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Tim commençait à dix heures ce matin-là. Cela lui permettait de ne pas croiser ses parents. La mère de Tim travaillait dans plusieurs familles aisées du village chez qui elle faisait le ménage et le repassage. Elle rentrait vers 14 heures tous les jours. Ce qui lui laissait tout loisir pour passer ses après-midis comme bon lui semblait sans la présence des deux hommes de sa vie. Après avoir avalé un casse-croûte, elle s’offrait une petite sieste d’une heure. Puis, elle se mettait à briquer sa maison. C’est après cette activité rituelle qu’elle prenait son premier verre. Le temps était long pour Maud. Lorsque Tim rentrait, elle avait déjà vidé deux à trois bouteilles. Cependant, elle ne s’arrêtait en général pas là et continuait sa descente aux enfers jusqu’à l’arrivée de son mari. Maud buvait toujours seule. Elle fumait aussi. Maud était seule. Même avec ses deux hommes, elle se sentait profondément seule. Tim savait cela. Il avait compris depuis longtemps que sa mère était malheureuse, sans bien percevoir pourquoi.
Il attendit que ses parents soient tous deux partis pour se lever. Il était confiant, car c’était son naturel. Il relut sa lettre. Il la trouvait capable de convaincre. Il quitta la maison vers 9 h 30 pour avoir le temps de déposer son courrier à Monsieur Galliaci et de prendre un rendez-vous avant son cours de 10 h. Il partit d’un bon pas, avec cet espoir tenace en la vie, qui le tenait à certains moments. Il toqua au bureau de Mr Galliaci avec une appréhension certaine, mais avec dans le même temps une belle dose de courage.
— Monsieur, excusez-moi de vous déranger. Je voudrais prendre un rendez-vous avec vous assez rapidement.
— Oui je peux te recevoir cet après-midi. As-tu une heure de permanence ou peux-tu seulement te libérer à l’heure du déjeuner ?
— Je peux être là à 13 h, ou même 13 h 30.
— Viens à 13 h 30, ce sera très bien.
— Je peux vous remettre une lettre ? Ça explique tout.
— Oui, bien sûr. Mais tu m’évoqueras ce qui t’occupe oralement.
— Ça m’aiderait que vous lisiez mon courrier avant.
— Ce sera fait, jeune homme. Tu es Timothé Barral, c’est ça ?
— Oui, Monsieur.
— Madame Botanis m’a parlé de toi.
— Ah, elle a dit quoi ?
— Que tu viendrais certainement me voir ! C’est tout.
— À tout à l’heure, Monsieur. Merci.
— À tout à l’heure, Timothé.
Tim était étonné de la gentillesse de cet homme. Il avait un regard bienveillant, des cheveux grisonnants, et les yeux d’un bleu transparent. Timothé n’avait jamais eu l’occasion de le rencontrer. On lui avait dit qu’il était plutôt sympathique, sauf avec certains élèves réfractaires à l’autorité. Les fameuses petites frappes qui faisaient si peur à Alban. Il était bien connu pour faire la morale à certains, leur rappelant des dangers encourus du fait de leur mauvaise conduite. Il leur parlait de la prison et de la vie minable qui les attendait s’ils ne se reprenaient pas.
Timothé se rendit à son cours de mathématiques. Les classes se vidaient. Le brevet était passé. Chacun connaissait son sort pour l’an prochain. Ils étaient seize ce matin-là. Il écoutait d’une oreille distraite. Ce fut le cas toute la matinée. Il était au fond de la salle. Il se retint de dessiner. Comme si cela pouvait arriver aux oreilles du principal et influer sur sa décision. Il fit donc mine de se concentrer. Tous les professeurs parlaient de l’année de seconde. Alors que sur les 16 élèves, seulement la moitié irait au lycée ! Quel manque de tact, se dit Tim. La plupart de ces adolescents voulaient apprendre un métier et s’orientaient volontairement vers un BEP. Pourquoi personne n’a d’ambition dans ce patelin ? se demanda-t-il. Il n’alla pas manger à la cantine. Il avait l’estomac noué. Il fallait absolument qu’il ne perde pas ses moyens, qu’il se batte, qu’il donne tout.
Il tapa à la porte de Monsieur Galliaci à 13 h 28.
— Assieds-toi, Timothé. J’ai lu ta lettre. Peux-tu m’expliquer tout cela ?
— Je veux aller au lycée, Monsieur. Je vous promets de travailler beaucoup. L’infirmière dit que vous pouvez m’aider.
— Je ne peux pas changer tes notes Timothé ni tes redoublements. Mais, je dois comprendre ce qui fait que tes difficultés actuelles disparaîtraient en classe de seconde.
— Eh bien, en français ça va, en histoire aussi. Je passerai un bac littéraire. Je veux faire du dessin, Monsieur. Et pas du dessin industriel, comme on peut me le proposer en BEP électrotechnique. Du vrai dessin. Raconter des histoires avec mes dessins. Le problème se situe depuis l’école primaire en mathématiques. Et du coup, c’est dur en physique, en SVT. J’ai compris des choses maintenant. C’est pour moi que je travaille. Je veux le bac. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour réussir. Le père d’Alban Rémi a promis de m’aider pendant tout l’été. Juste comme ça, pour moi. Je peux m’en sortir en math, j’en suis sûr. Je ne suis pas idiot, Monsieur. Mais je manque d’appui. Je n’ai personne.
— Tu n’as personne ?
— Non, personne… Mes parents… Je vous ai dit dans la lettre.
— Oui. Je crois que je vois. Mais, parle-m’en un peu quand même.
— He ben… Ma mère boit… beaucoup. Elle est gentille, elle ne me tape pas. Elle dort quand elle boit. Elle boit. Elle dort. Elle boit. Elle dort. Sa vie, c’est ça. Quand elle dort, elle ne souffre pas. Je crois que c’est pour ça. Elle dit qu’elle n’est pas alcoolique, que ça ne fait de mal à personne, qu’elle travaille et qu’elle fait tout dans la maison. Mais, c’est… dur, Monsieur.
Et voilà que les larmes coulaient. Foutues larmes. Il devait se reprendre. Il les essuya d’un geste rapide et continua :
— Mon père, c’est lui le problème. Je ne l’aime pas et il ne m’aime pas. Il se fiche de moi. Il travaille et il râle. C’est tout. C’est sa vie. Et moi, je ne suis pas dedans. Faut que je tienne jusqu’à la fin de mes études. Mais je ne veux pas les abréger à cause d’eux. C’est ça que j’ai réalisé, je ne gâcherais ma vie, parce qu’eux ont raté la leur. Ce ne serait pas juste.
— C’est vrai.
— J’ai de la volonté. Je travaille chez Edmond, l’épicier, depuis le début de l’année, en plus de l’école. Mais je vais arrêter. Tant pis pour l’argent de poche… Voilà, Monsieur Galliaci, je ne sais pas quoi dire d’autre, sauf vous donner ma parole. Je vous fais une promesse. Une vraie. Je travaillerai très dur. Peut-être, je peux même devenir un bon élève.
— Timothé, ce que tu demandes est très périlleux à obtenir. En général, l’élève fait appel, la commission se réunit et prend une nouvelle décision ou conserve l’ancienne. Dans ta lettre, tu dis que tu refuses cette démarche. Est-ce toujours le cas ?
— Oui. Mes parents ne voudront jamais. Ils penseront qu’un BEP c’est très bien.
— Penseront ? Ils ne sont pas au courant de la décision du conseil de classe ?
— Non. Ils n’en ont rien à faire, je vous dis. Je crois que vous ne comprenez pas la situation.
La colère le gagnait à nouveau. Le jeune garçon sentait sa jambe droite trembler, puis les deux. Son cœur s’accélérait. Il avait envie de crier. Et il se mit à pleurer. Laisserait-il un jour loisir à toute cette colère de s’exprimer ? Au lieu d’échanger son cri contre des larmes…
— C’est faux Timothé, je comprends la situation plus que tu ne le crois. As-tu des dessins de toi à me montrer ?
— Oui, Monsieur. J’ai toujours mes carnets dans mon sac.
Il sortit un cahier, rempli de dessins tracés à l’encre noire. Il s’agissait de personnages et de scènes de la vie quotidienne. Ils étaient dans leur maison, à table, au lit, assis à leur bureau, en train de se promener main dans la main en ville, ou dans la forêt.
— J’ai un autre cahier, Monsieur. Tenez.
Ce cahier avait visiblement un thème différent. Des êtres imaginaires y étaient mis en scène avec de nombreux détails : licornes, centaures, géants, lutins, elfes, sorciers et sorcières… Et des enfants toujours emprisonnés par ces êtres. Les dessins étaient tracés au crayon noir. Des nuances de gris apparaissaient. Les enfants étaient esquissés avec un gris clair qui leur donnait une belle transparence et un air de grande fragilité.
Le regard de Monsieur Galliaci était happé par le désespoir qui se dégageait de certains de ces enfants, tandis que d’autres avaient une expression qui laissait à voir l’innocence et la naïveté. Il appréciait pleinement la qualité stylistique de ces dessins, mais ne pouvait s’empêcher de penser à ce qu’ils disaient de cet adolescent qui était là devant lui et dont le regard s’animait tandis qu’il présentait son travail.
— J’ai un autre bloc. C’est de l’aquarelle.
Monsieur Galliaci fut saisi par la force de ces derniers dessins. Des paysages de forêt ornaient tout le cahier. La lumière se dégageait d’une façon magnifique. Sur chaque dessin, le soleil était orange. Il se levait et éclairait les arbres, des plus massifs aux plus fragiles. Chaque détail de branche, de feuille attirait l’œil.
— C’est très beau, Timothé. Tu as du talent… Pourquoi ne représentes-tu que des levers de soleil ?
— Parce que c’est à cette heure-ci que je vais dans la forêt. Je pars vers cinq heures du matin et rentre chez moi à 6 h 30. Je ne veux pas que mes parents sachent que je sors.
— Pourquoi ?
— C’est mon secret. Ils ne savent pas que je dessine autant. Je leur ai dit hier que je voulais en faire mon métier. Ils n’y comprennent rien. Pour eux, ce n’est pas un vrai métier. Mais moi, je sais que c’est possible d’en vivre. Seulement c’est dur d’y arriver.
— Tu as du talent. Vraiment.
— Alors, vous pouvez m’aider ou pas ?
— Je n’en suis pas sûr. Mais, je vais essayer. Je te crois quand tu dis que tu vas te battre et je te crois aussi quand tu dis que le BEP n’est pas une bonne route pour toi.
— Merci Monsieur.
— Je vais réunir tes professeurs et leur expliquer ta situation. Peux-tu me laisser tes cahiers de dessin afin que je leur montre ton travail ?
— Oui. Merci
— Je ne te promets rien, Timothé.