Chapitre 6

3054 Mots
Ô Rose de candeur et de sincérité, lui disait-il à la fin d’un de ces poèmes. Lorsque des vers pareils à celui-là tombaient sous ses regards, il devait encore poser la plume, et les choses autour de lui s’évanouissaient de nouveau, mais cette fois pour céder la place à une vision torturante… Le rez-de-chaussée des Offarel s’évoquait, froid et silencieux. La vieille mère allait et venait parmi ses chats. Angélique feuilletait son dictionnaire anglais, et Rosalie le regardait, lui, René. Oui, elle le regardait à travers l’espace, avec des yeux sans un reproche, mais où il lisait l’infinie détresse. Il savait, comme s’il eût été auprès d’elle, là-bas, et la douleur de sa jalousie, et qu’elle avait deviné son secret. Sans cela eût-il eu cette épouvante d’affronter ces yeux de jeune fille ? Ah ! s’il pouvait aller lui dire : « Ne soyons plus qu’amis !… » C’était son devoir d’agir de la sorte. La loyauté absolue est le seul moyen que l’on conserve de s’estimer soi-même dans ces tarissements d’amour qui sont comme les banqueroutes frauduleuses du cœur. Puis il repoussait cette loyauté par cette sorte de faiblesse où l’égoïsme a sa part autant que la pitié. Il reprenait la plume, il se disait, comme il avait fait dès le premier jour : « Gagnons du temps, » et il essayait de travailler. Il lui fallait s’interrompre derechef, il sentait Rosalie souffrir. Il songeait aux nuits qu’elle passait à pleurer. Car, de cet être naïf et qui lui avait donné tout son cœur, il connaissait chaque habitude. Elle lui avait raconté bien souvent qu’elle n’avait que la nuit pour se livrer à ses peines, quand elles étaient trop fortes… Alors il appuyait sa tête dans ses mains, et il se disait : « Est-ce ma faute ?… » jusqu’à ce que la vision passât. Une loi de notre nature veut que nos passions soient d’autant plus fortes qu’elles ont eu plus d’obstacles à vaincre, en sorte que le remords de sa trahison envers la pauvre Rosalie eut surtout pour résultat d’aviver l’émotion de René tandis qu’il allait au rendez-vous fixé par Mme Moraines. Cette dernière l’attendait de son côté avec une impatience presque fébrile, dont elle s’étonnait elle-même. Elle avait guetté le jeune homme à ses diverses sorties, puis à l’Opéra, quand le vendredi était revenu. Si elle avait rencontré ses yeux fixés sur elle avec cette naïve adoration, compromettante comme un aveu, elle aurait dit : « Quel imprudent !… » Ne pas le voir lui donna un petit accès de doute qui porta son caprice à son comble. Elle était d’autant plus profondément remuée par cette visite, qu’elle la considérait comme décisive. C’était la troisième fois qu’elle recevait René, et, sur ces trois fois, deux à l’insu de son mari. Elle ne pouvait, vis-à-vis de ses gens, aller au delà. Paul, qui n’y entendait pas malice, lui avait dit à dîner, deux jours auparavant : — « Nous avons causé de René Vincy, Desforges et moi. Il ne lui a pas fait bonne impression. Décidément, il vaut mieux ne pas voir de près les auteurs dont on admire les œuvres… » Si le domestique qui avait introduit le poète s’était trouvé dans la salle à manger, au moment où son mari prononçait cette phrase, Suzanne aurait dû parler. Le même hasard pouvait se reproduire, demain, après-demain. Aussi s’était-elle juré qu’elle trouverait, dans la conversation, un moyen de fixer à René un rendez-vous ailleurs que chez elle. Tout de suite l’idée lui était venue de quelque course avec le jeune homme, sous prétexte de curiosité : une rencontre à Notre-Dame, par exemple, ou dans quelque vieille église assez éloignée du Paris mondain pour qu’elle fût presque sûre de ne courir aucun danger. Elle avait compté, pour provoquer ce rendez-vous sans en avoir l’air, sur quelques vers à relever parmi ceux que René lui lirait. Elle était donc là, de nouveau en toilette de ville, car, ayant dû assister le matin à une messe de mariage, elle n’avait pas quitté sa robe mauve un peu parée, qui lui seyait comme une robe du soir, tant elle mettait en valeur les rondeurs de son buste, celles de ses épaules et la sveltesse de sa taille. Ainsi vêtue, assise sur un fauteuil bas qui lui permettait de montrer, en s’abandonnant un peu, la ligne adorable de son corps, elle pria le jeune homme, après les banalités forcées de tout début de causerie, de commencer sa lecture. Elle l’écoutait réciter sa poésie sans s’étonner de cet accent spécial, un peu chantant, un peu traînant, dont les cénacles actuels ont l’habitude. Son immobile visage et ses grands yeux intelligents semblaient indiquer la plus profonde attention. Quelquefois seulement, elle hasardait, — on eût dit malgré elle, — un : « Comme c’est beau !… » ou bien un : « Voulez-vous répéter ces vers-ci, je les aime tant !… » En réalité les vers du poète lui étaient aussi indifférents qu’inintelligibles. Il faut, pour pénétrer même superficiellement l’œuvre d’un artiste moderne, — lequel se double toujours d’un critique et d’un érudit, — un développement d’esprit qui ne se rencontre que chez un petit nombre de femmes du monde, assez amoureuses des choses de l’esprit pour continuer de lire et de penser, au milieu de la vie la plus contraire à toute étude et à toute réflexion. Ce qui tendait le joli visage de Suzanne et fixait ses yeux bleus, c’était le désir de ne pas laisser passer le mot inévitable auquel accrocher son projet. Mais les vers succédaient aux vers, les stances aux sonnets, sans qu’elle eût pu saisir de quoi justifier d’une manière vraisemblable le tour qu’elle voulait donner à l’entretien. Et quel dommage ! Car les yeux de René, eux, qui se détachaient sans cesse de la page, sa voix qui se faisait voilée par instants, le tremblement de ses mains en tournant les feuilles, tout révélait que la comédie d’admiration achevait d’enivrer en lui le Trissotin qui veille chez tout auteur. Et il ne restait plus qu’une pièce !… Mais celle-là, que le poète avait gardée pour la fin, comme sa préférée, avait un titre qui fut pour Suzanne une révélation : les Yeux de la Joconde. C’était un assez long morceau, à demi métaphysique, à demi descriptif, dans lequel l’écrivain s’était cru original en rédigeant en vers sonores tous les lieux communs que notre âge a multipliés autour de ce chef-d’œuvre. Peut-être faut-il voir simplement, dans ce portrait d’une Italienne, une étude du plus franc naturalisme et du plus technique, une de ces luttes contre le métier qui paraissent avoir été la principale préoccupation de Léonard. N’aurait-il pas voulu saisir cette chose insaisissable, une physionomie en mouvement, et peindre ce qui n’est qu’une nuance aussitôt disparue, le passage de la bouche sérieuse au sourire ? Toujours est-il que René, enfantinement fier que son nom ressemblât au nom du village qui sert à désigner le plus subtil des maîtres de la Renaissance, avait condensé là en trente strophes une philosophie entière de la nature et de l’histoire. Il aurait donné, pour ce potpourri symbolique, toutes les scènes du Sigisbée, qui n’étaient que naturelles et passionnées, — deux qualités bonnes pour les badauds ! Quel fut donc son ravissement d’entendre la voix de Mme Moraines lui dire : — « Si je me permettais d’avoir une préférence, je crois que c’est la pièce qui me plairait davantage… Comme vous sentez les arts ! C’est avec vous qu’il faudrait voir les chefs-d’œuvre des grands peintres. Je suis sûre que si j’allais au Musée en votre compagnie, vous me montreriez dans les tableaux tant de choses que je devine, sans les comprendre… J’ai fait souvent de longues séances au Louvre, mais toute seule. » Elle attendit. Depuis que René avait commencé la lecture de cette dernière pièce, elle se disait : « Que je suis sotte de ne pas y avoir pensé plus tôt, » tout en clignant ses paupières comme pour mieux retenir un rêve de beauté. Elle avait prononcé sa phrase avec l’idée qu’il ne laisserait certainement point passer cette occasion de la revoir. Il lui proposerait une expédition ensemble au Louvre, qu’elle accepterait, après s’être savamment et suffisamment défendue. Elle vit la demande sur sa bouche, et aussi qu’il n’oserait pas la formuler. Ce fut donc elle qui continua : — « Si je n’avais pas peur de vous voler votre temps ?… » Puis, avec un soupir : — « D’ailleurs nous nous connaissons trop peu. » — « Ah ! Madame, » fit le jeune homme, « il me semble que je suis votre ami depuis si longtemps ! » — « C’est que vous sentez combien peu je suis coquette, » répondit-elle avec un bon et simple sourire. « Et je vais vous le prouver une fois de plus. Voulez-vous me montrer le Louvre un des jours de la semaine qui vient ? » Le rendez-vous avait été fixé pour le mardi suivant, à onze heures, dans le Salon Carré. Tandis qu’un fiacre la conduisait vers le vieux palais, Suzanne supputait, pour la dixième fois, les côtés dangereux de sa matinale escapade. « Non, ce n’est pas bien raisonnable, » concluait-elle, « et si Desforges sait que je suis sortie ? Bah ! il y a le dentiste… — Et si je rencontre quelqu’un de connaissance ? Ce n’est guère probable… — Hé bien ! je raconterai juste ce qu’il faut de la vérité. » C’était là un de ses grands principes : mentir le moins possible, se taire beaucoup, et ne jamais discuter les faits démontrés. Elle se voyait donc, disant à son mari, au baron lui-même, si le hasard rendait cette phrase nécessaire : « Je suis montée au Louvre en passant, ce matin. J’ai eu la bonne chance d’y trouver le jeune poète de la comtesse Komof, qui m’a un peu guidée dans le musée… Comme il a été intéressant !… » — « Oui, » se répondait-elle à elle-même, « pour une fois cela passera… Mais ce serait fou de recommencer souvent… » D’autres idées s’emparaient d’elle alors, moins sèchement positives. L’attente de ce qui se passerait dans cette entrevue avec René la remuait plus profondément qu’elle n’aurait voulu. Elle avait joué à la madone avec lui, et le moment était venu de descendre de l’autel où le jeune homme l’avait admirée pieusement. Son instinct de femme avait combiné un plan hardi : amener le poète à une déclaration, répondre par un aveu de ses sentiments à elle, puis le fuir comme en proie au remords, afin de se ménager le retour qui lui conviendrait, à elle. Ce plan devait, en bouleversant le cœur de René, suspendre en lui tout jugement et faire absoudre chez elle toutes les folies. Il était hardi, mais subtil, et par-dessus tout il était simple. Il n’allait pas néanmoins sans de réelles difficultés. Que le poète traversât une minute de défiance, et tout était perdu. Suzanne eut un battement de cœur à cette pensée. Que de femmes se sont trouvées, comme elle, dans cette situation singulière, d’avoir mis le mensonge le plus complexe au service de leur sincérité, si bien qu’elles doivent continuer leur personnage factice, pour que leurs véritables sentiments obtiennent satisfaction ! Quand les hommes, pour qui ces femmes-là ont eu la tendre hypocrisie de jouer ainsi un rôle, découvrent ce mensonge, ils entrent d’ordinaire dans des indignations et des mépris qui attestent assez combien la vanité fait le fond de presque tous les amours. « Allons, » se dit Suzanne, « me voici à trembler comme une pensionnaire !… » Elle sourit à cette pensée qui lui fut une douceur, parce qu’elle lui prouva une fois de plus la vérité du sentiment qu’elle éprouvait, et elle sourit encore au moment où, descendue de son fiacre, elle traversa la cour carrée, de reconnaître à la grande horloge qu’elle arrivait bien exactement à l’heure : « Toujours la pensionnaire !… » se répéta-t-elle. Puis elle eut un petit passage de peur, à l’idée que si René arrivait, lui, derrière elle, il la verrait obligée de demander à un gardien l’entrée du musée, elle qui s’était vantée d’y venir sans cesse. Elle n’y avait pas mis trois fois les pieds dans sa vie, ces pieds fins qui traversaient la vaste cour dans leurs bottines lacées, comme s’ils avaient su le chemin depuis toujours. « Que je suis enfant ! » reprenait la voix intérieure, celle de l’élève de Desforges, instruite sur la vie comme un vieux diplomate. « Il est là-haut, à m’attendre, depuis une demi-heure ! » Elle ne put s’empêcher de jeter autour d’elle un regard inquisiteur, tandis qu’elle se renseignait auprès d’un des employés. Mais ses pressentiments de coquette ne l’avaient pas trompée, et elle ne fut pas plutôt à la porte qui débouche de la galerie d’Apollon sur le Salon Carré, qu’elle aperçut René, adossé contre la barre d’appui, au bas de la noble toile décorative de Véronèse qui représente la Madeleine lavant les pieds du Sauveur, et en face des célèbres Noces de Cana. Dans l’enfantillage de ses timidités, le pauvre garçon avait cru devoir s’endimancher de son mieux pour venir au-devant de cette femme, qui lui figurait, outre une madone, la « Femme du Monde » , avec deux majuscules, — l’espèce d’entité vague et chimérique qui flotte devant le regard de tant de jeunes bourgeois, et leur résume le bizarre ensemble de leurs idées les plus fausses. Il avait la taille prise dans sa redingote la plus ajustée. Quoique le matin fût froid, il n’avait point mis de pardessus. Il n’en possédait qu’un seul, et qui, datant du début de l’hiver, ne sortait pas de chez le tailleur où l’avait conduit son ami Larcher. Avec son chapeau haut de forme et tout neuf, ses gants neufs, ses bottines neuves, il était presque parvenu à se donner une tenue de gravure de mode qui contrastait assez comiquement avec sa physionomie romantique. Il aurait pu se rendre plus ridicule encore, que Suzanne aurait trouvé dans ce ridicule des raisons de le désirer davantage. Les femmes amoureuses sont ainsi. Elle se rendit compte qu’il avait eu peur de n’être pas assez beau pour lui plaire, et elle s’arrêta sur le pas de la porte, quelques secondes, afin de jouir de l’anxiété qu’exprimait le naïf visage du jeune homme. Quand il l’aperçut lui-même, quel soudain afflux de tout son sang sur ce visage qu’encadrait l’or soyeux de sa barbe blonde ! Quel éclair dans le bleu sombre et angoissé de ses yeux ! « C’est un bonheur qu’il n’y ait personne pour le voir m’aborder, » songea-t-elle ; mais la blanche lumière qui tombait du plafond vitré du salon n’éclairait, en dehors d’eux, que des peintres en train de disposer leur chevalet ou leur échelle pour le travail de la journée, et des touristes, leur guide à la main. Suzanne, qui s’assura de cette solitude par un simple regard, put donc se laisser aller au plaisir que lui causait le trouble de René s’avançant vers elle, et, d’une voix étouffée par l’émotion, il lui disait : — « Ah ! je n’aurais jamais espéré que vous viendriez… » — « Pourquoi donc ? » répondit-elle avec un air de candeur étonnée. « Vous me croyez donc bien incapable de me lever matin ? Mais quand je vais visiter mes pauvres, je suis debout et habillée dès les huit heures… » Et ce fut dit !… Sur un ton à la fois modeste et gai, — celui d’une personne qui ne croit pas raconter d’elle-même quelque chose d’extraordinaire, tant il lui semble naturel d’être ainsi, le ton d’un officier qui dirait : « Quand nous chargions l’ennemi… » Le plaisant était que de sa vie elle n’avait hasardé la pointe de son pied dans un intérieur de pauvre. Elle avait horreur de la misère comme de la maladie, comme de la vieillesse, et son égoïsme élégant ignorait presque l’aumône. Mais celui qui, en ce moment, aurait dévoilé cet égoïsme à René, lui aurait paru le plus infâme des blasphémateurs. Elle resta une minute, après avoir laissé tomber cette phrase de sœur de charité laïque, à en savourer l’effet. Les yeux de René traduisaient cette foi béate qui semble à ces jolies comédiennes une dette si légitime qu’elles disent volontiers, de celui qui la leur refuse, qu’il n’a pas de cœur. Puis, comme pour se soustraire à une admiration qui gênait sa simplicité, elle reprit : — « Vous oubliez que vous êtes mon guide aujourd’hui. Je ferai celle qui ne connaît rien de tous ces tableaux. Je verrai si nous avons les mêmes goûts. » — « Mon Dieu ! » pensa René, « pourvu que je ne lui montre pas quelques toiles qui lui donnent une mauvaise opinion de moi !… » Les femmes les plus médiocres excellent, pourvu qu’elles le veuillent, à mettre ainsi un homme qui leur est de tous points supérieur dans cette sensation d’infériorité. Mais déjà ils allaient, lui la conduisant auprès des chefs-d’œuvre qu’il supposait devoir lui plaire. Les grandes et les petites salles de ce cher musée, il les connaissait si bien ! Il n’y avait pas une de ces peintures à laquelle ne se rattachât le souvenir de quelque rêverie de sa jeunesse, tout entière passée à parer d’images de beauté la chapelle intime que nous portons tous en nous avant vingt ans, — pure chapelle que nos passions se chargent bien vite de transformer en un mauvais lieu ! Ces pâles, ces nobles fresques de Luini qui déploient leurs scènes pieuses dans l’étroite chambre, à droite du Salon Carré, qu’il était venu de fois prier devant elles, quand il souhaitait de donner à sa poésie le charme suave, la manière large et attendrissante du vieux maître lombard ! La sèche et puissante Mise en croix de Mantegna, dans l’autre petite salle, à l’entrée de la grande galerie, portion détachée du magnifique tableau de l’église San-Zeno à Vérone, il en avait repu ses yeux des heures entières, comme aussi du plus adorable des Raphaël, de ce saint Georges qui assène un si furieux coup d’épée au dragon, — héros idéal en train d’éperonner un cheval blanc caparaçonné de harnais roses, sur une pelouse verte et fraîche, comme la jeunesse, comme l’espérance !
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