Ultimes réflexions

3106 Mots
ULTIMES RÉFLEXIONS L’HOMME, concentré, contemple son travail. Il paraît satisfait. La tempête de neige s’est calmée. Son allure est bizarre, il porte une sorte de cape, informe, en plastique noir sur laquelle glissent imperceptiblement les flocons. À quelques centaines de mètres, le refuge, sur le plateau désertique, est à peine visible. Le toit noir a disparu. On ne distingue qu’une masse grise contrastant si peu avec l’environnement blanc, ou gris, c’est selon, mais toujours oppressant. Bizarrement il porte des chaussures incongrues, presque ridicules dans un tel contexte, des mocassins d’été. Son visage est envahi par une barbe rousse qui lui mange les trois-quarts de la face. Ses traits sont tirés. L’homme est éreinté, à l’évidence. Autre étrangeté il est nu-tête. Pas de couvre-chef dans ce désert arctique ! Pas de gants non plus. Dans la solitude il marmonne des propos incompréhensibles, peut être une prière. De toute façon personne n’est là pour l’entendre. Mon Dieu, qu’ai-je-fait ! Cette phrase toutefois aurait pu être perçue s’il y avait un témoin de la mise en scène réalisée. Sur le sol enneigé, gît une masse volumineuse, recouverte d’une parka, le corps d’un homme. À quelques mètres, dans un éboulis de pierres basaltiques est encastrée une moto-neige. L’avant de l’engin, en forme d’obus, est fiché dans le sol tel le rostre d’un volumineux espadon piqué dans le sable de la plage où il s’est échoué. Le tableau évoque un accident de parcours : sans doute aveuglé par la tempête de neige, le pilote, conduisant à une vitesse excessive, est venu s’encastrer dans le fouillis rocheux. Ejecté de son siège il est mort sur le coup, sa tête ayant heurté une roche basaltique. En soulevant la parka, l’homme constate en effet une large balafre frontale sur le cadavre. Il est satisfait du résultat. En revanche, il paraît contrarié par la position grotesque du bras droit, replié en arrière, la main rigidifiée, en position érectile, aux doigts noirâtres sous l’effet du gel, semblant indiquer la direction du refuge. Irrité par cette main nue – le gant protecteur ayant glissé au sol lors de la chute –, qui semble le narguer, l’homme tente sans succès d’en modifier l’orientation. La neige qui se remet à tomber glisse sur ce membre en position verticale faisant en quelque sorte l’effet d’un signal au-dessus du manteau neigeux recouvrant progressivement le cadavre gelé tel le bâton qui marque une congère sur une route de montagne. Une oreille proche aurait été épouvantée par les propos émis par le curieux personnage dans sa barbe : « Je ne peux quand même pas la couper cette main », se rappelant sans doute l’image du tueur dans Fargo, le film des frères Coen, débitant le corps de sa victime. Épuisé par ses efforts, frigorifié, l’homme se décide à abandonner son sinistre spectacle et à rejoindre le refuge, cette fois de moins en moins visible. L’idée d’avoir marqué son chemin à l’aide d’une corde fixée par quelques piquets lui évite de s’égarer à nouveau dans la tempête. Il fait décidément un temps de chien. Arrivé à bon port, l’homme s’écroule, retire ses hardes trempées et son sac de plastique noir lui servant de poncho. Il faut dire que les dernières heures qu’il vient de vivre furent pour le moins… sportives et stressantes. Le tableau lugubre, cette mise en scène, est son œuvre. Elle ne fut pas simple à mettre en place. La motoneige d’abord, impossible de la faire démarrer pour la conduire à l’endroit voulu, dans la zone d’amas rocheux. L’homme a paniqué. Il avait pourtant protégé l’engin pendant deux nuits avec un sac plastique. Rien n’y fit, impossible de lancer le moteur. De rage il pissa dessus toujours sans succès. Quelques casseroles d’eau chaude jetées à la volée finirent par en venir à bout. Le moteur repartit. Hurlant de joie, l’homme réussit à conduire l’engin vers le fouillis rocheux repéré, à distance du refuge, à une vitesse suffisante pour que l’impact soit v*****t et plausible d’une part, pour qu’il puisse sauter en marche avant le choc, sans risque, d’autre part. Le résultat lui convenait, la motoneige est encastrée dans une fissure basaltique, son nez arrogant fiché dans le sol. Quant à l’homme, il s’en était sorti sans une égratignure, sa chute étant amortie par la couche neigeuse récemment tombée. Le transfert du cadavre fut une autre paire de manches. Déplacer un corps enraidi, dépassant le quintal, sur plusieurs centaines de mètres dans une tempête de neige n’est pas une mince affaire. L’homme y parvint cependant avec l’aide de ses sacs plastiques, faisant glisser le cadavre, par étapes successives jusqu’à la zone rocheuse choisie, placer enfin le corps de sa victime dans la faille rocheuse à côté de l’engin japonais. Restait un temps délicat, simuler le choc frontal sur la roche en frappant la tête du mort à l’aide d’une grosse pierre. Il s’y reprit à plusieurs fois avant d’être satisfait du résultat. Curieusement le temps le plus pénible de cette mise en scène fut le rhabillage du cadavre. L’homme ne pouvait se douter qu’enfiler une parka à un corps durci par le gel, aux membres solidifiés, inertes, et la boutonner était une entreprise presque impossible. Ce temps lui prit près d’une heure, lui fit perdre son sang-froid, entraînant de sa part, outre une fatigue supplémentaire, un flot d’insultes à l’égard du cadavre laissant bien entendu ce dernier imperturbable. L’homme en plus n’avait qu’une envie, détrousser la victime, lui voler sa parka, ses moufles et ses bottes fourrées qui lui seraient d’une autre utilité que son ridicule sac de plastique noir et ses encore plus ridicules mocassins de plage ! Désespéré par cette tâche harassante mais indispensable pour sa mise en scène – avoir un cadavre habillé – l’homme, exaspéré, grelottant de froid, termina dans l’obscurité la plus totale sa séance dantesque de rhabillage, rechaussant à contrecœur les pieds gelés du cadavre avec ses fameuses bottes fourrées. * Arrivé à ce point, il m’est difficile de me cacher plus longtemps. L’homme en question, l’assassin, c’est moi, Paul Thuillier, bientôt cinquante ans, ex-chirurgien, veuf depuis dix jours. Je viens de vivre une histoire épouvantable, une horreur. Je pense avoir quelques excuses. En deux mots je vais vous résumer mon histoire avant ce drame : ma décision prise froidement de tuer un homme, moi un chirurgien, plutôt un ex-chirurgien. En effet, par amour, j’ai abandonné mon métier et suivi ma femme, Hélène, en Angleterre où elle exerçait avec succès le métier de virologue. Experte internationale, employée au laboratoire Roche à Bâle, en Suisse, je ne l’avais pas vue de l’année lors de l’explosion de la grippe H1N1. Après l’abandon de mon métier j’avais entamé en Angleterre une thèse à Cambridge sur l’histoire des virus. Sans enfant, après des vacances en Floride, lors du vol de retour en Europe, nous sommes confrontés, ma femme et moi, à une explosion virale, un H5N1 cette fois, dans l’avion qui nous ramène à Londres. Après un atterrissage en catastrophe en Islande, nous sommes mis en quarantaine. Je vous passe les détails. Hélène, blessée lors de l’atterrissage délicat, décède de l’épidémie virale à l’Hôpital d’Akureyri, 48 heures plus tard. Le virus est particulièrement v*****t puisqu’un tiers des passagers de notre vol va disparaître en quelques jours, les survivants demeurant en quarantaine. Paniqué, sous la garde d’une police armée, je n’accepte pas mon sort et décide de m’enfuir sur le plateau islandais, avec les moyens du bord. Pari risqué, mais réussi. Après deux jours et deux nuits de calvaire, j’ai l’incroyable chance de trouver un refuge dans ce désert neigeux. Si je ne suis pas terrassé par l’infection virale, je peux croire au miracle, à ma survie. L’arrivée imprévue d’un park-ranger en motoneige dans « mon » refuge remettait tout en question. Je résume en gros traits ma triste aventure. Toujours est-il, l’arrivée du park-ranger en motoneige changeait la donne. Est-ce que l’homme était à ma recherche ? Je ne sais. À la vue de mes sacs plastiques noirs, il a vite compris que j’étais un fuyard. Un pestiféré du vol United comme le rapportait le journal islandais trouvé dans sa poche. La tempête de neige calmée, l’homme aurait prévenu les autorités à son retour. Je ne pouvais accepter cette hypothèse, retourner en quarantaine et probablement allonger la liste des victimes de cette pandémie H5N1. Hors de question de revivre cet enfer. Je ne voyais qu’une solution, éliminer l’intrus, par la ruse. Diminué par mon aventure et mon régime pour le moins spartiate, je ne pouvais rivaliser avec cet Islandais de près de deux mètres, une force de la nature. Dans mes poches j’ai trouvé la solution miracle. Je l’ai drogué, avec un somnifère puissant, du Rohypnol, que j’ai coutume d’emporter quand je prends l’avion. Une fois endormi, j’ai réussi, non sans mal à traîner le park-ranger après l’avoir débarrassé de sa parka, de ses bottes fourrées, à distance du refuge en pleine tempête. Le froid devant faire le reste. Mon horrible geste accompli, je n’avais plus qu’à attendre, j’étais inquiet cependant. Trois comprimés de Rohypnol était-ce suffisant pour endormir une telle masse ? N’allais-je pas le voir surgir dans l’encadrement de la porte, frigorifié mais suffisamment lucide pour me régler mon compte ! Je n’ai pas dormi les deux nuits suivantes. Je n’osai sortir, inspecter ma victime. S’il n’était pas mort ! J’avais peur d’avoir quelques remords, changer d’avis et tenter de le réanimer. J’étais encore traumatisé par les ronchonnements, les borborygmes de l’homme, assommé par la d****e, lors de son déplacement dans le froid glacial. Je crois l’avoir entendu marmonner quelque chose comme « Kalt », ce qui signifie sans doute « froid » en islandais avant de l’abandonner en plein-vent. Les Dieux étaient avec moi, la tempête dura près de quarante-huit heures, personne n’est venu frapper à la porte du refuge. Quand j’osai enfin mettre un nez dehors et constater le résultat de mon acte barbare, je ne fus pas déçu. Le park-ranger était dur comme du bois, avec cette position curieuse du bras droit érigé de manière cocasse dans le dos. Je n’avais plus qu’à masquer mon crime en accident de motoneige. Je suis sidéré par mon état d’esprit après ma sinistre besogne, je ressens une immense satisfaction devant le résultat obtenu, aucun remords. Plus la tempête faisait rage, plus les éléments semblaient s’allier pour faire échec à mon stratagème, la neige qui me fouettait le visage en rafales m’aveuglant, le blizzard glacial dont la morsure paralysait mes mains dénudées rendant tout geste imprécis et douloureux. Je hurlais, j’éructais, je m’encourageais moi-même afin d’arriver à mes fins, masquer mon crime en un crédible accident. Mon forfait accompli, malgré mon état de fatigue, mon corps défaillant, mes extrémités devenues insensibles, bientôt comparables à la couleur violacée de ma victime, c’est avec joie que je retrouve le refuge dans l’obscurité la plus complète, heureusement guidé par la corde trouvée dans le refuge que j’avais disposée pour marquer mon chemin de retour. La porte du refuge fermée derrière moi, je m’écroule sur une des litières de la cabane, pris soudain de convulsions, tel un épileptique en crise. Je m’enfouis sous tout ce que je peux trouver à portée de mains, couvertures, sacs plastiques, journal islandais y compris, que je glisse entre ma ridicule chemise Lacoste, rappel de mon récent séjour floridien, et le gros pull islandais, souvenir de ma quarantaine. Je grelotte. Je repense à ce que je viens de vivre, sidérant en effet est le mot qui convient pour l’acte insensé que je viens d’accomplir. Comment moi, un chirurgien, élevé, éduqué, formé pour, théoriquement, soulager son prochain, fier de son métier, ai-je pu devenir, en quelques jours, un tueur froid, implacable, insensible au moindre remords ? Ce park-ranger était un obstacle, il fallait l’éliminer tout simplement. Comme tout acte chirurgical, après avoir pesé le pour et le contre, il fallait trancher, agir, prendre la décision qui s’imposait. Que de longs moments d’angoisse, d’atroces hésitations avant d’agir ! Quelle lutte violente entre mon instinct de survie d’un côté, mon désir de me comporter en homme de bien, de l’autre. Mon instinct de survie était le plus fort ! Aucune panique dans mon choix, bien au contraire, un acte réfléchi, rationnel. Dans cette démarche assassine, au final, je ne vois que l’objectif atteint, l’obstacle éliminé, ma survie assurée, pour un temps, du moins. Ma décision prise, toutes mes facultés mentales se sont focalisées sur la réussite de mon forfait, imposant les différents temps du scénario, analysant dans le moindre détail tous les éléments de la mise en scène. La tempête qui faisait rage, loin de m’accabler, stimulait ma détermination, décuplait ma rage de survivre. Pourquoi cette furie intérieure ? La résultante des dix derniers jours que je venais de vivre, évidemment. Dix jours ! Où j’étais encore un honnête médecin, marié, revenant de vacances bien méritées, simplement contrarié par le refus de sa femme d’avoir un enfant. Dérisoire tout cela ! Ma femme disparue depuis, comme tant d’autres, emportée par ce sinistre virus, elle aussi, la virologue si compétente. Quelle ironie ! Dix jours où, autour de moi, dans une sanglante quarantaine, la mort frappait chaque jour, au hasard, où mon tour allait sans doute venir, où, passée ma résignation initiale, mon instinct de survie se réveilla soudain, refusant l’inéluctable échéance, m’imposant la fuite, tenter l’impossible. Fuir, fuir, affronter le désert blanc du plateau central islandais, sans réel espoir… jusqu’à ce miraculeux refuge. Mon salut, si mon organisme résiste au virus, si je ne meurs pas de faim ! Cruelle désillusion, amère déception quand apparaît ce park-ranger. Autant d’efforts pour rien ! Ce n’est pas possible, cette menace, représentée par le park-ranger, devait être écartée. J’ai maintenant la conviction, curieusement, si de nouveaux obstacles venaient, à l’avenir, me barrer la route, je saurai les contourner ou… froidement les éliminer. Serai-je devenu un autre homme ? Pensant au corps recroquevillé, rigidifié, je fais une prière pour son âme. Je ne me sens en rien coupable. Débarrassé de cet obstacle imprévu, il fallait penser à la suite. Faisons le point. L’épidémie virale tout d’abord. Je ne sais où elle en est. Je connaissais le sujet, ayant lu à peu près toutes les publications ayant un rapport avec les épidémies virales dans le passé, pour la réalisation de ma thèse à Cambridge. Mais cette fois, l’explosion virale était due à un H5N1 non à un H1N1, comme en 1918 ou lors de la grippe mexicaine récente. Sa mortalité était effroyable puisque déjà près du tiers de mes compagnons de voyage avaient disparu, dont ma femme. Le virus étant très instable, il est possible qu’il soit maintenant beaucoup moins dangereux après quinze jours d’évolution. Toutes ces supputations sont secondaires puisque je suis seul sur ce plateau islandais pour l’instant, à l’abri d’une nouvelle contamination. Que vont faire les autorités islandaises ? Sans doute maintenir la quarantaine encore quelques semaines, principe de précaution. En tout cas elles ont pris l’affaire au sérieux quand je pense au corps rencontré lors de ma fuite éperdue, criblé d’impacts de balles explosives, celui d’une jeune fille, passagère comme moi du vol United, ayant fui la quarantaine, tirée comme un lapin ! À l’évidence, les Islandais ne sont pas des romantiques. Hors de question de retrouver mes compagnons de misère, gardés par des policiers armés. Plutôt mourir. Je grelotte. Il fait de plus en plus froid dans mon refuge. Encore un jour ou deux et je ne pourrai plus entretenir mon poêle. Plus de bois. Mon état physique va très vite se dégrader. Que me reste-t-il comme vivres ? Une dizaine de boîtes de conserves : thon, sardines, harengs, un point c’est tout. J’ai encore ma boîte de chocolat en poudre et un fond de nescafé. Pour l’eau, la neige fondue fera l’affaire mais je n’ai plus que… sept allumettes. L’avenir s’annonce sombre, très sombre. Quitter le refuge ? Impossible, l’hiver est là. Sans vivre, sans équipement hivernal, autant se suicider. Il ne me reste plus qu’une seule carte : le médecin de l’hôpital. Ma collègue chirurgien qui avait pris en charge ma pauvre femme. Je me retiens de l’appeler à nouveau. Ne m’avait-elle pas fait comprendre qu’il était préférable d’attendre un peu, une bonne dizaine de jours, que, pour l’instant, j’étais encore… contagieux. C’est ce qu’elle m’avait répondu après mon appel au secours à mon arrivée dans le refuge. Dans l’ambiance du moment peut-être pensait-elle que… un peu plus tard… je serai sans doute mort. Si elle ne l’a pas dit, c’était le fond de sa pensée. Je ne pouvais la blâmer. Qu’aurai-je fait à sa place ? Sans doute la même chose. Quatre ou cinq jours sont passés depuis ce contact téléphonique. Je suis toujours vivant, sacré bon dieu. Mon système immunitaire a été le plus fort. Puis-je faire confiance à mon confrère ? Je ne suis rien pour elle. Je l’ai croisée à deux reprises quand elle a opéré ma femme, hélas sans succès. Pourquoi tenterait-elle une telle expédition pour me sortir de ce mauvais pas ? Pour mes beaux yeux ? En tout cas, c’est ma seule carte. J’ai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne vois pas d’autre possibilité. Il y a urgence. Dans deux ou trois jours aurai-je encore suffisamment de forces. Étendu sur ma couchette, enfoui sous les trois couvertures du refuge, j’échafaude de multiples plans, tous plus ou moins farfelus. Si tout se passe bien, que Madame Samueldottir me sauve la mise, que faudra-t-il lui dire ? Lui raconter ? Comment pren-dra-t-elle mon envie de me cacher. Si elle me livre aux autorités, c’est le retour à la case départ. La quarantaine et probablement assez vite la découverte d’un park-ranger mort, à deux pas de mon refuge. Vous imaginez la suite. Je grelotte toujours. Je freine mon envie d’aller chercher la magnifique parka que j’ai été contraint de restituer à son propriétaire, maquillage de mon crime oblige. Non seulement assassin mais détrousseur de cadavre. Je finis par m’endormir. Je suis avec Hélène, on est installés à Baltimore où j’ai suivi ma femme engagée pour trois ans au John Hopkins Hospital pour ses recherches sur la transcriptase reverse. Je suis heureux d’être aux États-Unis, associate professor dans un hôpital universitaire local. Hélène, souriante, enceinte depuis peu – enfin, depuis le temps ! – reçoit nos amis chercheurs dans notre charmant petit cottage dans la banlieue boisée de Baltimore. Je contemple tous ces chercheurs, hommes ou femmes, d’origine variée, un Chinois, deux Indiens, deux Américains pur jus, une Japonaise, un Philippin… un véritable melting-pot. La barbecue-party est réussie. Hélène me présente ses amis, les uns après les autres. Une main se tend vers moi. Horreur ! Je reconnais le bras hérissé, tendu, rigide de l’homme gelé, et cette main aux doigts noirâtres semblant me désigner ! Brutalement réveillé par cette image sinistre, la dure réalité me saute aux yeux. Plus d’Hélène, plus de Baltimore, mais cette simple cabane au milieu du désert islandais, et un homme en fuite, un assassin… moi ! Mon rêve me trouble. Je le revivrai fréquemment dans des contextes différents, ici en Floride, là avec Hélène dans notre petit studio de la rue Saint-Jacques, mais toujours avec, au final, cette main tendue, gelée. À chaque fois ce sera le terme de mon voyage onirique. Elle me taraude, me nargue, me t*****e, cette main ! Vite, vite, que Samueldottir me sorte de cet enfer. Pourtant je n’ose encore l’appeler. Une, deux, puis trois journées passent ainsi, mortelles d’ennui. J’essaie de m’astreindre à quelques exercices physiques, vite épuisé, je n’insiste pas. Impossible de sortir. La marche dans la neige m’est interdite, mes mocassins de ville prennent l’eau. J’envie les bottes fourrées de ma victime, à portée de main. Mes réserves sont épuisées, il ne me reste que deux boîtes de sardines et une sorte de pâté en boîte dont je ne saisis pas bien la composition. À dire vrai, peut-être de la viande pour chien. Mon seul luxe, mon chocolat chaud sucré. Oui, sucré ! J’ai trouvé dans le fond d’un placard quelques morceaux de sucre mais il ne me reste que trois allumettes. Je n’ai plus de repères horaires. Ma montre s’est arrêtée. Peu à peu la pâle lumière du jour s’éteint lentement. Par la petite lucarne givrée, ce n’est qu’obscurité. La nuit polaire s’installe doucement, inexorablement. Mon esprit s’évade parfois, pensant à mes compagnons du vol United. Où en sont-ils ? Y a-t-il des survivants ? L’épidémie est-elle toujours aussi virulente ? Qu’en est-il en Europe, aux États-Unis ? Les liaisons aériennes sont-elles rétablies ? Les soulèvements au Moyen-Orient, les mouvements de panique à Moscou, à Paris, qu’en est-il ? Autant de questions sans réponse. Mon univers s’est rétréci. Il se résume à mon refuge et sans doute à mon futur cadavre en l’absence de délivrance. Oui, délivrance.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER