La Formule-3

2023 Mots
— La disparition de votre ami n'a jamais été signalée à la police. Il n'y aura pas d'enquête. *** 6 Mon inconnue avait tort, je n'allai pas tarder à m'en rendre compte. Car ce qu'elle et moi ignorions alors, c'est qu'au soir de la mort supposée de Berny, débutait une enquête sur le lieu même où tout avait commencé. Une enquête qui s'amorça de la plus étrange des façons. D'une forêt de gyrophares, imprimant leurs lueurs frénétiques sur les murs de l’université, émergea une Pontiac sombre, qui franchit le cordon de sécurité ceignant les abords du campus. L'homme qui en descendit se nommait Palmer, l'inspecteur Scott Palmer. Je ne pouvais soupçonner à cet instant le rôle capital qu'il allait jouer dans mon existence. Le policier jeta un œil sur le ciel lourd et menaçant, écrasa du talon son mégot de cigarette, puis dirigea sa silhouette filiforme vers l'entrée du bloc scientifique. Son visage émacié et sévère toisa le couloir menant à ma salle de cours, depuis laquelle plusieurs uniformes menaient un étrange ballet d'allers et venues. Palmer y pénétra silencieusement, affectant un rictus d'agacement qui mit presque aussitôt fin au tumulte. En quelques secondes, tout ce que la pièce contenait de policiers quitta les lieux, ne laissant sur place que Palmer, son adjoint, un jeune sergent, arrivé trente minutes plus tôt, et le photographe de l'identité judiciaire. — Qu'est-ce qu'on a ? demanda le premier en enfilant les gants de latex qu'on venait de lui tendre. — Eh bien, c'est très étrange, fit le sergent. Palmer s'avança dans la pièce, et découvrit ce pour quoi on l'avait mandé. Sur le sol, au beau milieu de tables renversées, s’étalait une mare de sang, du centre de laquelle émergeait une batte de base-ball. Le policier s'en approcha, l'observa un moment, puis dit, circonspect : — Où est le corps ? — C'est là que c'est étrange, répondit l'adjoint en se grattant le crâne. Il n'y en a pas ! — C'est une plaisanterie ? — Nous avons fouillé tout le bâtiment et ses environs, mais nous n'avons rien trouvé. — Eh bien, recommencez ! Celui où celle qui a perdu tout ce sang n'a pas pu aller bien loin ! — À vos ordres ! s’exécuta le sergent. Et pour le sang ? ajouta-t-il. — Ne touchez à rien. Les types du labo sont payés pour ça. Palmer n’avait pu s'empêcher d'être directif. Voilà un mois qu'on lui avait collé un « bleu » comme partenaire, et qu'il s'échinait à composer avec son manque d'expérience. Mais sa patience avait des limites, et la scène qu’il avait sous les yeux marqua l'une d'elles. — Rappelez-moi votre nom, sergent, fit-il subitement. — Bishop, inspecteur. — Très bien, sergent… Bishop, voilà ce qu'on va faire : avant que vous ne quittiez les lieux, je veux savoir qui était présent ce soir sur le campus, quels sont les enseignants donnant habituellement leurs cours dans cette salle, et les emplois du temps de tout ce petit monde durant les dernières vingt-quatre heures. Je veux cette liste demain matin sur mon bureau. C’est assez clair pour vous ? Devant le regard hésitant de son interlocuteur, visiblement impressionné par la flaque de sang, l'officier insista. — Un problème, sergent ? — Euh… Non, inspecteur ! — Alors qu'attendez-vous pour vous mettre au travail ? — À vos ordres, bredouilla l'autre en tournant les talons. Palmer soupira en le regardant partir. Travailler avec un néophyte ne lui convenait décidément pas. Mais on ne lui avait guère laissé le choix. Transféré d'un commissariat de New York six mois plus tôt, il s’accommodait tant bien que mal de son affectation, ne goûtant que peu à la nébulosité de l'affaire qu'on venait de lui confier. Les zones d'ombre masquaient toujours une vérité plus sordide. Il le savait d'expérience. Et ce qu'il avait devant lui n'y faisait pas exception. D'où provenait tout ce sang ? Où se trouvait le corps, si tant est qu'il y en eût un ? Et pourquoi avait-il disparu ? En sortant de la salle de cours, il ne possédait aucune réponse. Dans le couloir, sa route croisa celle du directeur de l’université. La soixantaine, cheveux blancs, costume strict, l'homme, que je connaissais bien, était rodé à l'exercice qui lui incombait à cette heure : éviter tout scandale au sein de son établissement. Avide de comprendre les raisons d'un tel déploiement de forces, il interpella aussitôt l’inspecteur. — On m'enlève d'une soirée avec le maire pour m'apprendre que l'aile scientifique de mon établissement est bouclée jusqu'à nouvel ordre ! dit-il, agacé. Pourrai-je savoir qui a donné ces instructions, inspecteur ? — C'est moi. Vous êtes ? — Calvin Sheperd, directeur de ce campus. J'exige qu’on m'explique ce qui motive cette décision ! — Tant qu'on n'en saura pas plus sur cette affaire, le bâtiment restera clos. Le reste appartient à la confidentialité de l'enquête. — Dois-je vous rappeler que nous sommes au début de l'année, et que la réputation de cette université dépend des cours qui y sont tenus ? — Apparemment, je me suis mal fait comprendre, Monsieur Sheperd. Il s'agit probablement d'un meurtre. Jusqu'à ce que mes supérieurs en décident autrement, c'est donc de moi que dépend la réputation de votre établissement. Et ce que j'en ai vu ce soir me laisse perplexe ! — Expliquez-vous ? — Je n'ai croisé aucun vigile depuis que je suis arrivé. Qui assure la surveillance des locaux durant la nuit ? — L'œil dans le ciel, répondit fièrement Sheperd en désignant une caméra de surveillance fixée au plafond. Avec ça, plus besoin d'un personnel coûteux et inutile ! Palmer scruta l'installation. Il tenait là sa première piste sérieuse. Dans l'heure qui suivit, il se trouvait face au chef de la sécurité du campus, qu’on avait brusquement tiré de son sommeil. L'homme somnolait encore, mais semblait compétent. L'inspecteur posa donc peu de questions. — Ces caméras filment en permanence ? — Elles fonctionnent jour et nuit, et chaque b***e est conservée trois semaines. Si quelqu'un a pénétré dans ce bâtiment, elles l'ont forcément vu. — Où stockez-vous les b****s ? — Suivez-moi, fit le responsable. Le vieux flic ne fut pas déçu. En découvrant les films archivés, il comprit qu'aucune entrée, aucun couloir n'échappait à l'œil des caméras. L'analyse des b****s s'avérerait donc son principal indice. En quittant l’université, Scott Palmer huma l'air froid de la nuit. Sans qu'il en détermine la cause, une étrange impression s'insinua dans son esprit. Une sensation d'impuissance qui le fit remonter dans son passé, sombre et glacial. Aussi sombre que l'hiver qui pointait des cimes environnantes. *** 7 Une boutique de produits « bio ». C'est le décor que je découvris lorsque, enfin, la fourgonnette blanche interrompit sa course. Durant tout le trajet, je n'avais posé aucune autre question, me contentant d’observer plus en détail les deux personnes qui venaient de m’enlever. Le conducteur, une sorte d'ours aux cheveux longs et à la barbe interminable, semblait s'être perdu dans les années soixante-dix. Sa boucle d'oreille et son tee-shirt à l'effigie du groupe « Sonny and Cher » confortaient l’impression. La femme, elle, dirigeait les opérations. Perfecto et jean troué, elle ne se distinguait guère par une allure plus conformiste. Mais son regard ne trompait pas. Elle savait parfaitement ce qu’elle faisait. La boutique où nous nous arrêtâmes ressemblait à beaucoup d'autres du même genre. Décor « New Âge », légumes naturels et herbes de toutes sortes. L'arrière-salle, en revanche, s'avéra bien plus surprenante. En lieu et place de ce qui n’aurait dû être qu’une réserve de marchandises se tenait le siège d'une organisation dont je n'aurais pas fini d'entendre parler. Son nom, « Green Vendetta », tagué sur l'un des murs, me fit immédiatement songer à un mauvais remake de « L'Armée des Douze Singes ». À ceci près qu'ici, il ne s'agissait plus de cinéma. Autour de moi, des pans entiers de murs rassemblaient, entre photos, coupures de presse, et autres posters militants, un véritable répertoire des côtés les plus sombres de l'humanité. J'avais visiblement affaire à un groupe altermondialiste, tendance radicale, dont le champ d'action, je n'allai pas tarder à m'en rendre compte, s'étendait bien au-delà de la défense de l’environnement. Théorie du complot, dénonciation du lobbying des industries pétrochimiques et d'armement, croisade anti-O.G.M. … Aucun des scandales de notre monde ne paraissait échapper à leur vigilance. Lorsque la jeune femme entra dans l'arrière-boutique, l'un de ses acolytes l'interpella aussitôt. — Deb', viens voir ça ! fit-il en désignant l'écran de son ordinateur. Petit, presque chauve, le visage mangé par d'énormes lunettes, l'intervenant, qui triturait nerveusement son stylo-bille, me sembla encore plus atteint que les autres. L'image d'un rat me vint instantanément à l'esprit. — En interceptant le signal d'un satellite météo, je suis tombé là-dessus, reprit-il, tandis que sa comparse s'approchait. Sur son écran, des images infrarouges d'une forêt manifestement protégée, où des traces orangées en mouvement indiquaient la présence d'individus, visiblement des bûcherons en plein travail. La réaction de la dénommée « Deb’ » ne se fit pas attendre. — Les chiens ! Ils vont encore faire sauter la montagne ! Demain, nous irons poser des pièges ! enchaîna-t-elle aussitôt. La sentence semblait définitive. Elle ne souffrit aucune objection. La militante semblait parfaitement dominer son auditoire. Je n'en saurai plus à son sujet que plus tard, découvrant un parcours hors normes qui ne collait que peu à l'image qu'elle donnait de prime abord. — Je crois que nous vous devons quelques explications, finit-elle par dire. Les hommes auxquels nous vous avons soustrait sont d'anciens militaires. — Que me veulent-ils ? m’étonnai-je. — À vrai dire, vous êtes au centre de leurs préoccupations depuis plusieurs jours, déjà. Et des nôtres, par conséquent. Montre-lui, Boyle, dit Deb' au « rat » de l'ordinateur. — Voilà, reprit ce dernier en orientant son moniteur dans ma direction. Il tapota quelques touches et fit apparaître ce qu’il m’expliqua être le facsimilé d'un rapport émanant apparemment de la Défense. — Il y a deux semaines, environ, poursuivit-il, un document classé « secret défense » a disparu d'une base militaire ultra secrète de Virginie. Au départ, rien n'a filtré. Jusqu'à ce qu'un de mes contacts au Pentagone me fasse parvenir ce rapport, qui confirme le vol. Le gouvernement nie tout en bloc, comme d'habitude. Mais il semblerait que certaines personnes soient prêtes à tout pour récupérer ce document. — Pour le moment, on ignore qui vous l'a transmis, fit Danny. — Et pour Berny ? demandai-je alors. — Nous ne savons rien de plus, déplora Deb', un peu décontenancée. Mais il y a fort à parier que les hommes qui vous cherchent ne se soient pas encombrés d'un tel témoin. — Où se trouve la formule, à présent ? me lança le « rat » de l'ordinateur. La question me fit presque sursauter. Mon esprit embrouillé peinait à intégrer toutes ces histoires d'espionnage militaire, auxquelles je restais étranger. La mort probable de mon ami, à laquelle je m'étais préparé malgré tout, résonnait dans mon esprit bien plus intensément que toute autre considération. Lorsque Boyle réitéra sa demande, mon « rapt » prit tout son sens. — La ferme, Boyle ! le coupa aussitôt Deb'. — Qu'attendez-vous de moi ? intervins-je, à bout de nerfs. — Calmez-vous, tempéra la jeune femme. Notre seul souhait est que cette formule ne tombe pas entre de mauvaises mains ! — Et que comptez-vous faire d'un document dont vous ignorez tout ? — Nous n'en savons pas plus que vous, en effet, reprit Deb'. Mais on vous recherche, et sans notre aide, vous n'irez pas très loin ! — Laissez-moi en être seul juge, conclus-je en me dirigeant vers la sortie. Lorsque je voulus franchir le pas de la porte, Danny se mit en travers de mon chemin. Je pris alors conscience que l'hirsute me surplombait d'une tête, et reculai d'un pas. — Ça suffit ! ordonna la jeune femme. Danny, dégage de cette porte ! Monsieur Ashcroft est libre d'aller et venir comme il l'entend. Après tout, nous ne pouvons pas le retenir contre son gré. Le ton employé me fit comprendre qu'en sortant de cette boutique, je me retrouvai seul. Seul pour braver les dangers qui m'attendaient au-dehors. Seul aussi, pour venir à bout du mystère entourant le document, et des raisons de la mort de mon ami. Bien que sceptique quant aux intentions de la b***e d'allumés à laquelle je me trouvai confronté, je pris toutefois le parti d'écouter ce qu'ils avaient à me dire. *** 8 Selon Deb', mon domicile était probablement sous surveillance. J'exclus donc d'y retourner, privilégiant, sur ses conseils, un motel discret en périphérie de Charleston. À raison, visiblement, tant l'enquête que menait la police sur une tout autre affaire allait bientôt prendre une direction inattendue me concernant. C'est sous un ciel couvert que Scott Palmer arriva au commissariat, tôt ce matin-là. Couvert comme son humeur, égale à elle-même, exécrable. Des saluts que lui adressèrent les uniformes qu'il croisa, il n'en perçut aucun, laissant ses pas le guider instinctivement vers la machine à café. Un breuvage infect, qu'il jeta presque aussitôt. Dans la salle de réunion, un premier briefing de l'enquête débutée deux jours plus tôt à l’université l'attendait. La demi-douzaine d'agents qui s'y trouvaient se turent à son entrée, puis s'assirent en silence. Les recherches déjà effectuées ne brillaient pas par leurs résultats. Malgré une fouille minutieuse, aucun corps n'avait finalement été retrouvé, tandis qu'un interrogatoire plus poussé du directeur du campus donnait lieu à bien des doutes sur le sérieux supposé de cette nébuleuse affaire. Tout portait à croire, en effet, qu'il s'agissait là d'un simple canular d'étudiant, courant à cette période de l'année. L'arme, la batte de base-ball, provenait d'une vitrine de trophées située dans un couloir. Quant au sang, il semblait sortir de nulle part. À cette différence près que cette farce de mauvais goût me touchait directement, puisque ayant pour cadre ma propre salle de cours. Et c'est là que le bât blessait. Car rien, pour le moment, ne confirmait l'hypothèse de la blague de potache. Et mon absence injustifiée depuis le jour de cette macabre mise en scène me plaçait, bien involontairement, sous le feu des projecteurs. De la liste du personnel de l’université, ne manquaient d'ailleurs que deux noms. Le mien, et celui de Berny Kowaks.
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