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Pierrick se réveille alors que le soleil a déjà envahi la chambre. Il regarde l’heure : 10 h 53. Il se lève rarement aussi tard, même le mardi matin. Il imagine Anouk au travail, les enfants à la crèche, à l’école. Que font-ils à cette heure-ci ? Ses premières pensées sont toujours tournées vers eux.
Il n’a jamais été si heureux que depuis la naissance de ses enfants. Toutefois, Anouk ne va pas bien en ce moment, sans doute préoccupée par son travail. Elle a des tics quand elle s’inquiète. Hier, son visage se contractait à un rythme effréné, en particulier son œil et son sourcil gauche. Pierrick prend son téléphone et lui envoie un message. « Je t’aime mon oiseau. À ce soir. »
Il se lève plein d’élan, s’active pour mettre la chambre en ordre. Il va comme chaque mardi rejoindre André à la brasserie qui se trouve au coin de la rue. Il se douche rapidement, s’habille, s’installe à son bureau. Il y a tant de courrier à traiter. Il s’occupe de tout dans cette maison. Anouk n’est pas faite pour vivre dans cette société dont elle ne supporte pas les contraintes. Elle rêve d’être déchargée du besoin de gagner sa vie. C’est cette soif de liberté qui l’a séduit. Il en perçoit aujourd’hui les limites. Son Anouk, sa belle Anouk est toujours insatisfaite. Leur couple va mal depuis la naissance des enfants. Il faudrait qu’ils partent faire une virée tous les deux. Anouk se détendrait.
Pierrick pense constamment à sa femme et à ses enfants. Il s’oublie, lui répète constamment André. Ce n’est pas vrai, la famille, c’est la seule chose qui compte. Penser à eux, c’est penser à moi, se dit Pierrick. Son petit troquet est presque plein. Étonnant pour un mardi.
Il s’installe au bar en attendant qu’une place se libère. Il sort son téléphone portable obstinément muet, espérant tout de même y lire un message d’Anouk. Elle doit être en réunion. André, habituellement en retard, devrait arriver d’ici dix minutes.
Pierrick s’assied dans le fond du café. Il observe les autres, écoute les conversations, imagine quelle pourrait être la vie de toutes ces personnes qui s’agitent autour de lui. C’est l’un de ses passe-temps favoris. Son petit secret. Sa vie intérieure. Enfant timide, c’est en analysant le monde qui l’entourait qu’il a compris quelle place il pourrait prendre auprès des autres.
Il avait saisi la personnalité d’Anouk bien avant de la connaître, parce qu’il avait vu qu’elle était drôle, qu’elle était libre, qu’elle était triste. Il avait perçu sa démarche ralentie par la peine, son œil gauche qui tremblait seulement certains jours, la mélancolie de son regard et cette façon de tapoter la table quand elle était gênée. Il savait qui elle était, et il la voulait auprès de lui pour la vie. Il la rendrait heureuse. Il le savait.
Pierrick observe le couple qui lui fait face. Ils ne se parlent pas, ils sont là tous les deux, comme attendant une quelconque inspiration. Elle regarde sur le côté, peut-être cette vieille affiche du film « les enfants du paradis », tandis que son homme, son amant, son mari laisse son regard s’en aller au loin. Peut-être regarde-t-il en lui ou alors cette toute jeune fille assise seule au fond du bar ? Elle aussi fixe l’affiche de ce beau couple mythique. Cette photo la transporte en quelles déceptions ? Pierrick regarde le couple et pense que jamais avec Anouk ils ne connaîtront un tel éloignement. Ils s’aiment trop pour cela. Il lui dira ce soir. Ils ne se disent plus assez ces « Je t’aime » qui parfois ne veulent plus rien dire et qui pourtant…
— Hé Ricky, ça va ?
— Ha, je t’avais pas vu. Vas-y, assieds-toi.
— Je suis content de te voir. Ça fait un bail que t’es pas venu. On devait se voir toutes les semaines.
— Ah… Tu sais ce que c’est.
— Non, je sais pas. Moi je suis tout seul. Alors qu’est-ce que tu racontes ?
— Ben, toujours pareil : les enfants, le boulot.
— Anouk, ça va ?
— Ben tu sais... Un coup elle est au top et puis des fois elle est triste et énervée d’un rien. C’est plutôt ça en ce moment. Mais bon…
— Son psy elle le voit plus ?
— Non... Bon, parlons d’autre chose. Toi, t’es prêt pour ton expo ?
— Ben je suis à la bourre. Vraiment très en retard.
Pierrick se sent bien avec son ami dans cette brasserie dont il connaît tous les recoins. Il promet à André qu’il n’annulera plus leur rendez-vous hebdomadaire.
Il sort sous le soleil, son sac en bandoulière rempli de tous ses dossiers qui lui tapent le flanc. Après dix minutes de marche au cœur de la ville, il pousse la lourde porte de bois de l’Espace Santé Jeune, en espérant que l’après-midi ne sera pas trop chargée.