Chapitre 4-1

2120 Mots
Chapitre 4 « On ne peut pas servir deux maîtres à la fois. « C’est pourtant ce qu’ici veut faire ce grivois : « Il veut, en servant Dieu, servir aussi le diable ; « S’agit-il de commettre un crime abominable, « Par quelques oraisons il y préludera : « Ce coup fait, c’est le ciel qu’il en remerciera. » Ancienne comédie. La chambre dans laquelle le maître de Cumnor-Place conduisit son digne visiteur était plus grande que celle dans laquelle ils avaient commencé leur entretien ; mais les traces de dilapidation y étaient encore plus évidentes. De larges traverses en chêne, supportant des rayons de même bois, en garnissaient les murs et avaient servi à ranger une nombreuse bibliothèque. On y voyait encore plusieurs livres couverts de poussière, les uns déchirés, les autres privés de leurs agrafes d’argent et de leur riche reliure, entassés pêle-mêle sur les tablettes comme des objets qui ne méritent aucun soin, et livrés à la merci du premier spoliateur. Les corps de bibliothèque eux-mêmes semblaient avoir encouru le déplaisir des ennemis de la science qui avaient détruit la plus grande partie des volumes : ils étaient brisés d’un côté, de l’autre dépouillés, de leurs rayons, et des toiles d’araignée en formaient les seuls rideaux. – Les auteurs qui ont écrit ces ouvrages, dit Lambourne en jetant un coup d’œil autour de lui, ne se doutaient guère entre les mains de qui ils tomberaient. – Ni à quel usage ils seraient bons, ajouta Foster. Ma cuisinière ne se sert pas d’autre chose pour écurer ses ustensiles, et mon domestique pour allumer du feu. – Et cependant, reprit Lambourne, j’ai vu bien des villes où on les aurait trop estimés pour en faire un pareil usage. – Bah, bah ! répondit Foster, depuis le premier jusqu’au dernier, ils ne contiennent que du fatras papiste. C’était la bibliothèque de ce vieux radoteur l’abbé d’Abingdon. La dix-neuvième partie du sermon d’un prédicateur du véritable Evangile vaut mieux que toute une charretée de ces ordures du chenil de Rome. – Tudieu ! s’écria Lambourne, M. Tony Allume-Fagots ! – Ecoutez-moi, l’ami Michel ! s’écria Foster en lui lançant un regard sinistre, oubliez ce sobriquet et la circonstance qu’il rappelle, si vous ne voulez que notre ancienne connaissance, qui vient de renaître, meure d’une mort subite et violente. – Comment donc ! j’ai vu le temps où vous vous faisiez gloire d’avoir contribué à la mort de deux vieux évêques hérétiques. – C’était lorsque j’étais chargé des liens de l’iniquité, et plongé dans une mer d’amertume ; mais cela ne me va plus depuis que je suis appelé dans les rangs des élus. Le digne Melchisedech Maultext a comparé mon malheur en cette affaire à celui de l’apôtre saint Paul, qui gardait les habits de ceux qui lapidaient saint Etienne. Il a prêché sur ce sujet il y a trois semaines, a cité l’exemple d’un de ses honorables auditeurs, et c’était moi qu’il avait en vue. – Paix, Foster ! paix ! vos discours me font venir la chair de poule, ce qui m’arrive toujours, je ne sais trop pourquoi, quand j’entends le diable citer l’Ecriture sainte. Mais comment avez-vous pu renoncer à votre ancienne religion, si commode que vous en agissiez avec elle comme avec un gant, qu’on ôte et remet quand on veut ? Ai-je oublié que vous alliez porter exactement chaque mois votre conscience au confessionnal ? Mais à peine le prêtre l’avait-il bien lavée, vous étiez prêt à faire la plus infâme coquinerie qu’on puisse imaginer, comme l’enfant qui n’est jamais plus tenté de se rouler dans la boue que quand on vient de lui mettre sa belle jaquette des dimanches. – Ne t’inquiète pas de ma conscience ; c’est une chose que tu ne peux comprendre, puisque tu n’en as jamais eu une à toi. Arrivons au fait, et apprends-moi, en un mot, quelle affaire tu as avec moi, et quel espoir t’a amené ici. – L’espoir de me faire du bien, comme disait une vieille femme en se jetant par-dessus le pont de Kingston. Voyez cette bourse ; c’est tout ce qui me reste d’une somme ronde. Je vous trouve ici bien établi, à ce qu’il paraît, et bien appuyé, à ce que je pense ; car on sait que vous êtes sous une protection. Oui, on le sait, vous ne pouvez frétiller dans un filet sans qu’on vous voie à travers les mailles. Or, je sais qu’une telle protection ne s’accorde pas pour rien. Vous devez la payer par quelques services, et je viens vous offrir de vous aider à les rendre. – Mais si je n’ai pas besoin de ton aide, Michel ? Il me semble que ta modestie doit regarder ce cas comme possible. – C’est-à-dire que tu veux te charger de toute la besogne, afin de ne pas avoir à partager le salaire. Mais prends garde d’être trop avide ; la cupidité, en voulant amasser trop de grain dans un sac, le fait crever, et perd tout. Examine un chasseur qui veut tuer un cerf ; il prend avec lui non seulement le limier pour suivre la trace de la bête fauve, mais le chien courant pour l’atteindre. Ton patron doit avoir besoin des deux, et je puis lui devenir utile. Tu as une profonde sagacité, une ténacité infatigable et une malignité naturelle bien exercée qui surpasse la mienne. Mais moi, je suis le plus hardi et le plus vif dans les expédiens et dans l’action. Séparés l’un de l’autre, il manque quelque chose à l’un de nous ; réunis, rien ne peut nous résister. Eh bien ! qu’en dis-tu, chasserons-nous de compagnie ? – C’est la proposition d’un chien hargneux que de vouloir se mêler de mes propres affaires. Mais tu as toujours été un chien mal dressé. – A moins que tu ne refuses mon offre, tu n’auras pas lieu de parler ainsi. Au surplus fais ce que tu voudras ; mais songe que je t’aiderai dans tes entreprises ou que je les traverserai, car il me faut de la besogne, et j’en trouverai pour ou contre toi. – Eh bien, puisque tu me laisses le choix, j’aime mieux être ton ami que ton ennemi. Tu ne te trompes pas ; je puis te procurer un patron assez puissant pour nous servir tous deux et une centaine d’autres ; et, pour dire la vérité, tu as tout ce qu’il faut pour lui être utile. Son service exige hardiesse et dextérité ; les registres de la justice rendent témoignage en ta faveur. – Il ne faut pas être arrêté par des scrupules : qui jamais t’a soupçonné d’avoir une conscience ? L’assurance est nécessaire pour suivre un courtisan : ton front est aussi impénétrable que s’il était couvert d’un casque de Milan. – Je ne voudrais de changement en toi que pour un seul point. – Et quel est ce point, mon digne ami Tony ? parle, car je te jure par l’oreiller des sept dormans que je te donnerai satisfaction. – En voilà effectivement une bonne preuve ! Je vous dirai que vos discours ne sont plus de mode. Vous les entrelardez à chaque instant de sermens qui sentent le papisme. D’ailleurs vous avez l’air trop débauché, trop mondain pour paraître à la suite d’un seigneur qui a une réputation à conserver aux yeux du monde. Il faut prendre un air plus grave et plus composé, porter des vêtemens moins brillans, un collet sans plis et bien empesé, un chapeau à bords plus larges, des pantalons plus étroits ; aller à l’église au moins une fois par mois ; ne faire de protestations que sur votre foi et votre conscience ; renoncer à cette tournure de spadassin ; enfin ne jamais toucher à la poignée de votre sabre que lorsqu’il s’agit sérieusement d’employer cette arme terrestre. – De par le jour qui nous éclaire, Tony, tu es devenu fou ! Tu viens de faire le portrait du valet de chambre d’une vieille puritaine, plutôt que celui d’un brave au service d’un courtisan ambitieux. Un homme tel que tu voudrais que je devinsse devrait porter à sa ceinture une Bible au lieu de poignard, et avoir tout juste assez de valeur pour suivre quelque orgueilleuse bourgeoise de la cité au prêche, et prendre sa défense contre tout courtaud de boutique qui voudrait lui disputer la muraille. Ce n’est pas ainsi que doit se montrer celui qui va à la cour à la suite d’un grand seigneur. – Mais sache donc que depuis que tu as quitté l’Angleterre tout est changé, et que tel homme qui en secret marche à son but d’un pas déterminé sans que rien puisse l’arrêter, ne se permet, dans la conversation, ni une menace, ni un serment, ni un mot profane. – C’est-à-dire qu’on fait commerce pour le diable sans mentionner son nom dans la raison de commerce. Eh bien ! soit ; je prendrai sur moi de me contrefaire plutôt que de perdre du terrain dans ce nouveau monde, puisque tu prétends qu’il est devenu si rigide. – Mais, Tony, quel est le nom du seigneur au service duquel je dois faire un apprentissage ? – Ah ! ah ! M. Michel, s’écria Foster avec un sourire forcé, est-ce ainsi que vous prétendez connaître mes affaires ? Que savez-vous s’il existe un pareil homme dans le monde, et si je n’ai pas voulu m’amuser à vos dépens ? – Toi t’amuser à mes dépens, pauvre oison ! dit Lambourne sans s’intimider ; apprends que, quelque bien caché que tu te croies sous la boue dans laquelle tu es enfoncé, je ne demande que vingt-quatre heures pour voir aussi clair dans toutes tes affaires qu’à travers la sale corne d’une lanterne d’écurie. Un cri perçant interrompit en ce moment leur conversation. – Par la sainte croix d’Abingdon ! s’écria Foster, oubliant son protestantisme dans son effroi ; je suis un homme ruiné ! A ces mots il courut dans l’appartement d’où ce cri était parti, et Michel Lambourne l’y suivit. Mais pour expliquer la cause de cette interruption, il est nécessaire de rétrograder un peu dans notre récit. On sait que lorsque Lambourne accompagna Foster dans la bibliothèque, Tressilian fut laissé seul dans le vieux salon. Son œil sévère leur lança un regard de mépris dont il se reprocha de mériter une bonne part pour s’être abaissé jusqu’à se trouver en pareille compagnie. – Tels sont, Amy, se disait-il en lui-même, les compagnons que votre injustice, votre légèreté, votre cruauté irréfléchie, m’ont obligé de chercher ; moi sur qui mes amis fondaient tant d’espérance ! moi qui me méprise aujourd’hui autant que je serai méprisé par les autres, pour l’avilissement auquel je me soumets par amour pour vous ! Mais jamais je ne cesserai de vous poursuivre, vous autrefois l’objet de la plus pure et de la plus tendre affection ! et quoique vous ne puissiez être pour moi désormais qu’un sujet de larmes et de regrets, je vous arracherai à l’auteur de votre ruine ! je vous sauverai de vous-même ; je vous rendrai à vos parens, à votre Dieu ! Je ne verrai plus ce bel astre briller dans la sphère d’où il est descendu ; mais… – Un léger bruit qu’il entendit dans l’appartement interrompit sa rêverie. Il se retourna, et dans la femme aussi belle que richement vêtue qui se présenta à ses yeux, et qui entrait par une porte latérale, il reconnut celle qu’il cherchait. Son premier mouvement, après cette découverte, fut de se cacher le visage avec son manteau jusqu’à ce qu’il trouvât un moment favorable pour se faire connaître ; mais la jeune dame, car elle n’avait pas plus de dix-huit ans, déconcerta ce projet. Courant à lui d’un air de gaieté, elle le tira par l’habit, et lui dit avec enjouement : – Après vous être fait attendre si long-temps, mon bon ami, croyez-vous venir ici comme dans un bal masqué ? Vous êtes accusé de trahison au tribunal de l’amour ; il faut que vous comparaissiez à sa barre, et que vous y répondiez à visage découvert. Voyons, que direz-vous ? êtes-vous innocent ou coupable ? – Hélas ! Amy,…, dit Tressilian d’une voix basse et mélancolique, en lui laissant écarter son manteau. Le son de cette voix et la présence inattendue de Tressilian mirent fin à l’enjouement de la jeune dame. Elle fit un pas en arrière, devint pâle comme la mort, et se couvrit le visage des deux mains. Tressilian fut un moment trop ému pour parler ; mais, se rappelant tout-à-coup la nécessité de saisir une occasion qui pouvait ne plus se présenter, il lui dit : – Amy, ne me craignez point.
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