IIICe ne fut pas quelques jours plus tard, mais le lendemain même, que le docteur Dalney vint aux Roches-Rouges, appelé par les demoiselles de Vaumeyran. Hermine avait été toute la nuit en proie à une fièvre assez forte, après laquelle elle demeurait d’une faiblesse extrême.
Mlle Savinie assuma aussitôt la tâche de garde-malade : elle entoura la jeune fille de soins et d’attentions, s’occupa de lui préparer les remèdes prescrits par le docteur, tout cela avec une sollicitude paisible et froide qui laissait Hermine légèrement perplexe.
Mlle Clarisse venait de temps à autre, s’informait des nouvelles d’un air où elle essayait de mettre de l’intérêt, critiquait, sans avoir l’air d’y toucher, la manière dont s’y prenait sa sœur, puis s’éloignait majestueusement, au secret soulagement d’Hermine.
Parfois aussi, venant apporter une tasse de tisane ou des bûches pour le feu, apparaissait une vieille servante au corps un peu courbé par l’âge, au visage ridé et austère. Ses yeux, très noirs, vifs encore, enveloppaient Hermine d’un regard grave où la jeune fille croyait lire un peu de compassion.
Le docteur revint les jours suivants. Il était extrêmement soigneux, intelligent et bon, cela se voyait aussitôt, et, bien que très sérieux, doué d’une agréable gaieté.
– Allons, cela va vraiment mieux ! dit-il, le troisième jour, d’un ton satisfait. Vous pourrez vous lever un peu aujourd’hui, mademoiselle, et, demain, j’autorise une petite promenade dans le parc. Ensuite, il vous faudra prendre chaque jour un exercice modéré, afin de perdre bien vite ce teint de Parisienne.
Mlle Savinie hocha lentement la tête.
– Pauvre petite, ce ne sera pas gai pour elle, ici, sans amie de son âge !
Le docteur jeta un coup d’œil sur le pâle visage d’Hermine et dit en souriant :
– À propos d’amie, il paraît que ma cousine Suzanne vous est extrêmement attachée, mademoiselle ? Ma mère a reçu, ce matin, une lettre de Mme d’Orbes, où Suzanne avait glissé un mot. Toutes deux nous parlent de vous et de l’affection que vous leur avez inspirée.
Les joues d’Hermine se rosirent un peu.
– Moi aussi, je les aime tant ! Mme d’Orbes est si bonne ! Plusieurs fois elle m’a fait sortir, j’ai déjeuné chez elle... J’étais bien heureuse, ces jours-là, sauf quelques petits moments de tristesse...
– Pourquoi de la tristesse ? interrogea le jeune docteur avec intérêt.
Hermine murmura d’une voix tremblante :
– Parce que, en voyant Suzanne tant aimée de son père et de sa mère, je pensais davantage au malheur d’être orpheline.
Mlle Savinie se détourna si brusquement qu’elle heurta une petite table où se trouvaient plusieurs fioles de pharmacie. Tout roula à terre.
– Laissez cela, docteur, je sonnerai tout à l’heure la servante, dit-elle d’un ton où passait une altération singulière.
Elle était d’une pâleur extrême et ses traits se crispaient légèrement.
– Vous ne m’aviez pas dit, Hermine, que vous connaissiez les parents du docteur ? reprit-elle avec une sorte d’effort.
– Je comptais vous en parler un de ces jours, mademoiselle...
– Vous me paraissez beaucoup trop timide, petite fille, dit Mlle Savinie avec une ombre de sourire. Il ne faut pas craindre de parler, de demander... Nous ne désirons qu’une chose : c’est que vous soyez heureuse, ici.
Elle respira avec effort et continua, en s’adressant au docteur :
– Puisque madame votre cousine vous a parlé de notre jeune pupille, Hermine ira rendre visite à Mme Dalney et à Mlle Marcelline.
– Mais certainement, ma mère et ma sœur seront charmées ! dit le jeune docteur avec empressement. Si notre espiègle Marcelline plaît à mademoiselle, elle pourra trouver en elle une compagne de promenade, très gaie, très boute-en-train.
– Ce sera fort bien, en effet, dit Mlle Savinie avec satisfaction. Votre sœur est charmante, docteur, et Hermine trouvera près d’elle cette gaieté qui lui manquerait ici. Aussitôt qu’elle sera remise, nous descendrons à Bourg-d’Eylan.
Lorsque le docteur se fut éloigné, Mlle Savinie vint s’asseoir près du lit d’Hermine et la considéra quelques instants.
– Vous semblez vraiment mieux aujourd’hui, enfant. Je crois que vous serez bientôt sur pied. Du bon air et de la distraction, voilà ce qu’il vous faut... Je suis très satisfaite de voir poindre cette relation avec la sœur du docteur. Cette famille Dalney est parfaitement bien, sous tous les rapports. Le docteur est un homme d’une grande valeur, sa mère, une femme sérieuse et bonne. La petite Marcelline était bien gentille, autrefois, et elle paraît être demeurée simple et aimable, autant que j’aie pu en juger en la croisant deux ou trois fois dans la forêt.
– Vous ne les voyez pas souvent, mademoiselle ?
– Nous ne voyons jamais personne, répondit Mlle de Vaumeyran d’un ton bref. Pour vous, je romprai avec une habitude de seize années en allant rendre visite à M. Dalney.
– Oh ! merci, mademoiselle ! s’écria spontanément Hermine.
Mlle Savinie tressaillit ; sa main, qui tremblait un peu, se posa sur celle de la jeune fille, ses lèvres frémissantes murmurèrent :
– Hermine, si vous voulez me faire plaisir... nous faire plaisir à tous, ne nous remerciez jamais..., jamais !
Le lendemain de ce jour, Hermine descendit pour la première fois dans la salle à manger. Un peu d’appréhension la serrait au cœur, car elle allait sans doute voir, cette fois, le baron de Vaumeyran. Pour peu qu’il fût aussi raide et imposant que sa fille aînée, la pauvre Hermine se sentait déjà devenir toute petite et craintive.
Mlle Savinie vint la chercher, et toutes deux descendirent lentement l’escalier. Dans le vestibule, elles rencontrèrent Mlle Blandine, qui tendit la main à Hermine d’un geste hésitant... Mlle Savinie ouvrit une porte et fit entrer la jeune fille dans une salle immense, mal éclairée par de hautes verrières, mais garnie de superbes meubles anciens et de fort belles pièces d’orfèvrerie.
Alban, debout dans une des profondes embrasures, causait avec sa sœur aînée. Il s’avança, s’inclina légèrement devant Hermine et s’informa de sa santé avec une froide politesse... Puis, sur l’invitation de Mlle Clarisse, la jeune fille s’assit entre Mlle Savinie et son frère.
De baron, point... En face de l’aînée, la place du maître de maison demeurait vide.
Mlle Savinie vit sans doute le regard surpris dirigé de ce côté par Hermine, car elle dit d’un ton paisible :
– Ne vous étonnez pas de l’absence de notre père, Hermine. Depuis bien des années, il ne quitte plus son appartement et ne veut voir personne, en dehors de nous.
Pendant le repas, Hermine se vit l’objet d’une discrète sollicitude. Mlle Blandine lui apporta une bouillotte, Alban mit dans son assiette les plus délicats morceaux du poulet, Mlle Savinie l’obligea à accepter une crème exquise faite pour elle par Céleste, la vieille servante, tandis que les châtelains se contentaient d’un modeste morceau de fromage et de quelques fruits. Ils semblaient, du reste, doués d’un fort mince appétit et avaient un peu l’air d’accomplir, en prenant quelque nourriture, une obligatoire, mais insupportable corvée.
Le service était fait par le vieux Godard, le mari de Céleste. Mais ces demoiselles se dérangeaient fréquemment pour l’aider... Lorsque Hermine voulut les imiter, Mlle Savinie dit d’un ton péremptoire :
– Demeurez tranquille, Hermine, nous ne voulons pas que vous vous occupiez de cela.
– Mais, mademoiselle, je n’accepterai jamais de me laisser servir par vous ! s’écria Hermine.
– Il faudra pourtant bien que vous vous y accoutumiez, répliqua-t-elle paisiblement. Nous ne voulons pas augmenter notre personnel, ayant horreur de visages étrangers, et nous préférons travailler davantage par nous-mêmes. Mais nous ne souffririons pas que vous portiez la peine de cette... manie.
Cette explication laissa Hermine un peu perplexe. La raison ainsi donnée par Mlle de Vaumeyran ne cachait-elle pas une gêne matérielle que les châtelains, par une délicatesse extrême, ne voulaient pas faire connaître à celle qui leur devait tout ? Elle était peut-être pour eux une lourde charge ; mais, ayant assumé celle-ci, ils voulaient s’en acquitter jusqu’au bout avec une admirable générosité.
« Il faudra que je m’informe près des Dalney, songea Hermine. S’il en est ainsi, je revendiquerai hautement ma part de travail ici, et, aussitôt que possible, je chercherai un moyen de gagner ma vie. »
La conversation se traînait... Mlle Blandine ne parlait pas, les autres semblaient de naturel taciturne. On causa un peu des beautés du pays, un peu des Dalney...
– Félicien est un homme d’une remarquable intelligence, dit M. de Vaumeyran. Je m’étonne qu’il n’ait pas cherché à exercer sur une scène plus vaste.
– Il aimait passionnément son Jura et n’a pas voulu le quitter, répliqua Mlle Savinie. Il a une jolie position par ici, et, d’ailleurs, les Dalney ont de la fortune.
Enfin, le repas prit fin, au secret contentement d’Hermine. Mlle Clarisse, en se levant de table, dit de sa voix mesurée :
– Vous pouvez profiter du soleil pour faire dans le parc une courte promenade, comme l’a permis le docteur. Mettez seulement un vêtement, et prenez une ombrelle.
– Restez là ; je vais vous chercher ce qu’il vous faut, dit Mlle Savinie.
Elle revint bientôt, apportant un châle dont elle enveloppa Hermine et une ombrelle qu’elle mit entre les mains de la jeune fille. Puis elle la conduisit dans un salon voisin, vaste pièce meublée sévèrement, mais éclairée par quatre larges portes-fenêtres qui laissaient pénétrer de chauds rayons de soleil.
– Vous pouvez sortir par ici, dit-elle en désignant l’une d’elles. Je vais vous rejoindre dans un instant, mais j’ai auparavant un mot à dire à Céleste.
Elle s’éloigna et Hermine franchit le seuil du salon.
Il n’y avait pas de jardin, le parc commençait tout près du château. Des clairières ensoleillées, des pelouses naturelles, entourées de frênes et de bouleaux, alternaient avec les bouquets de sapins et de mélèzes. L’atmosphère était admirablement pure, l’air, très vif, gardait encore un peu de la fraîcheur glacée des neiges qui venaient d’achever de fondre, et se parfumait des saines senteurs répandues par les sapins dont les Roches-Rouges étaient entourées comme d’un sombre et magnifique rempart.
Hermine respirait à pleins poumons ; il lui semblait qu’une vie nouvelle s’infiltrait en elle. Elle s’en allait tout droit, attiré par le bruit de cette chute d’eau qui augmentait d’intensité mesure qu’elle avançait. Maintenant, il était si fort que deux personnes parlant très haut ne se fussent pas entendues...
Hermine s’arrêta tout à coup... Elle venait de franchir un rideau de sapins et se trouvait subitement devant une balustrade de pierre noire rongée de mousse. Une pluie menue mouillait son visage, ses vêtements...
Elle fit quelques pas et se pencha...
La balustrade reposait sur une énorme roche à pic, couleur de sang, à la base de laquelle s’échappait, d’une ouverture creusée sans doute par l’érosion, une volumineuse masse d’eau teintée de rouge pâle, qui se précipitait aussitôt furieusement dans un abîme creusé au-dessous. Elle disparaissait ainsi, torrent souterrain alimentant sans doute mystérieusement quelque grande rivière, ou s’en allant, à travers les entrailles de la terre, jusqu’à la mer qui l’engloutissait.
Primitivement, cette eau écumante avait dû couler dans le lit qui s’étendait aux yeux émerveillés d’Hermine, large dépression semée de quartiers de rocs de cette même couleur rouge sombre, et qui formait une coulée superbe entre les deux falaises rocheuses aux sommets couverts de sapins. Au loin, des rocs tourmentés et des sapins, toujours des sapins, se détachant en masse sombre sur l’horizon bleu de cette après-midi printanière.
Hermine s’était accoudée à la balustrade, sans souci des embruns qui la mouillaient, elle contemplait avec admiration ce site superbement sauvage, cette étrange masse d’eau rougeâtre formant des remous d’écume sanglante, illuminée de feux splendides par le soleil qui la frappait, ces sous-bois, là-haut, où des rayons d’or semblaient danser entre les sapins...
Deux formes blanches, la tête couverte, paraissait-il, d’un capuchon également blanc, se tenaient au bord de la falaise de gauche. Elles faisaient les mouvements de personnes occupées à fendre du bois...
Hermine se pencha un peu plus pour mieux regarder la masse d’eau grondante. Elle vit alors que trois petites fenêtres garnies de barreaux étaient percées au-dessous d’elle, dans le roc rouge, à peu près à égale distance entre la balustrade et l’ouverture qui donnait passage à la source.
Elle sursauta tout à coup en sentant une main se poser sur son bras, et une haleine chaude lui frôler le visage... En tournant la tête, elle vit Mlle Savinie, pâle, presque verdâtre, les traits changés...
– Venez..., ne restez pas ici...
À travers le fracas de l’eau, Hermine entendit à peine les paroles. Mais elle se laissa emmener par Mlle Savinie qui lui avait pris le bras.
– Quelle imprudente enfant vous êtes ! dit Mlle de Vaumeyran lorsqu’elles se trouvèrent un peu éloignées et qu’il fut possible de s’entendre. Vous voilà toute mouillée !
– Oh ! c’était tellement beau, mademoiselle ! Si vous n’étiez, pas venue, je crois que je me serais oubliée là longtemps... Mais qui sont ces personnes vêtues de blanc que l’on aperçoit sur la falaise ? On dirait des religieux...
– Il y a, en effet, de ce côté, un prieuré de Cisterciens, dit brièvement Mlle de Vaumeyran.
– Ce bruit étourdit un peu, lorsqu’on n’y est pas habitué, reprit Hermine en portant la main à son oreille. Cette masse d’eau est effrayante et magnifique... Mais qu’est-ce donc que ces petites fenêtres dans le roc, mademoiselle ?
Mlle Savinie lâcha le bras d’Hermine qu’elle tenait encore, elle détourna la tête tandis que ses doigts, d’un geste nerveux, brisaient une branche qui lui frôlait le visage.
– Ce sont les fenêtres des souterrains qui s’étendent sous ce parc. Autrefois, dans les temps de guerre, ils ont servi de refuge ou de prison, selon les cas.
Quelle intonation altérée prenait tout à coup sa voix !
Comme elles arrivaient près du logis, la haute silhouette d’Alban apparut au détour d’une pelouse. M. de Vaumeyran fumait, tout en se promenant devant le château avec cette allure hautaine et un peu lasse qui s’alliait si bien à son air de froide réserve et de politesse légèrement altière. Il s’arrêta près des deux dames et jeta un regard surpris sur le châle mouillé d’Hermine.
– Elle a été voir la source Rouge, dit brièvement Mlle Savinie
Une contraction passa sur le visage d’Alban, ses lèvres se serrèrent nerveusement. Mais il ne dit rien et s’éloigna d’un pas tranquille.
Hermine crut voir dans cette attitude une muette désapprobation et se demanda avec un peu de perplexité ce que sa curiosité pouvait bien avoir eu de particulièrement répréhensible.