Chapitre 2

3079 Mots
Elle devait, ce samedi soir, dîner dans dehors. Elle fit sa toilette, ce qui ne lui était jamais arrivé, comme une somnambule, sans se regarder dans la glace. Elle ne trouva pas un mot à dire, durant tout ce dîner, à son voisin, qui était l’inévitable Crucé. Sous prétexte que son malaise de la veille continuait, elle avait demandé son coupé pour dix heures. Elle rentra sans prendre garde aux discours que lui tenait son mari, dont la présence lui était intolérable ; c’était à cause de lui, et parce qu’il restait à la maison le dimanche, qu’elle avait dû reculer jusqu’au lundi le rendez-vous avec René. Si seulement ce dernier consentait à ce rendez-vous ? Avec quelle angoisse, tout en abandonnant son manteau au domestique, elle regarda le plateau où l’on déposait le courrier du soir. L’écriture du poète n’était sur aucune enveloppe. Tout ce triste dimanche, elle le passa au lit, accablée soi-disant par la migraine ; en réalité, elle essayait de rassembler ses idées pour le cas où il ne la croirait pas, quand elle lui expliquerait la visite rue du Mont-Thabor, par l’histoire de l’amie malade… Mais il y croirait. Elle n’admettait pas qu’il n’y crût point. Cela lui était trop douloureux. Sa fièvre de désir et d’angoisse, d’espérance et d’appréhension, fut portée à son comble le lundi matin, tandis qu’elle montait l’escalier de la maison de la rue des Dames. Si René l’attendait, caché comme d’habitude derrière la porte à demi tirée, c’est que son billet avait suffi à le toucher. Elle était sauvée… Mais non. Elle vit cette porte fermée. Sa main tremblait, en glissant la clef dans la serrure. Elle entra dans la première chambre, qui était vide et les volets clos. Elle s’assit dans l’ombre de cette pièce dont chaque détail lui parlait d’un bonheur si récent, — si lointain ! C’était le salon d’une bourgeoise rangée, avec des fauteuils et un canapé en velours bleu que des carrés de guipure au crochet protégeaient à la hauteur de la tête. Les quelques livres que René avait apportés montraient dans l’étagère leurs dos réguliers et bien époussetés. L’ordre méticuleux de la respectable Mme Raulet avait même veillé à ce que la pendule de bronze doré, représentant une Pénélope, fût remontée avec exactitude. Suzanne écoutait le battement du balancier remplir le silence de cette chambre. Les secondes passaient, puis les minutes, puis les quarts d’heure, et René ne venait pas. Il ne viendrait pas. Cette femme, habituée, depuis sa première jeunesse, à toujours aller jusqu’au bout de son désir, subit, à cette évidence, un véritable accès de désespoir. Elle se mit à pleurer comme une enfant, et de vraies larmes qui tombaient, tombaient, sans qu’elle songeât à jouer la comédie, cette fois. Elle voulut écrire, puis, quand elle eut trouvé du papier dans le buvard que son amant laissait sur la table du milieu, ouvert l’encrier, pris la plume, elle repoussa tous ces objets en se répétant : « À quoi bon ? » et, pour laisser une trace de son passage, si René venait après son départ, elle posa sur cette table ce mouchoir parfumé avec lequel elle avait essuyé ses larmes amères. Elle se dit : « Il aimait ce parfum !… » Auprès de ce mouchoir, elle mit aussi ses gants qu’il lui boutonnait toujours à leurs fins de rendez-vous ; et elle partit, la mort dans le cœur, après être allée dans la chambre à coucher où le lit dormait avec son couvre-pied de dentelle. Qu’elle avait été heureuse dans cette chambre ! Était-ce bien possible que ces heures-là fussent passées — et pour toujours ? Quand le commissionnaire avait apporté la lettre de Suzanne rue Coëtlogon, la famille Fresneau était à table. Françoise entra, tenant l’enveloppe élégante entre ses gros doigts rouges, et, rien qu’au visage de René au moment où il déchira cette enveloppe, Émilie devina de qui venait le message. Elle trembla. Elle avait bien eu, poussée par la vue du farouche désespoir de son frère, le courage de refuser la porte à l’inconnue dans laquelle son instinct avait deviné la dangereuse femme, cause certaine de ce désespoir, celle dont Claude Larcher lui avait parlé, lors de sa visite, comme de la plus perverse créature. Mais de dire au jeune homme ce qu’elle avait fait, elle le remettait d’heure en heure, incapable maintenant de braver sa colère. Le regard que René jeta sur elle, après la lecture de cette lettre, lui fit baisser les yeux, toute rougissante. Fresneau, qui était en train de démembrer un poulet avec une habileté rare, — il devait cette science, invraisemblable chez lui, à son rôle de découpeur, durant sa jeunesse, chez son père, le chef d’institution, — en demeura immobile, avec une aile piquée au bout de sa fourchette. Puis il eut peur d’avoir été lui-même remarqué par sa femme, et il se justifia de la stupeur peinte sur sa figure, en disant avec un gros rire : — « Voilà un couteau qui coupe comme le talon de ma grand’mère. » Sa plaisanterie se perdit dans un silence qui dura jusqu’à la fin du dîner, silence menaçant pour Émilie, inexplicable pour Fresneau, inaperçu pour René qui avait la gorge serrée et ne toucha pas à un seul plat. Françoise avait à peine fini d’enlever la nappe, et de poser, sur la toile cirée à personnages, le pot à tabac près du carafon de liqueur, que déjà le poète avait passé dans sa chambre, après avoir demandé à la bonne une lampe pour écrire. — « Il a l’air fâché ?… » interrogea le professeur. — « Fâché ?… » répondit Émilie. « Ce sera sans doute quelque idée pour son drame qui lui sera venue à l’esprit, et qu’il aura voulu noter tout de suite… Mais c’est si mauvais de travailler aussitôt après le dîner… Je vais le lui dire… » Tout heureuse d’avoir imaginé ce prétexte, la jeune femme passa, elle aussi, dans la chambre de son frère. Elle le trouva qui commençait de griffonner une réponse au billet de Suzanne, sans même attendre la lumière, dans le crépuscule. Il comptait sans aucun doute sur cette venue de sa sœur, car il lui dit brusquement, et d’une voix où grondait sa sourde colère : — « Te voilà !… Il est venu quelqu’un me voir aujourd’hui à qui tu as refusé la porte, en racontant que j’étais en voyage ?… » — « René, » dit Émilie en joignant les mains, « pardonne-moi, j’ai cru bien faire… C’est vrai, dans l’état où je te voyais, j’ai eu peur pour toi de la présence de cette femme. » Et, trouvant dans l’ardeur de sa tendresse la force de dire toute sa pensée : « Cette femme, » répéta-t-elle, « c’est ton mauvais génie… » — « Il paraît, » reprit le poète avec une rage concentrée, « que tu me prends toujours pour un enfant de quinze ans… Oui ou non ? suis-je chez moi ici ? » continua-t-il en éclatant. « Si je ne suis pas chez moi, dis-le, et je vais habiter ailleurs. J’en ai assez, entends-tu, de cette tutelle… Occupe-toi de ton fils et de ton mari, et laisse-moi vivre à ma guise… » Il vit sa sœur rester devant lui, toute pâle, comme écrasée par la dureté de l’accent avec lequel il lui avait parlé. Il eut honte lui-même de son emportement. C’était une telle injustice que de faire expier à la pauvre Émilie la douleur qui le rongeait. Mais il n’était pas à une de ces minutes où l’on revient sur un tort semblable, et, au lieu de se jeter dans les bras de celle qu’il avait si cruellement frappée à sa place la plus sensible, il quitta la pièce, fermant la porte avec violence ; il prit son chapeau dans l’antichambre ; et, de la place où elle était demeurée, les jambes brisées, Émilie put l’entendre qui sortait de l’appartement. Le brave Fresneau, qui, après avoir été surpris par l’éclat de la voix de René, avait entendu, lui aussi, le bruit de sa sortie, entra dans la chambre à son tour, afin d’apprendre ce qui se passait. Il aperçut sa femme, dans la pénombre, comme morte. Et il lui saisit les mains en lui disant : « Qu’arrive-t-il ?… » d’une façon si affectueuse qu’elle se tapit contre sa poitrine, en sanglotant : — « Ah ! mon ami, je n’ai que toi au monde !… » Elle pleurait, la tête sur l’épaule de l’excellent homme, qui ne savait plus s’il devait maudire ou bénir son beau-frère, tant il était à la fois désespéré de la douleur de sa femme et touché du mouvement qui l’avait précipitée vers lui : — « Voyons, » disait-il, « sois raisonnable. Raconte-moi ce qu’il y a eu entre vous. » — « Il n’a pas de cœur, il n’a pas de cœur, » fut la seule réponse qu’il put obtenir. — « Mais si ! mais si !… » répondait-il, et il ajouta cette parole profonde, avec la lucidité que les sentiments vrais donnent aux moins perspicaces : « Il sait trop combien tu l’aimes, voilà tout, et il en abuse… » Tandis que Fresneau consolait Émilie de son mieux, sans lui arracher pourtant le secret de sa discussion avec le poète, ce dernier marchait à travers les rues, en proie à une nouvelle attaque du chagrin qui, depuis la veille, lui dévorait l’âme. Suzanne avait eu raison de penser qu’une voix plaiderait en lui contre ce qu’il savait, contre ce qu’il avait vu. Qui donc a pu aimer et être trahi sans l’entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous dit d’espérer contre toute espérance ? C’en est fini de croire et pour toujours. Comme on voudrait douter au moins ! Comme on regrette, à l’égal d’une époque heureuse, les jours, si cruels pourtant, où l’on n’en était encore qu’au soupçon, mais pas à l’atroce, à l’intolérable certitude ! Hélas ! René aurait payé de son sang l’ombre de l’ombre d’un doute, et plus il reprenait les détails qui l’avaient mené à l’évidence, plus cette évidence s’enfonçait dans son cœur. « Mais si elle avait fait une visite innocente ?… » hasardait la voix de l’amour… Innocente ? Et se serait-elle cachée de sa voiture pour entrer ? Serait-elle partie par l’autre porte, voilée, marchant de ce pas et fouillant la rue de ce regard qu’elle avait pour s’en aller de ses rendez-vous avec lui ? Et puis l’apparition de Desforges presque aussitôt, à l’autre sortie !… Et toutes les preuves fournies par Claude s’accumulaient : l’opinion du monde, la ruine des Moraines à une époque, la place procurée au mari, l’offre que Suzanne lui avait adressée à lui-même de lui faire gagner de l’argent, et ses mensonges avérés. « Quelles preuves puis-je avoir plus fortes, » se disait-il, « à moins de les surprendre couchés dans le même lit ?… » Cette formule ravivait en lui l’affreuse image des caresses séniles promenées sur ce beau corps, et il fermait les yeux de douleur. Puis il pensait à la visite de sa maîtresse rue Coëtlogon, au billet qu’il avait là, dans sa poche : « Et elle ose me demander de me voir !… Que peut-elle vouloir me dire ?… Oui, j’irai à ce rendez-vous, et ce sera là ma vengeance, de l’insulter comme Claude insulte Colette !… Non, » continuait-il, « ce serait m’abaisser jusqu’à elle. La vraie vengeance, c’est de l’ignorer. Je n’irai pas… » Il était ballotté de l’une à l’autre de ces deux idées, et il se sentait impuissant à choisir, tant son appétit de revoir Suzanne était profond, et tant était sincère sa résolution de ne pas retomber dans le piège de ses mensonges. Son anxiété devint si grande qu’il voulut demander conseil à Claude. Alors seulement il s’étonna que cet ami fidèle n’eût pas envoyé prendre des nouvelles dès le matin, comme il l’avait annoncé. — « Allons-y. Mais, si tard, ce sera une visite inutile… » se disait René en gagnant la rue de Varenne et l’hôtel Saint-Euverte. Il était environ dix heures et demie du soir quand il sonna à la grande porte. Il vit de la lumière, à une des fenêtres de l’appartement occupé par l’écrivain. Claude était chez lui en effet, contre toute probabilité. René le trouva qui se tenait, cette fois, dans la première des trois pièces du haut, le fumoir. Une lampe à globe rose éclairait d’un joli jour cette pièce étroite, qu’un grand morceau de tapisserie décorait, et une photographie représentant le Triomphe de la mort, attribué à Orcagna. Dans un coin la flamme bleuâtre de l’esprit-de-vin brûlait sous une bouilloire. La théière avec ses deux tasses à thé, un flacon de vin d’Espagne et des bouchées au foie gras, sur un plateau de porcelaine, témoignaient que l’hôte de ce tranquille logis attendait quelqu’un. De petites cigarettes russes à long bout de papier dans une coupe, les favorites de Colette, indiquèrent assez à René qui était ce quelqu’un. Il n’aurait pas osé y croire cependant sans le visible embarras de son ami, qui finit par lui dire, avec un sourire un peu honteux : — « Ma foi, j’aime mieux que vous le sachiez : canis reversus ad vomitum suum. — Oui, j’attends Colette. Elle doit venir après le théâtre. Vous serait-il désagréable de la rencontrer ?… » — « Franchement, » fit René, « j’aime mieux ne pas la voir. » — « Et vous, » interrogea Claude, « où en êtes-vous ? … » Et, quand le poète lui eut raconté, en quelques mots, sa situation actuelle, la scène à l’Opéra, la visite de Suzanne, puis la demande de rendez-vous par lettre, il reprit : « Que vous répondre ? Avec ma faiblesse actuelle, est-ce que j’ai qualité pour vous parler ? Qu’importe ? J’y vois bien juste pour moi, tout en me laissant choir à chaque pas, comme un aveugle. Pourquoi n’y verrais-je pas juste pour vous, qui aurez peut-être plus d’énergie que je n’en ai ? Vous êtes plus jeune, et surtout vous n’êtes pas tombé encore… Voici. Êtes-vous décidé à devenir, comme moi, un maniaque d’érotisme, un insensé qui va dans la vie où le conduit son sexe, un avili lucide, — c’est la pire espèce ?… Alors courez à ce rendez-vous. Suzanne ne vous donnera pas une raison, pas une… Mais, malheureux, après ce que vous lui avez dit, si elle était innocente, vous lui feriez horreur et elle ne voudrait plus vous voir !… Elle est venue chez vous. Pourquoi ? Pour vous tenir là, dans votre chambre et vous mettre sa beauté sur les sens. Elle vous appelle, où ? Précisément dans l’endroit où vous pourrez le moins résister à cette beauté… Elle vous dira ce que disent les femmes, dans ces circonstances… Des mots… Des mots et encore des mots… Mais vous la verrez, vous entendrez le frisson de sa jupe… Et puis quelle poudre de cantharides que la trahison ! Vous le saurez, quand vous vous jetterez sur elle, comme une bête… et, adieu les reproches !… Tout sera effacé, — pour dix minutes. Mais après ?… Vous avez vu mon courage d’hier. Regardez bien mes lâchetés d’aujourd’hui, et dites-vous, comme l’autre devant l’ivrogne en train de vomir au coin de la borne : Voilà pourtant où j’en serai dimanche !… Après tout, si vous ne vous sentez pas capable de vous passer d’elle, s’il vous faut de ce vin-là, comme à cet ivrogne, dussiez-vous être malade à en mourir, cette lâcheté est une solution. Moi, je l’ai prise. Saoulez-vous de cette femme. Votre amour ou vous, vous y resterez. Nous allons bien au mauvais lieu quand la luxure nous démange. Suzanne sera votre mauvais lieu, comme Colette est le mien… Seulement, rappelez-vous ce que je vous aurai dit ce soir : c’est la fin de tout… Du talent ? je n’en ai plus… De l’honneur ? où le placerais-je maintenant que j’ai pardonné ce que j’ai pardonné ?… Ah ! » conclut-il avec un accent déchirant, « vous êtes encore à temps de vous sauver. Vous êtes en haut de l’escalier qui mène à l’égout, entendez le cri d’un malheureux qui est en bas et qui en a jusqu’aux épaules… Et maintenant, adieu, si vous voulez ne pas voir Colette… Pourquoi vous a-t-elle dit ce qu’elle vous a dit ?… Vous ne saviez rien, et quand on ne sait rien, c’est comme si ce n’était pas… Encore adieu, aimez-moi, René, et plaignez-moi. » — « Non, » se disait le poète en rentrant chez lui, « je ne descendrai pas dans cette boue… » Pour la première fois peut-être, depuis qu’il assistait, en témoin attristé, aux douloureuses amours de Claude, il comprenait vraiment de quel mal son misérable ami était atteint. Il venait de découvrir, chez lui même, la monstruosité sentimentale qui dégradait l’amant de Colette : l’union du plus entier mépris et du plus passionné désir physique pour une femme, définitivement jugée et condamnée. Oui, après tout ce qu’il savait, il désirait encore Suzanne, il désirait cette gorge palpée par Desforges, cette bouche baisée par Desforges, toute cette beauté que la débauche du viveur vieillissant n’avait pu que souiller, sans la détruire. C’était cette chair blonde et blanche qui troublait son sang, plus rien que cette chair ! Voilà où en était descendu son noble amour, son culte pour celle qu’il avait d’abord appelée sa Madone. S’il cédait à cet immonde désir, une première fois, Claude avait raison, tout était fini. La nausée devant les abîmes de corruption où se débattait son ami avait été si forte qu’elle lui rendit l’énergie de se dire : « Je me donne ma parole d’honneur de ne pas aller rue des Dames lundi, » et, cette parole, il sut la tenir. À l’heure même où Suzanne l’attendait dans le petit salon bleu, frémissante de désir et désespérée, il frémissait, lui aussi, mais enfermé dans sa chambre, et se répétant : « Je n’irai pas, je n’irai pas… » Il songeait à son ami, et il reprenait : « Pauvre Claude ! » sentant à plein cœur toute la détresse de ce vaincu de la luxure, vaincu dans la lutte que lui-même engageait à son tour. Il se plaignait en plaignant la victime de Colette, et cette pitié aidait son courage, comme aussi les habitudes religieuses prolongées si tard dans sa vie..
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