II

2337 Mots
IILes Rüden étaient d’origine autrichienne. Peu après le mariage de Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire, avec Maximilien d’Autriche, un écuyer de ce prince, Maximilien de Rüden, avait épousé la fille unique de Thierry Farel, seigneur de Montparoux. Un de ses fils cadets, Henri, reçut en héritage ce domaine et fit souche d’une branche qui devait se perpétuer dans le comté. Ses autres fils fondèrent des familles en Autriche. De ceux-là, il ne subsistait plus aujourd’hui que le comte Willibad Rüden-Gortz. Son père avait été tué au front d’Orient en 1918 ; sa mère, à demi ruinée, était revenue en France, son pays, et, avec les débris de sa fortune, avait entrepris d’exploiter les terres du domaine appauvri que lui léguait son père. Le baron de Groussel, son second mari, l’y avait peu aidée. Aimable, égoïste, fort séduisant, il s’entendait surtout à dépenser sa propre fortune, peu considérable, si bien qu’à sa mort, survenue deux ans auparavant, Mme de Groussel n’avait hérité que des dettes à payer. Mais maintenant Willibad, sorti de l’Institut agronomique, avait pris en main la direction du domaine qui constituait à peu près leur seule source de revenus. Les Rüden de Montparoux passaient par des vicissitudes identiques, depuis quelques années. Stephen, le grand-père d’Élisabeth, après avoir mené grande vie, léguait à son fils Rodolphe une fortune amoindrie. Celui-ci n’était pas fait pour endiguer la ruine menaçante. Il ne pouvait même que la précipiter. En outre, désintéressé comme tous ceux de sa race, il épousait par amour une jeune Anglaise sans fortune, Daphné Meldwin. Cinq ans plus tard, un matin d’été, on la trouvait noyée dans l’Étang-aux-Biches. Après quelques semaines d’un désespoir si v*****t qu’il faisait craindre pour sa raison, Rodolphe quittait Montparoux et, peu après, il informait sa mère de ses fiançailles avec la vicomtesse de Combrond. Née Aurore de Bruans, d’une très ancienne famille dauphinoise, Mme de Rüden avait au plus haut point l’orgueil de sa race. Elle répondit à son fils que s’il persistait à épouser une actrice, – telle avait été, en effet, la profession de Judith avant son premier mariage – elle ne la recevrait jamais. Rodolphe ayant passé outre, elle tint parole. Quittant le château neuf, qu’elle abandonnait à l’intruse, elle s’installa dans la partie du vieux château encore habitable, avec ses deux domestiques, Damien et Aglaé. Une clause du testament de son mari lui laissait la jouissance d’un appartement à Montparoux, que sa dot avait contribué à entretenir et à rendre plus conforme aux exigences de l’époque. De cet appartement, jamais Judith ne franchit le seuil. Mme de Rüden n’en sortait pas pendant les séjours de sa belle-fille au château. Rodolphe lui faisait une ou deux visites cérémonieuses, lui écrivait dans le même ton à certaines époques de l’année. Il n’y avait jamais eu de rapports affectueux entre eux. La comtesse Aurore, âme froide, concentrée, murée dans son orgueilleux mépris d’autrui, ignorait la tendresse maternelle. Elle avait aimé son mari avec une passion dominatrice, jalouse, exigeante, qui était un joug très lourd pour cet homme aimable, bon et léger. Rodolphe ne l’avait jamais intéressée, non plus que sa fille Calixte, née contrefaite, et qui vivait claustrée au second étage de la vieille tour. À l’égard d’Élisabeth, l’indifférence de l’aïeule ne semblait pas moindre. Il était rare qu’elle la fît demander, et quand la fillette sortait de chez elle, un soupir de soulagement lui échappait, tellement glaciale était l’atmosphère. Ce fut donc sans empressement que le lendemain matin Élisabeth, au retour du village où elle avait été prendre sa leçon de latin chez le curé, quitta sa chambre pour gagner l’appartement de sa grand-mère. On y accédait par une porte donnant sur la petite antichambre qui desservait les chambres d’Élisabeth et de son institutrice. Au-delà des lourds vantaux de chêne, on se trouvait dans une grande salle nue, mal éclairée par trois hautes fenêtres étroites en forme de meurtrières. Devant l’une d’elles s’agitaient les feuilles d’un vieux marronnier, et pendant un moment Élisabeth s’attarda à contempler les jeux de lumière qu’elles provoquaient sur les dalles du sol, creusées par l’usure. Enfin, elle se décida à frapper à l’une des deux portes qui donnaient sur cette salle. Un battant fut ouvert, laissant apparaître le sec visage d’Aglaé. Sans mot dire, elle s’effaça, et Élisabeth entra dans la chambre, s’avança d’un pas léger sur le tapis d’Orient qui montrait sa trame. Deux fenêtres à meneaux s’ouvraient dans les embrasures, si profondes qu’en chacune d’elles on avait aménagé une sorte de retrait, surélevé au-dessus du sol de la pièce. Dans l’un d’eux se trouvait Mme de Rüden, assise en une vaste bergère. Près d’elle, une table supportait son tricot, quelques livres, une photographie de son mari. Sur Élisabeth qui s’avançait, elle attacha le regard scrutateur de ses yeux dont le voisinage du teint blafard semblait accentuer la nuance très sombre. Quand la fillette fut très près d’elle et eut fait la petite révérence accoutumée, elle dit brièvement : – Prends cet escabeau, assieds-toi là et fais bien attention à ce que je vais te dire. Élisabeth gravit le degré de pierre, avança le siège désigné pour s’asseoir en face de sa grand-mère. Elle ne l’avait pas vue depuis l’hiver précédent. Aussi fut-elle frappée de son changement physique. Dans la robe de chambre de lainage noir, le corps semblait épaissi, enflé. La teinte blême, la boursouflure du visage, dénotaient les progrès de l’affection cardiaque dont Mme de Rüden souffrait depuis plusieurs années. Mais le regard demeurait ferme et sans douceur, la voix conservait ces intonations sèches qui s’associaient à l’air de hauteur habituel chez cette femme altière. – Tu m’as dit un jour, Élisabeth, – il y a de cela quelques années – que tu détestais ta belle-mère. – Oui, et je vous le redis encore, grand-mère. La réplique, nette, spontanée, amena une lueur de satisfaction dans les yeux de la vieille dame. – Fort bien. Je vais te confier une chose secrète, mais auparavant tu me promettras de ne jamais la révéler à personne au monde, sauf, plus tard, à ton mari, si tu en as un. Il faut me le promettre sur l’honneur du nom de Rüden, Élisabeth. – Je vous le promets, grand-mère. Pendant un moment, Mme de Rüden resta silencieuse. Sur l’étoffe noire de la robe, les mains encore belles ressortaient très blanches. On n’y voyait aucune bague, en dehors d’une épaisse alliance d’or. Puis elle parla de nouveau, sur le même ton sec qui impressionnait désagréablement Élisabeth. Ce qu’elle disait, la fillette le savait déjà, en partie, par Adélaïde. Le grand-père de Mme de Rüden, Élie de Bruans, au cours d’un voyage dans les Indes, avait sauvé la vie au fils du maharadjah de Langore. Celui-ci, en reconnaissance, lui donna en mariage une de ses filles à laquelle il fit don de quelques-uns des magnifiques joyaux dont il était possesseur. Élie ramena en France la belle Hindoue, qui fut baptisée, apprit la langue de son nouveau pays et ne le céda en rien aux autres marquises de Bruans, ses devancières, pour l’élégance, la distinction des manières, le charme de l’esprit. De ses huit enfants, un seul survécut, qui fut le père d’Aurore. Celle-ci, fille unique, avait hérité des précieuses gemmes en même temps que de la fortune des Bruans, fort diminuée par une mauvaise gestion. Le comte de Rüden se chargea de la réduire encore après avoir dilapidé la sienne, si bien que lorsqu’il mourut sa veuve n’avait plus qu’un revenu amoindri, fort suffisant toutefois pour l’existence qu’elle menait à Montparoux, servie par deux domestiques fidèles. Mais elle conservait intacts les joyaux de la princesse hindoue. Parfois, son mari avait dit, quand il se trouvait dans une passe difficile : « Nous pourrions en vendre quelques-uns. Vous allez rarement dans le monde, Aurore. À quoi vous servent-ils ? » Elle répondait toujours énergiquement : « Jamais ! Mon aïeule les a portés. Moi vivante, pas un seul ne sortira de la famille. » Et voici qu’elle disait à Élisabeth : – Cette femme, cette Judith, attend ma mort pour s’en emparer. Ton père a essayé de savoir où je les enfermais. Il l’ignorera toujours et toi seule connaîtras le secret, toi seule hériteras de ces bijoux, Élisabeth ! La fillette écoutait avec une attention ardente. Aux derniers mots de la comtesse, elle dit vivement : – Oh ! s’il s’agit d’empêcher Judith de les prendre, comptez sur moi, grand-mère ! – Lève-toi, emporte cet escabeau et va à ce meuble. Mme de Rüden désignait un meuble à deux corps datant de la fin du XVIe siècle. Les sculptures, d’un étonnant relief, représentaient des chimères et autres animaux fantastiques. Sur la partie supérieure formant bandeau se détachaient les têtes de loups qui figuraient dans le blason des Bruans. Élisabeth, suivant les indications de sa grand-mère, approcha l’escabeau, monta dessus et, prenant entre deux doigts la tête qui occupait le milieu, la fit tourner. Avec un léger claquement, toute cette partie s’avança, tel un tiroir. Là se trouvaient plusieurs écrins en peau fanée. Élisabeth les prit et vint les déposer sur la table, près de la comtesse. Mme de Rüden en ouvrit un, le plus grand. Élisabeth eut une exclamation admirative. Sur un fond de velours blanc reposait un collier fait de grosses perles et d’émeraudes. Les yeux d’Élisabeth se portèrent vers un grand cadre décoré, suspendu en face de la fenêtre. Là, un peintre habile avait représenté la princesse hindoue dans le costume de son pays, avec, sur sa poitrine voilée de mousseline, ce collier merveilleux. À ses bras, autour de ses chevilles, des anneaux ornés de pierreries, à ses doigts des bagues complétaient cette parure orientale, et tout cela se retrouvait dans les écrins successivement ouverts par Mme de Rüden. Élisabeth, demeurée debout près de la table, contemplait pensivement les bijoux. La voix brève de sa grand-mère la fit tressaillir. – Referme ces écrins, emporte-les dans ta chambre et cherche où tu pourras les cacher afin qu’on ne les découvre pas. Je te les donne, entends-tu ?... À toi seule. Dès que je serai morte, – et je crois que ce sera bientôt – Judith viendra fouiller ici pour tâcher de les trouver. Je ne me fie pas au secret de ce meuble, qu’on finirait peut-être par découvrir. Mais on ne songera pas que j’aie pu les donner à une enfant comme toi. Puis tu connais peut-être un endroit où ils seront plus en sûreté qu’ici. Les enfants, cela fouille partout et dans ce vieux logis il y a sûrement des cachettes sûres. Élisabeth réfléchit un moment et dit enfin : – Il en existe une, en tout cas. Je l’ai découverte par hasard il y a trois ans. Comme je m’amusais à toucher les armoiries qui décorent la plaque de la cheminée, dans ma chambre, cette plaque est descendue à moitié, découvrant un espace vide. D’abord, je ne savais comment la faire remonter, puis en touchant successivement tous les reliefs, je suis tombée sur celui qui l’actionnait. Mais il serait impossible de mettre là ces écrins. – Qu’à cela ne tienne, emporte seulement les bijoux et remets les écrins où ils étaient. Quand, sur les indications de la comtesse, Élisabeth eut refermé le tiroir secret, Mme de Rüden lui dit : – Prends ce vieux sac là-bas, mets-y tout cela et arrange-toi pour que personne ne te voie rentrer dans ta chambre. Afin qu’on ne puisse t’accuser plus tard de t’être approprié ces bijoux, voici un mot de moi qui prouvera le don que je te fais... Bien. Maintenant, va-t’en, mon enfant. Sois toujours une vraie Rüden et ne te laisse jamais circonvenir par ta belle-mère. – Oh ! ne craignez pas cela, grand-mère ! dit Élisabeth avec élan. Elle se tenait debout devant la vieille dame, serrant entre ses doigts le sac de velours râpé. Il y avait dans son regard comme une sorte d’attente, d’anxieuse prière. L’aïeule, qui se disait près de la mort, allait-elle enfin s’émouvoir devant l’enfant solitaire dont elle s’était désintéressée jusqu’à cet instant où elle lui faisait ce don magnifique ? Mais aucune émotion ne se discernait sur sa physionomie. Le cœur glacé restait insensible à l’appel muet de cette jeune âme mendiant un peu d’affection. – Adieu, Élisabeth. Un geste de la belle main blanche accompagnait ce congé. Élisabeth refit sa révérence et descendit le degré. Elle avait hâte de quitter cette grande pièce trop close, où l’atmosphère était lourde physiquement et plus encore moralement. Quand elle en eut franchi le seuil, il lui parut qu’elle respirait mieux. Mais il restait à mettre en sûreté le dépôt qui venait de lui être confié, sans qu’Adélaïde s’en aperçût. Non qu’elle eût quelque défiance à son égard ! La bonne Adélie ne portait pas dans son cœur Judith de Rüden et se serait bien volontiers associée à tout ce qui pouvait lui faire pièce. Mais la comtesse Aurore avait dit : « Promets-moi de ne révéler ce secret à personne au monde » et Élisabeth tenait à remplir strictement sa promesse. Par bonheur, Adélaïde cousait à la machine. Élisabeth put gagner sa chambre sans encombre, dégager la cachette, y enfermer le précieux sac. Après quoi elle se mit à rire silencieusement en songeant à la déconvenue de Judith quand elle chercherait en vain les joyaux. Ah ! non, non, elle ne les porterait pas, les bijoux de la grand-mère hindoue ! Élisabeth aimerait mieux les jeter dans la pièce d’eau plutôt que de voir cela ! Un peu agitée, elle allait et venait à travers la pièce succinctement meublée. Tout à coup, elle s’immobilisa, tendant l’oreille. Le son d’un violon arrivait par la fenêtre ouverte. C’était la tante Calixte qui jouait : Calixte de Rüden, cette presque inconnue, car Élisabeth ne l’avait jamais aperçue qu’à la nuit, quand elle s’en allait faire sa promenade dans le parc. Elle dérobait farouchement à la vue de tous sa difformité. En dehors de Florestine, sa femme de chambre, personne ne pénétrait dans son appartement. D’une parente, qui était sa marraine, elle avait hérité une belle fortune dont certainement elle ne dépensait pas tous les revenus. Mais elle n’en faisait pas profiter sa famille, et Rodolphe, qui s’était risqué à lui demander son aide pour solder une dette, peu de temps avant la mort de sa première femme, n’avait reçu qu’un refus très sec. Elle était fort lettrée, disait Adélaïde, elle dessinait et avait un remarquable talent de violoniste. De cela, Élisabeth pouvait se rendre compte. Profondément musicienne bien qu’elle n’eût étudié aucun instrument, elle passait des moments inoubliables à écouter ce violon qui savait si bien sangloter, gémir, crier d’ardentes choses semblables à des anathèmes, à des malédictions, ou répandre de brûlantes rêveries dont Élisabeth restait toute troublée. Oui, la musique de Calixte la pénétrait d’un singulier malaise, et pourtant elle demeurait là, contre cette fenêtre, tendant l’oreille pour ne rien perdre des étranges phrases musicales. Adélaïde disait que Calixte composait, improvisait même une partie de la musique qu’elle jouait. En écoutant celle-ci, Élisabeth ressentait une vive curiosité à l’égard de cette mystérieuse tante, si grande artiste et probablement malheureuse. Elle pensait avec pitié : « Quel dommage de ne pouvoir la consoler un peu ! Il me semble qu’à sa place je serais heureuse qu’on m’offrît quelque affection. » Mais, apparemment, Calixte de Rüden n’en éprouvait pas le besoin, car jamais elle n’avait cherché à connaître la jeune nièce qui vivait au-dessous d’elle depuis neuf ans.
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