Chapitre 3

2963 Mots
C’est qu’entre son mari — le brave cœur, — et Desforges — l’excellent ami, — Suzanne s’ennuyait depuis quelques mois, sans s’en rendre compte. Cette vie du monde et de l’élégance, objet de tous ses sacrifices, lui devenait fade et comme insipide. Elle appelait cela : être trop heureuse. « Il me faudrait un petit chagrin, » disait-elle plaisamment. Le fait est qu’elle ressentait cette courbature intime que produit l’assouvissement continu, cette lassitude à la fois physique et morale qui s’observe surtout chez certaines femmes entretenues, que l’on voit tout à coup, avec stupeur, désorganiser une vie échafaudée jusque-là avec un art infini. Elles avaient besoin de sentir autrement, et, pour tout dire, d’aimer. Elles font des folies, du jour où elles ont rencontré l’homme qui peut remuer leur âme blasée de jouissances vaines, celui que l’énergique argot des filles appelle « leur type ». Pour Mme Moraines, qui venait d’atteindre à ses trente ans, sursaturée, comme elle était, du plus raffiné bien-être, sans ambition aucune à réaliser et sans la moindre illusion sur les hommes qu’elle rencontrait dans son monde, l’apparition d’un être aussi nouveau que René, si peu pareil aux comparses habituels des salons, pouvait devenir et devint une espèce d’événement. La curiosité l’avait poussée, la veille, à s’asseoir à la table du souper auprès de lui. Un instinct de femme lui avait fait d’emblée prendre à ses yeux le rôle qu’elle pensait devoir le séduire le plus. Elle avait été ravie de cette causerie ; puis, rentrée à la maison, elle s’était endormie sur le « c’est impossible, » qui sert de paratonnerre à tous les coups de foudre de ce genre, lorsqu’ils tombent sur des mondaines, plus étroitement garrottées dans leurs corvées de plaisir que les bourgeoises dans leurs corvées de ménage. René était venu, et l’impression qu’il avait faite sur elle la veille s’était reproduite plus forte. Tout lui avait plu du jeune homme, et ce qu’elle en voyait, et ce qu’elle en devinait, sa jolie physionomie et sa jolie âme, ses gaucheries et ses timidités. Elle avait beau se répéter le « c’est impossible », tout en achevant sa toilette, et piquant sur son corsage nombre de petites épingles d’or à tête de diamant, elle se prenait à capituler avec ce mot : impossible. Elle le discutait, et toutes sortes de plans se développaient dans sa tête de femme pratique, si elle voulait pousser cette aventure. « Le baron est bien fin, » songeait-elle, « il a déjà flairé quelque chose… » Elle se souvint de la violente sortie dirigée par Desforges contre les gens de lettres. Cette sortie l’avait égayée tout à l’heure. Elle l’irritait à présent, et lui donnait l’idée d’agir dans un sens exactement opposé à celui que désirait « l’excellent ami. » Elle s’abîma dans une distraction qui frappa sa femme de chambre, au point que cette fille dit au valet de pied, le soir : « Madame a quelque chose. Est-ce que Monsieur ouvrirait les yeux ? » et cette déraisonnable et irrésistible distraction la poursuivit pendant le dîner, puis dans la voiture qui l’emmenait au théâtre, et dans la loge encore, jusqu’à un moment où Mme Éthorel l’interpella : — « Regardez donc à l’orchestre, à droite, près de la porte du couloir… Est-ce que ce n’est pas M. Vincy qui nous lorgne ? » — « Le poète de la comtesse ? » fit-elle avec indifférence. Elle avait parlé, durant la visite du jeune homme, de sa soirée à l’Opéra. Elle se le rappela maintenant, tandis qu’elle regardait elle-même avec sa lorgnette d’argent ciselé, — un autre présent du baron. Elle aperçut René, qui détourna les yeux, timidement. Elle eut de son côté un petit frisson. Desforges, debout au fond de la loge, n’avait-il pas surpris la réflexion de Mme Éthorel ? Mais non, il causait très sérieusement avec Crucé. — « Il parle cuisine, » se dit-elle en écoutant, « il n’a rien entendu. Qu’est-ce que j’éprouve ?… » Pour la première fois depuis bien longtemps, la musique fit vibrer en elle une corde d’émotion. Elle passa cette soirée entre le bonheur involontaire que lui donnait la présence de René, et une angoisse à l’idée qu’il lui fît une visite dans sa loge. La honte d’avoir été remarqué paralysait sans doute le poète, car il n’osa même plus regarder du côté de la baignoire, et, quand Suzanne descendit l’escalier, elle ne surprit pas son visage ému dans la haie des spectateurs rangés sur le passage. Aucune contrariété positive ne l’empêcha donc de se livrer au caprice qui l’envahissait si fortement ; et elle en était, quand elle posa sa tête blonde sur son oreiller garni de guipure, à se dire — « Pourvu qu’il ne demande pas de renseignements sur moi à son ami Larcher ! » Chaque matin, un peu avant neuf heures, Paul Moraines entrait dans la chambre de sa femme. Elle avait déjà pris son bain, et vaquait à de menues occupations. Ses pieds blancs et veinés de bleu jouaient librement dans ses mules, sa taille mince ondulait dans une robe souple que nouait une cordelière, et la grosse natte d’or de ses cheveux flottait sur ses belles épaules. La chambre à coucher, dont un vaste lit de milieu remplissait la plus grande partie, était toute rafraîchie, toute parfumée, et c’était pour Paul le meilleur instant de sa journée que ces trois quarts d’heure qu’il passait ainsi à prendre le thé du matin avec Suzanne, sur une petite table mobile, au coin de la fenêtre. À dix heures il devait être à son bureau, et il ne lui restait même pas le loisir de rentrer pour le déjeuner. Il était l’homme qui s’assied vers midi et demi dans un restaurant élégant, demande en hâte le plat du jour, une demi-bouteille de vin, une tasse de café, et s’en va, ayant dépensé la plus petite somme qui se puisse dans un cabaret à la mode. Il lui était si doux de rivaliser ainsi d’économies avec sa femme ! Mais le thé du matin, c’était la récompense anticipée de sa journée, des six ou sept heures de présence qu’il devait à sa Compagnie. « Il y a des jours, » lui disait-il avec sa bonhomie naïve, « où je ne saurais rien de toi, sans ce bienheureux thé… » et c’était lui qui la servait ; il beurrait pour elle avec un soin d’amoureux la rôtie qui allait craquer sous ses fines dents ; il s’inquiétait, lorsqu’il la trouvait, comme le lendemain du jour où elle avait aperçu René à l’Opéra, les yeux un peu battus, le teint lassé, n’ayant visiblement pas assez dormi. Toute la nuit elle avait été tourmentée par la pensée du jeune homme, et par le caprice qu’il avait fait naître dans ce qui lui restait de sensibilité. Comme son esprit était par-dessus tout positif et précis, — un véritable esprit d’homme d’affaires au service des fantaisies d’une jolie femme, — elle avait supputé les moyens de satisfaire ce caprice passionné. La première condition était de revoir le jeune homme et de le revoir souvent ; or, c’était impossible chez elle. Son mari lui en donna la preuve, dès ce matin même, en lui demandant, après les premiers mots de sollicitude sur sa santé : — « Est-ce que tu as eu beaucoup de monde hier à tes cinq heures ? » — « Mais personne, » répondit-elle, et, comme son procédé habituel était de ne jamais faire de mensonges inutiles, elle ajouta : « Seulement Desforges et ce petit jeune homme, l’auteur de la comédie que l’on jouait avant-hier chez la comtesse… » — « René Vincy, » s’écria Moraines, « Ah ! comme je regrette de l’avoir manqué ! J’aime tant ses vers !… Comment est-il ? … Est-ce qu’on peut le recevoir ? » — « Ni bien ni mal, » fit Suzanne, « insignifiant. » — « Il s’est rencontré avec Desforges ? » — « Oui, pourquoi ? » — « J’en parlerai au baron. Il doit l’avoir jugé du premier coup d’œil…. C’est qu’il s’y connaît en hommes !… » — « Et le voilà bien, » se disait Suzanne quand Moraines fut parti, après l’avoir mangée de baisers, « il a pris l’habitude de tout raconter au baron !… » Et elle entrevoyait que la première personne à instruire Desforges de la présence assidue de René rue Murillo, si elle y attirait le poète, serait Paul lui-même…. « Il est vraiment trop bête… » pensa-t-elle encore, et elle lui en voulait de cette confiance absolue dans le baron, dont elle avait été la principale ouvrière. C’est qu’elle venait d’apercevoir nettement une première contrainte. Cette idée la poursuivit durant toute sa matinée qui fût remplie par des vérifications de comptes, et par la visite de sa manicure, Mme Leroux, une personne d’âge mûr, toute confite en dévotion, avec un air béat et discret, qui soignait les mains et les pieds les plus aristocratiques de Paris. D’ordinaire Suzanne, qui considérait avec raison les inférieurs comme la source principale de toutes les anecdotes mondaines, causait longuement avec Mme Leroux, en partie pour la ménager, en partie pour savoir d’elle une infinie quantité de petits détails sur les maisons que la digne artiste honorait de ses services. Aussi Mme Leroux ne tarissait-elle pas d’éloges sur cette charmante Mme Moraines, « et si simple, et si bonne. En voilà une qui adore son mari !… » Ce jour-là aucune des flatteries de la manicure ne put arracher une parole à sa belle cliente. Le désir dont la jeune femme avait été mordue s’enfonçait davantage en elle, en même temps que la vision des obstacles matériels se dressait, plus nette, plus inévitable. Pour se faire aimer, il faut et du temps et des endroits où se rencontrer. René n’allait pas dans le monde, et s’il y était allé, c’eût été pire. D’autres femmes le lui auraient disputé. Ici, dans cet appartement de la rue Murillo, elle saurait si bien achever de se graver dans ce cœur tout neuf — et la surveillance de Desforges le lui interdisait ! Pour la première fois depuis des années, elle se sentit prisonnière, et elle eut un mouvement de colère contre celui à qui elle devait tout. Elle déjeuna, travaillée par ces idées, toute seule, comme elle déjeunait d’habitude, et très sobrement. Même avec l’aide généreuse de son protecteur, elle n’atteignait l’équilibre parfait de son budget qu’avec des économies sur ce qui ne se voit pas, comme la table. Elle eut, dans cette solitude, un moment si mélancolique, une si totale perception de son impuissance, qu’elle laissa tomber, en se levant, un mot découragé qu’elle ne prononçait guère : « À quoi bon ? » Oui, à quoi bon ? Sa vie la tenait. Non seulement elle ne pouvait pas avoir René chez elle comme elle voulait, mais cette après-midi même, malgré le sentiment nouveau qui commençait de lui remplir le cœur, n’avait-elle pas un rendez-vous avec Desforges ? « À quoi bon ? » se répétait-elle tandis qu’elle s’habillait en conséquence, mettant, au lieu de bottines, les petits souliers qui s’enlèvent plus vite ; au lieu de corset, la brassière qui se déboucle par devant, la robe aisée à retirer, le chapeau sombre, et, dans sa poche, une double voilette. Elle avait commandé sa voiture à deux heures, le coupé de la Compagnie attelé de deux chevaux qu’elle louait au mois, pour l’après-midi et la soirée. Quand elle y monta, elle était si écrasée sous l’impression de son esclavage qu’elle aurait pleuré. Que devint-elle, lorsqu’au tournant de la rue Murillo, elle vit René planté là debout, et qui guettait évidemment son passage ? Leurs yeux se croisèrent. Il la salua en rougissant, et elle dut rougir de son côté dans l’angle de sa voiture, tant fut vive, au sortir de son abattement, l’émotion de plaisir que lui donna cette rencontre, et surtout cette idée : « Mais lui aussi, il m’aime… » Elle tomba, elle, la créature de calcul et d’artifice, dans une de ces taciturnes rêveries où les femmes qui deviennent amoureuses escomptent à l’avance les innombrables voluptés du sentiment qu’elles éprouvent et de celui qu’elles inspirent. Dans ces minutes-là, elles se donnent en pensée tout entières à celui qu’elles ne connaissaient pas l’autre semaine. Si elles osaient, elles se donneraient en fait, là, tout de suite, ce qui ne les empêchera pas de persuader à l’homme qui a ainsi parlé dès le premier jour au plus intime de leur être, qu’elles ont hésité, qu’il a dû les conquérir peu à peu, moment par moment. Elles ont raison, car la sotte vanité du mâle trouve son compte aux difficultés de cette conquête, et peu d’hommes ont assez de bon sens pour comprendre la divine douceur de l’amour spontané, naturel, irrésistible. Tandis que le poète s’en allait, en se disant : « Je suis perdu, jamais elle ne me pardonnera mon indiscrétion… » Suzanne se sentait, avec délices, en proie à ce frémissement intérieur devant lequel ploient toutes les prudences, et elle entrevoyait, passant par-dessus ses craintes de la matinée, un plan d’intrigue, un de ces plans très simples comme l’esprit profondément réaliste des femmes leur en fait découvrir. Il s’agissait de tromper la défiance d’un homme très fin, très au fait de sa nature. Le plus habile était de se conduire exactement au rebours de ce que cet homme devait et pouvait prévoir. Brusquer les choses ; amener, en deux ou trois visites, René à lui faire une déclaration ; y répondre elle-même et devenir sa maîtresse avant qu’il n’eût eu le temps de la courtiser ; — jamais Desforges ne la soupçonnerait d’une aventure pareille, lui qui la savait si mesurée, si avisée, si adroite. Mais si René allait la mépriser de s’abandonner trop vite ? Elle eut un hochement de sa jolie tête quand elle se formula cette objection. C’était, cela, une affaire de tact, une finesse de femme à déployer, et, sur ce terrain, elle était sûre d’elle ! La joie d’avoir ébauché ce projet dans sa pensée, et aussi la joie de tromper le subtil Desforges, se mélangeaient en elle si étrangement, qu’elle vit approcher, non seulement sans regrets, mais avec un plaisir malicieux, l’heure de son rendez-vous. Elle renvoya sa voiture, comme elle faisait toujours, sous prétexte de marcher, et elle s’engagea sous les arcades de la rue de Rivoli. La maison dans laquelle le baron avait loué l’appartement de leurs rencontres offrait cette particularité d’une double entrée, assez rare à Paris pour que ces bâtisses-là soient comptées et cotées dans le monde des intrigues élégantes. Frédéric était trop au fait des plus intimes dessous de la vie parisienne pour ne pas avoir évité avec le plus grand soin les endroits déjà connus. Celui qu’il avait découvert, un peu par hasard, avait dû échapper aux investigations des chercheurs de ce genre d’asile, par le caractère solennel et triste qu’offrait la façade de la maison sur la rue du Mont-Thabor. Il y avait meublé un entresol, composé d’une antichambre et de trois autres pièces, dont l’une servait de salon pour y goûter ou y dîner au besoin, l’autre de chambre à coucher, la dernière de cabinet de toilette. La plus savante entente de ce qu’il faut bien appeler le confortable du plaisir avait présidé à l’installation de cet appartement, où les tentures et les rideaux étouffaient les bruits, où les peaux de bête jetées sur les tapis appelaient les pieds nus, où les glaces de l’alcôve mettaient comme un coin de mauvais lieu, tandis que les fauteuils bas et les divans invitaient aux longues causeries abandonnées après les caresses. L’infini détail de cette installation aurait à lui seul dénoncé la minutie du sensualisme du baron. Il faisait tenir ce logis clandestin par son valet de chambre, un homme sûr, d’une fidélité garantie par de savantes combinaisons de gages. Suzanne était venue tant de fois, depuis des années, dans cette espèce de petite maison, elle avait tant de fois noué sa double voilette dans l’ombre de la porte de la rue de Rivoli, tant de fois croisé la loge du concierge, qu’elle accomplissait presque machinalement ces rites de l’adultère, d’une si cuisante saveur pour les chercheuses d’émotion. Cette fois, et tandis qu’elle s’engageait sur l’escalier, elle ne put se retenir d’une comparaison, elle se dit qu’elle serait, en effet, autrement émue, si elle devait rencontrer dans cette retraite isolée René Vincy au lieu du baron ! Elle savait si bien à l’avance comment tout allait se passer, et qu’elle trouverait Desforges ayant préparé les moindres choses pour la recevoir, depuis les fleurs des vases jusqu’aux petites tartines du goûter, et qu’à un moment elle passerait dans le cabinet de toilette, et qu’elle en reviendrait les cheveux défaits, ses pieds nus dans des mules pareilles à celles de sa matinée, enveloppée d’un peignoir de dentelle, prête au plaisir, — un plaisir qui n’était qu’à demi partagé, d’ordinaire. Mais le baron savait si bien se montrer reconnaissant de ce qu’elle lui donnait, il avait une si charmante manière de la remercier, il déployait une telle grâce d’esprit, et si affectueuse, durant la causerie d’après, que le plus souvent c’était à lui de rappeler l’heure à sa maîtresse et de lui dire : — « Allons, Suzette, il faut t’habiller. » Cette fois, et dans la disposition d’esprit et de sens où elle était, ce fut Suzanne elle-même qui, à peine entrée, dit à son amant : — « Mon bon Frédéric, je devrai te quitter de bonne heure aujourd’hui. » — « Pourquoi t'es-tu dérangée, pauvre amie ? » lui répondit le baron en la débarrassant de son manteau. « C'était si simple de m'envoyer un petit mot qui décommandât notre rendez-vous ! »
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