour, les amusait avec des riens. Elle leur racontait des histoires merveilleuses, comme à des enfants, ou bien leur chantait gwerzes et sônes, seul héritage qu'elle sût gré à la vieille Nann de lui avoir transmis. Ils l'écoutaient, suspendus à ses lèvres. Sa voix caressait délicieusement leurs âmes de barbares. Quand le serein commençait à tomber, elle souhaitait le bonsoir aux trois frères. Ils lui avaient dressé une «couchée» sous la table d'un dolmen que ne soutenait plus qu'un de ses supports. Là elle couchait comme une reine des âges primitifs, avec des peaux d'animaux sauvages pour rideaux et, pour lit, un moelleux entassement de couvertures dont quelques-unes, fruit du pillage, avaient été tricotées sans doute par des doigts savants de châtelaines.
A la nuit bien close, deux des Rannou disparaissaient de nouveau, retournaient à leur besogne mystérieuse. La Charlézenn, avant de s'endormir, les écoutait s'éloigner. Le troisième demeurait pour la garder, étendu sur une jonchée de fougère près d'un feu de bivouac. Chacun la veillait ainsi, à tour de rôle. Une nuit que c'était le tour de Kaour, il sembla à la jeune fille qu'elle l'entendait sangloter.
Elle l'appela doucement:
—Kaour!
—Qu'est-ce, Gaïdik?
—C'est à toi qu'il faut le demander. Pourquoi pleures-tu?
—Je ne sais. Cela m'arrive quelquefois, à propos de rien.
—Dis-moi ta peine. Approche-toi.
Il se traîna jusqu'à elle, en rampant, comme un chien qui a peur d'être battu.
—Est-ce peine d'esprit ou peine de cœur? Je veux que tu me le dises.
—C'est peine de cœur, Gaïdik. Tu devines toutes choses. Tu es une sorcière, comme la vieille Nann, seulement tu es une sorcière du bon Dieu, toi.
—N'essaie donc pas de me rien cacher.
—Aussi bien j'aurais déjà dû te le dire. Voilà, Gaïdik. Je t'aime follement. Veux-tu que nous soyons mari et femme?
Il avait fallu qu'il prît son courage à deux mains, le pauvre Kaour, pour proférer ces mots si simples. Et maintenant il attendait, la face collée contre terre, que la Charlézenn parlât. La Charlézenn gardait le silence. Kaour releva la tête. Sur ses traits, une angoisse infinie était peinte.
—Gaïd, murmura-t-il, tu ne veux point, n'est ce pas?
—Non, répondit-elle à mi-voix.
Puis, d'un ton plus ferme:
—Non, Kaour, décidément non!
—Tu aurais répondu: Oui, Gaïd, si, au lieu d'être Kaour, j'avais été Kirek ou Guennolé…
—En cela, tu te trompes.
—Tu préfères cependant l'un de nous?
—Tu me poses des questions bien étranges auxquelles je n'ai jamais réfléchi. La vérité est que je vous préfère tous trois.
—La vérité vraie, Gaïdik?
—La vérité vraie, Kaour!
—Puisque c'est ainsi, je ne pleurerai plus. Je souffre déjà moins. Tu jures que tu ne seras la femme de personne?
—De personne, je te le jure!
—C'est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fût-ce même Guennolé, notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais bien, Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci!
Il avait dit cela d'une voix profonde. Il ajouta:
—Dors en paix, petite sœur des Rannou.
Et il se retourna, s'allongea sur le dos, les bras croisés sous la nuque, et demeura dans cette posture jusqu'au retour des deux autres, les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn fit mine de sommeiller. A part soi, elle songeait: «C'en est fini de la vie heureuse!… Quelle est donc cette loi cruelle qui régit le monde? Pourquoi l'homme ne peut-il vivre avec la femme ou même la voir simplement sans la convoiter? Qu'est-ce que cette nourriture misérable dont ne peuvent se passer les cœurs, ce pain de l'amour, toujours pétri de larmes et quelquefois de sang?… Ainsi, pour un regard plus tendre que j'adresserais à Kirek ou à Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux, irait jusqu'au fratricide!…» L'aventure de Cloarec Rozmar lui revint à l'esprit toute vive; plus vive encore lui réapparut la scène dans la hutte. Elle revit Keranglaz penché sur elle et l'instant d'après roulant à terre, une bave rouge aux lèvres. Voici que c'était le tour de Kaour. Que n'eût-elle pas donné pour l'épargner, celui-là! Elle avait dû le frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu'avec ce: Non! elle venait de lui faire plus de mal qu'à l'autre avec le coup de couteau. Il n'y avait décidément qu'un moyen d'éviter l'éternel piège de l'amour: c'était de se réfugier dans la mort. Elle s'y résolut une seconde fois. Et cette fois nulle intervention humaine ne la détournerait de son dessein.
Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l'âme, et elle reposa, tranquille, veillée par le grand Kaour, comme une de ces vierges de la légende dont un géant accroupi protège le sommeil.