Albe ne m’avait pas apporté grand-chose, sinon quelques espoirs déçus. Pourtant, s’il avait cessé de me voir à cette époque, la vie m’aurait été encore plus pesante. Il avait le prestige du journaliste, opinion, verdict, connaissances, portes ouvertes. Un lien mystérieux me tenait à lui malgré une grande différence d’âge. Il était gentil avec moi, même s’il me traitait avec moins que de la désinvolture : de la négligence, de l’agacement, de la lassitude. Je n’en finissais pas moins par croire au mensonge que j’avais inventé pour ma mère : en cas de besoin, Albe m’engagerait comme secrétaire. Grâce à lui, le front du désarroi était repoussé. J’en sentais malgré tout la clôture, et je ne cessais de chercher la brèche. Ce n’était certainement pas Édouard qui… Tant pis ! L’espoir l’emportait !
— Accepteriez-vous de me revoir ? me proposa Édouard sous un dehors timide, ne serait-ce qu’une fois, pour voir si nous nous intéressons mutuellement… Vous acceptez ! C’est gentil à vous… Dans ces conditions, si vous le voulez bien, nous allons reprendre les choses dans les formes et commencer par le commencement. Je m’appelle Édouard Régio. Vous savez que vous avez oublié de me dire votre nom… Il répéta mon nom, estropia mon nom de famille, que je dus épeler. Je dis aussi mon âge.
— Seize ans ! Quel bel âge ! dit Édouard. Puis il eut la bonne idée de se reprendre : le bel âge, le bel âge, c’est vite dit, mais si je m’en souviens bien, à cet âge-là, tout n’est pas toujours rose pour tout le monde !
Il alla même jusqu’à me parler de la croisée des chemins, de mur infranchissable, de l’impossibilité d’avancer ni de reculer. C’était à peu près ce qu’il fallait pour me plaire, m’inspirer confiance, m’inciter à raconter de ma vie, non l’obsédant mystère, mais ce que tout le monde en savait, dans mon village, à Bordj-Ménaïel. Mon père était mort. Ma sœur était morte. Ma grand-mère très malade était à l’hôpital. Je vivais avec ma mère qui exerçait sur moi une souple autorité. Elle évitait de me contrarier par crainte que je ne souffre à nouveau d’anorexie. Et moi, j’essayais de lui épargner des inquiétudes en ces temps de troubles.
— Je n’aurais pas dû vous retenir si longtemps, dit Édouard d’un ton protecteur qui ne me déplut pas, sauvez-vous vite ! Mais dites-moi, nous voyons-nous demain ? Mais non ! C’est samedi. Alors lundi ? Ici même. C’est si agréable… Sauvez-vous, ne vous mettez pas en retard. Votre mère s’inquiéterait. Ne manquez pas de lui faire part de notre rencontre et de notre rendez-vous. Il ne faut rien lui cacher de tout cela, ce sont des choses innocentes qui lui paraîtraient suspectes si elle apprenait qu’on les lui a dissimulées.
Je promis et je tins parole.
J’ai toujours aimé les rencontres. Plus tard, au hasard des voyages et des vagues à l’âme, j’ai raffolé de ces soirées sans lendemains ; d’inconnus qui vous parlent toute une nuit, vous bercent de rêves, meublent votre solitude ou chassent votre angoisse. Quand j’avais seize ans, tout était plus grave. Je sentais le naufrage, je ne voulais pas couler. Déjà, ma rencontre avec Albe m’avait paru une planche de salut ; à nouveau, j’imaginais qu’Édouard me sauverait.
Je fis le trajet du Djinn au train dans un état second. D’innombrables idées absurdes me transportaient d’un espoir fou. La vie intense qui renaissait en moi s’abreuvait goulûment au personnage d’Édouard comme à une source, estompait les réalités quotidiennes, rejetées dans l’inconscient de l’habitude. Je descendis par le grand ascenseur jusqu’à la gare, je pris le train et je subis comme tous les voyageurs deux fouilles contre les transports d’explosifs sans même y prendre garde. Ce n’est que lorsque le train démarra que je reçus le choc.
Tout en cherchant les mots qui gagneraient le mieux ma mère, reprenant mes esprits, je me souvins de ce que par extraordinaire j’avais oublié : le lundi suivant était férié. Je manquerais donc forcément mon rendez-vous. Je sentis tout s’enfuir et m’échapper. Les maisons et les arbres qui défilaient aux fenêtres se mirent à tourbillonner, insaisissables, moins insaisissables que ma vie. Je ressentis l’affolement de ne pouvoir remonter le temps, me retrouver une demi-heure plus tôt auprès d’Édouard, prendre un autre rendez-vous, réparer l’irréparable.
Que faire ? Tirer la sonnette d’alarme. Inventer la nécessité de laisser un message urgent. Une bombe dans un café. Pas une seconde à perdre. Mais déjà le train ralentissait. Où étions-nous ? On arrivait en gare de l’Agha. Sûrement, Édouard m’attendrait sur le quai. Il s’est rendu compte de notre erreur, a sauté comme un fou dans un taxi… Il faut que j’aille à la fenêtre. Mais me surveiller, ne pas me faire remarquer, ni paraître bizarre, surtout au militaire en armes qui garde le wagon. Un air modeste, pas de manières, composer un naturel… Peu de monde sur le quai… Édouard ?… Rien qu’un peu de retard… Ah ! Attendre Édouard. Attendre. M’approcher du soldat qui surveille en rêvant, saisir la mitraillette. Haut les mains, que personne ne bouge ! Pas d’affolement. On attend un émissaire important… Mais le train siffla, s’étira, s’éloigna, et en moi s’évanouit l’espoir de voir Édouard. Je dus retourner sagement à ma place. Tout le wagon baignait dans une paix lamentable.
Avant que j’aie eu le temps de m’enfoncer dans le chagrin, de supplier Dieu de remodeler le passé et de faire en sorte que le rendez-vous du lundi ait été pris pour le mardi, il me vint à l’esprit un souvenir qui me donna de l’élan. Ma mère m’avait accordé d’aller ce dimanche voir avec Albe la revue « Pas si folles ». C’était une tournée du célèbre cabaret Madame Arthur qui venait de Paris et avait à Alger un succès fou. Albe m’avait dit : « Viens voir ce spectacle. À cause de moi tu as raté la Voie Lactée que tu aurais adorée ; cette fois, tu verras Madame Arthur. Toute la troupe est de la même famille, mais en burlesque. »
De la même famille, mais en burlesque. Voilà qui dépassait mon entendement. J’avais fini par imaginer un spectacle comique et édifiant. Une sorte de troupe de chansonniers qui tourneraient en dérision l’énième gouvernement ou l’énième crise gouvernementale de la jeune et agonisante Quatrième République. Dont chacun riait. En Algérie, on en riait encore plus qu’en France. De la faiblesse de Paris, on solidifiait la force d’Alger. Albe ne se privait pas de tailler en pièce de l’homme politique. Plus que de soulager mon agitation, la perspective d’aller avec lui au spectacle réveilla en moi l’espérance bouillonnante de me tirer d’affaire par la fréquentation du monde mythique des gens de théâtre et de cabaret.
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Bordj-Ménaïel m’étouffait. Dans la petite ville elle-même, sans compter les douars avoisinants ni le vaste bidonville qui s’étendait au sud jusqu’au cimetière et avait envahi au-delà du château d’eau, tout le monde se connaissait, s’épiait, se critiquait. Un flirt devait être suivi d’un mariage, sinon… Une nouvelle coiffure, la visite d’amis, de parents, tout était remarqué, répété, commenté. La présence d’un détachement de militaires, tout efficace qu’elle était contre les attentats, ne faisait qu’exaspérer les langues. Tout était prétexte à commérages. Et l’un des nids à potins les plus actifs se trouvait en face de chez moi, dans la rue de la Poste, chez madame Salvador, la mère d’Armand, la mercière-épicière-marchande de journaux. Je me sentais une cible désignée. Impossible de passer dans la rue sans qu’on m’appelle, qu’on me pose question sur question, qu’on m’oblige à trouver une réponse plausible qui était accueillie sur un ton de doute à peine dissimulé, puis tournée en ridicule à la première occasion.
Une quinzaine de personnes étaient descendues à la gare de Bordj-Ménaïel. Ces voyageurs s’étaient regroupés par affinités, non de tempéraments, mais de quartiers, et s’acheminaient chez eux escortés à distance de quelques soldats en patrouille dans la nuit déjà totale. Pour rejoindre l’autre extrémité du boulevard de la Gare, où j’habitais, je me trouvais avec monsieur Régal et madame Grappé, la receveuse des postes. Cela aurait pu tomber plus mal. Elle était amie d’enfance de mon père, né comme elle, à Bordj-Ménaïel. Depuis son veuvage, elle aimait se montrer forte, on aurait pu dire virile. Elle piquait quand on l’embrassait. Ce n’est pas ce que je lui aurais le plus reproché : lorsque quelqu’un sortait du lot, je lui accordais un préjugé favorable. Ses questions m’inquiétèrent :
— Tu rentres bien tard. Ce n’est pas normal. Qu’est-ce que tu as bien pu faire ? Il va falloir que j’en parle à ta mère ! Tu travailles toujours bien à l’école, j’espère !
Il avait été un temps où j’avais eu des succès scolaires, et madame Grappé en avait fait publier des entrefilets sous la rubrique villageoise de la Gazette, dont elle était correspondante locale. Dans son optique, je faisais partie des quelques enfants du bourg sur lesquels on comptait pour s’assurer de la réputation. Si elle avait su ! L’école ne m’intéressait plus maintenant. Pour toute réponse à madame Grappé, je pris un air modeste pendant qu’on passait sous un réverbère. Elle mima une seconde la perplexité. Par bonheur, il y avait monsieur Régal.
Monsieur Régal était à nos yeux un richard qui avait acheté, quelques années auparavant, la propriété des Marty, juste en face de chez nous. Tout le monde le connaissait de vue, à Bordj-Ménaïel, mais il ne parlait qu’aux gens du quartier, et peu. C’est qu’il vivait à Alger avec sa femme, et faisait vivre dans sa maison de campagne madame Alvarez, sa belle-mère.
— Vous venez voir votre belle-mère pour l’affaire d’avant-hier ? demanda madame Grappé.
— Oui, ma femme est auprès d’elle. Elles ont dû se barricader dans la maison.
— Allons, allons, dit madame Grappé un peu bourrue, il ne faut pas mourir de peur pour une plaisanterie !
— Une plaisanterie !…
Depuis deux jours, tout Bordj-Ménaïel en parlait. Madame Alvarez avait trouvé écrit sur sa porte : « La valise ou le cercueil » avec dessin à l’appui. La pauvre vieille était peu encline à risquer sa vie pour défendre les biens de son gendre. Elle eût fait, comme moi, volontiers ses bagages. Monsieur Régal ne l’entendait pas de cette oreille. Il voulait découvrir le coupable. Ce ne pouvait être que Slimane, le jardinier. Pour madame Grappé, c’était absurde. Elle connaissait Slimane depuis toujours. S’il se savait seulement soupçonné, il se sentirait déjà condamné, ne croirait plus en la justice et risquait de passer dans l’autre camp. Monsieur Régal promit de tenir compte du conseil, et de se montrer libéral.
En rentrant, je redis aussitôt la conversation à ma mère. « On ne saura jamais qui a fait l’inscription, répondit-elle. Si c’est Slimane, c’est qu’il a reçu des menaces des fellaghas et qu’il a fait un geste pour les apaiser, pour éviter les représailles. S’il voulait tuer madame Alvarez, ce serait facile : il a les clés des portails, et les chiens n’obéissent qu’à lui ! Quelle horreur si cette pauvre femme… »
Nous parlâmes trop longtemps du terrorisme, surtout dans ce qu’il comporte d’irrationnel et d’effrayant. La crainte nous gagna. Nous restâmes plus d’un quart d’heure sans bouger, la chienne à nos pieds. C’est dans ces moments-là que je retrouvais avec ma mère une sorte de complicité perdue depuis longtemps. Lorsque, la nuit tombée, nous entendions des bruits suspects et que notre petite Mignonne aboyait vaillamment, nous nous sentions solidaires, immobiles dans l’imminence du danger. Ma mère, encore jeune femme, avait été profondément marquée par le soulèvement de Sétif : victimes ligotées aux arbres et flagellées ; sexes et seins coupés, gorges tranchées, yeux crevés, cadavres ridiculisés, lacérés, violés, au milieu des hurlements hallucinés d’horreur et d’allégresse. Puis la terrifiante répression avait amené le calme. Maintenant, l’armée nous protégeait.
Et presque autant que l’armée, la présence d’un seul de nos voisins avait le pouvoir de nous tranquilliser. C’était le cadi Farouad, dont ma mère était persuadée, à cause de « réflexions » qu’il faisait parfois, qui se répétaient et se commentaient, qu’il était un sympathisant de la rébellion. Lui avait l’art et la manière de nous parler. Il personnifiait à nos yeux le m******n traditionnel ; c’était un homme intègre, long et flexible dans ses vêtements blancs et flottants, la tête mince et amincie par une courte barbe grise coupée en pointe au menton, remontant le long des joues jusqu’au turban blanc, encadrant un visage mat entièrement éclairé du regard intense de ses yeux noirs ; les mains étaient grisâtres, longues, fines et sages. Il inspirait le respect et le recevait. Sa voix surprenait d’abord tant elle était éraillée, mais s’intégrait au personnage et semblait révéler des déchirures profondes.
« J’ai dit au cadi que cette affaire de valise et de cercueil nous avait fait bien peur. Il m’a répondu qu’il me répétait ce qu’il m’avait toujours dit : nous ne risquons rien… S’il arrive qu’en pleine nuit, à notre porte, un danger se précise, nous n’avons qu’à frapper au mur, il comprendra tout de suite. Mais il est sûr qu’il n’arrivera rien. En fait, il a l’air de reconnaître qu’il aurait de l’autorité sur quelques terroristes qui voudraient forcer notre porte et nous trancher la gorge ! Si la chose se présentait et qu’il nous sauve la vie, il aurait du mérite. Il s’exposerait. On dirait que si les bandits lui ont obéi, c’est qu’il est leur chef, que s’il a épargné nos vies, il en a sacrifié bien d’autres, et de là tout ce que tu peux supposer… »
Nous sauver la vie ! Maintenant que tout se pacifiait et que notre peur se dissipait, l’expression me paraissait dérisoire. Vivre sa vie ! Voilà qui était intéressant. Mais comment cela me serait-il possible ici, avec cette mentalité, des yeux hostiles, des langues venimeuses ? Je me trouvais dans l’impossibilité d’affirmer mon moi aux autres, auprès de qui je ne rencontrais qu’ignorance et refus. Les gens étaient-ils aveugles, ou fous, ou butés ? « Si tu veux vivre ta vie, tu devras quitter le pays. » Cette phrase m’avait été dite par un ancien apprenti de mon père qui avait, à vingt ans, éprouvé la violence de nos mœurs et avait dû fuir pour éviter un mariage imposé par son père. Il s’appelait Miloud Miloussi. Il avait quitté Bordj-Ménaïel. Il s’était marié en France selon son cœur. Revenant cinq ans plus tard voir ses parents, il n’avait pas même pu voir sa mère : le vieux Miloussi, sur le pas de sa boutique, l’avait maudit et menacé de sa canne. Miloud était passé voir ma mère avant de retourner en France, chez lui. J’avais tout oublié de la touchante évocation du passé. Une phrase m’était restée : « Si tu veux vivre ta vie, fais comme moi, quitte le pays. » Le temps pressait maintenant. Je ne pouvais pas attendre d’avoir vingt ans. J’espérais un secours providentiel. Qui pouvait me reconnaître et m’emmener ? Je sentis combien l’existence d’Édouard nourrissait mon espoir.