La performance du danger
Le démon de midi.
Oui, il s’agit bien de ça : le démon de midi. Cette bouffée narcissique qui fait revenir les élans de jeunesse, rejaillir les envolées de conquêtes…
Un prêt à tout quitter pour recommencer ailleurs, plus ou moins conscient et assumé. Banal sans doute, même si ma version de ce moment turbulent est singulière.
L’homme mûr retourne en adolescence. Tout lui (re)devient permis…
Moi, je suis carrément revenu en enfance.
Pour tout dire, j’ai recommencé ma naissance à plus de cinquante balais… Et au forceps, s’il vous plaît !
De nouveau, une première émotion, un premier regard, un premier geste, un premier mot, un premier art.
Sculpteur de moi-même, cette fois-ci : devenu une de mes pièces, vivante et sensible de l’intérieur…
Douloureuse.
Si douloureuse…
Cette seconde naissance, à travers un arrachement, est à la fois différence et point commun avec la première : souvenir de mon existence précédente et fragilité d’un être tributaire des autres.
Ma nouvelle gestation se fait coma et rend le temps ambigu. Éjecté, expulsé de la matrice chaude et fracassée de ma voiture, j’évolue plusieurs semaines dans un monde étrange, fœtus cassé et fiévreux, accouché mais toujours nourri par le cordon ombilical d’une poche suspendue. Etendu, pas encore re-né dans le berceau blanc d’un lit d’hôpital.
Je m’abandonne à des heures parturientes qui ne s’écoulent pas en larmes de joie.
Mais, contrairement au sommeil utérin classique, le mien est déjà peuplé d’histoires, connectées à celles qui m’ont amené
Comme un bizarre nouveau-né déjà grand, j’apprends les mots qui (re) disent l’existence. Qui la prouvent.
Les prononcer, oui.
Les écrire, apprendre à façonner les lettres qui créent, deux fois oui.
J’ai donc ajouté à ma panoplie de sculpteur un burin en forme de plume. Ecrire. Ecrire ce tourbillon, cette spirale merveilleuse qu’est la vie. Notre vie, en écho de vos propres expériences, amis lecteurs.
Elles vous ont sans doute conduits aussi loin que moi, par des moyens différents, j’espère…
Je vous convie donc à suivre mes nouveaux premiers pas, à reconnaître la trace des anciens. A parcourir cet entre-deux qui mêle souvenirs, rêves, délires, desseins, réalités. Cet entre-deux qui tisse les fibres subtiles de notre psychologie, qui fait œuvre de fécondation, comme le geste amoureux qui lui appartient.
Fécondation. Naissance.
Je regarde mes mains. Le compte des doigts n’est pas bon. Peu importe désormais : tel mon sang qui déborderait encore, coulent de la chair et des os mes volontés de sculpter le bois, la pierre, le métal. Le papier… et le monde !
Je reprends les outils.
Je prolonge ma présence éphémère dans cet univers incertain, à l’écoute de notre écho réciproque. Je pense à cette phrase de Roger Munier : « L’homme n’est pas sûr de connaître le monde, de le voir, de l’entendre. Sinon il n’y aurait pas de peinture, de poésie, de musique ».
Ni de sculpture.
Nous sommes nos propres labyrinthes. Comme vous, je glisse en équilibre sur un fil changeant et fragile. Sans cesse, il me sauve de la claustration, de la solitude, de la déréliction : fil conducteur qui chantourne les sentiments et les arts…
Au cœur du livre se trouvent plusieurs figures de mon travail et des impressions critiques, témoignages de la seule réussite à vouloir : le partage de mes sincérités artistiques, tel celui qui fait se rejoindre les intimités spirituelles et sensuelles, gage d’humanité.
Ces figures ne sont pas que respirations à mi-chemin. Les « antérieures » envisagent une passion vitale. Les « postérieures » disent combien cette dernière est reliée au faux étranger que constitue le spectateur.
Une confidence s’y ajoute : celle de l’œuvre qui me refait sculpteur après l’accident.
Ce milieu de chemin se veut également l’articulation d’un miroir double et déformant, visions et reflets de mes itinéraires.
La première partie du diptyque inscrit mes délires en italique. Appropriez-vous leurs séquences aux contours parfois bruts et maladroits. Pour une fois, vous parcourrez d’abord le monde onirique, laissant à sa marge la réalité commune… pour mieux y revenir ! (1)
En effet (miroir…), la seconde partie exprime les sinuosités de ma vie consciente, découpée par l’accident en avant et après.
Le manuscrit, plusieurs fois travaillé, a longtemps noté PAUL DEL. Ce pseudonyme dénonçait mes mutilations visibles et secrètes. Lui, ce double tourmenté, a voulu l’écriture, l’écriture réparatrice. Or, le livre né, je le signerai JEAN-PAUL DELLER. Oui, cette substitution laborieuse m’a permis sa traversée pour atteindre une nouvelle complétude. Un équilibre réinventé au fil des mots imprimés…
(1) La vie… Elle m’a de nouveau accroché par la mise en images du désir, du sexe, comme un premier élan revenu, fantasmatique… Oserai-je vous proposer les deux séquences post délirium qui le montrent, toujours liées à une prise massive de médicaments ? Après tout, vous aurez déjà parcouru les voies intérieures de mon coma voyageur… Puis le sexe ne permet-t-il pas à l’homme de prendre une certaine hauteur ? Comme l’écrit Frédéric Dard : « Le sexe masculin est ce qu’il y a de plus léger au monde, une simple pensée le soulève ».
Mon périple aventureux commence par une banale escapade en voiture, tranquille, dans mon cabriolet acheté de seconde main. Formule que je trouve dorénavant… malicieuse.
Sur un chemin pierreux, je roule détendu, accompagné de mon épouse et d’un couple d’amis. Puis je me la joue un peu, en souvenir des autos cross que j’appréciais. Démarrage brutal, dérapage. Rigolade.
Le moteur ronfle ; les pneus crissent et nos rires fusent comme les pierres. Certaines – pas trop – atterrissent dans un champ voisin, clôturé. Rien de particulier : des amis qui animent une campagne assoupie. D’habitude, je sculpte les pierres. Aujourd’hui, je les fais voler. Petites ou grandes, j’entretiens avec elles d’excellentes relations.
Pourtant, cette fois, elles vont me trahir : semées dans ce champ, elles vont pousser en forme de fameux emmerdements…
Je lève enfin le pied. Un bonheur simple irradie nos visages.
Nous nous approchons d’un petit massif boisé. Au détour d’un talus broussailleux, nous apercevons un restaurant fermé. Un écriteau indique « À vendre ».
Intéressés, ou plutôt curieux, nous nous y arrêtons : visite superficielle et rêveuse de cet endroit idyllique. Des plans sur la comète se tirent ; nous nous voyons propriétaires d’un joli petit hôtel-restaurant, d’un établissement huppé – vraiment classe – à l’abri des regards envieux ou destructeurs.
Puis l’esprit léger, nous nous en retournons déjeuner. Pour s’enivrer de ce projet pas si fou…
Mais quelques jours plus tard, un coup de fil vient démonter l’échafaudage de cette chimère.
L’évocation du coin n’aura plus rien de béate.
Le propriétaire du champ me somme de le dédommager, rien de moins. Je dois le soulager des dégâts occasionnés par mes innocents cailloux.
Apparemment, son terrain vaut une fortune…
Je pense d’abord à une farce. Non. J’essaie de calmer l’individu. Sans résultat. Il réclame un véritable pont d’or. Sans quoi, il me flingue. Rien que ça : la mort !
La communication interrompue, un peu ébranlé, je me ressaisis assez vite. Le justicier s’est présenté : je fais donc ma petite enquête. Renseignements pris, le gaillard tient toujours parole. Même pour ce genre de sentence… définitive ? Faut voir, mais cet appel téléphonique n’a de cesse de m’inquiéter. Faut voir, c’est vite dit…
J’ai soudain une irrépressible envie de prendre de la distance, dans tous les sens du terme. Déjà m’échapper ! Et me voilà, quelques jours plus tard, traînant dans une boîte exotique de la côte belge.
L’ambiance est torride.
Elle dissout toutes les vicissitudes du monde extérieur. Fort bien.
Plusieurs danseuses transpirent de charme – si j’ose dire… Leur visage d’ange, leurs arabesques envoûtantes invitent autant le regard que la caresse.
Après une série de déhanchements excitants, elles se retirent et laissent place à d’autres femmes gracieuses, presque nues. Elles déambulent lascivement dans ce palais impérial puis attirent un homme en son centre.
Je ne peux pas m’empêcher de penser (d’espérer ?) qu’une séquence du Kama Sutra va se jouer devant moi …
En effet, plusieurs filles déshabillent le type, l’embrassent puis l’invitent à s’installer à quatre pattes sur le tapis rouge sang. Une de ces donzelles se glisse sous lui.
Laissez aller votre pensée…
Quelques instants après, l’homme est emmené à l’étage, sans doute pour des jeux encore plus… intimes. Ensuite, un autre spectateur est choisi pour passer entre les petites mains expertes. Lui ôtant ses vêtements, les femmes le couchent sur scène et l’entourent d’un écran des plus charmants.
J’ai les yeux rivés sur ces beaux corps serrés. Une des femmes se décale soudain. Merde ! J’hallucine. Plus que stupéfait, je suis littéralement horrifié : une charmante créature entaille le sexe de l’homme dans le sens longitudinal.
Mais à part moi, personne n’a l’air traumatisé par ce spectacle. Les autres le regardent comme un simple jeu. C’en est trop. Pris de panique, je me réfugie en vitesse aux toilettes. J’y trouve une porte de sortie.
Ouf !
J’essaie de me calmer. Je gamberge fameusement : où est la réalité de tout ça ?
Je me retrouve perdu dans une ruelle. Tant bien que mal, j’essaie de trouver un chemin qui m’éloigne de l’horrible rituel.
Il fait nuit. Seul l’asphalte d’un gris souris métallisé se détache sous un éclairage épars. La route est balisée. Vers où mène-t-elle ? Plutôt : vers quoi mène-t-elle ? J’imagine, perplexe, une forme de destinée…
Je m’en vais par cette venelle déserte. Au détour d’un angle, elle s’élargit bientôt. Je suis interpellé par le contraste des espaces. A ma gauche s’élèvent des bâtiments à l’architecture banale, sans âme, rançon d’un progrès bêtement technique, trop impersonnels même pour être moches. À ma droite, la virginité de la nature ondule sous une pleine lune enfin visible. Un océan saharien constitué de jaunes ocre, de gris noirs, tisse des nuances orientales. Un mirage de dromadaires rassemblés, issus d’une caravane mystérieuse, consomme cet instant émouvant auquel invite la nuit. Mais tandis que je m’abandonne à la contemplation des subtils reliefs… du plat pays, une porte s’ouvre violemment derrière moi. Je rebascule dans… une réalité.
Surpris, je découvre un cow-boy.
Après les Almées, j’ai l’impression soudain de parcourir un studio cinématographique !
Il tient une espèce de fusil de paint-ball qu’il braque vers moi.
Me prend-t-il pour une cible, un ennemi ?
A-t-il simplement un réflexe de peur ?
Il a fait feu ! Oui, il a tiré…
Un projectile singulier m’a transpercé de part en part.
Je ne ressens aucune douleur. Je ne saigne pas.
Ma blessure ressemble à un trou de serrure.
L’homme s’avance et me regarde avec insistance. Il se fiche de ma blessure et de mon étonnant maintien. Il me dévisage.
Je te reconnais toi ! me lance-t-il.
- Moi pas, ai-je le temps de lui rétorquer.
Car si je ne souffre pas, maintenant je titube.
Je suis tombé.
Il s’empresse de me relever puis me porte sur son dos, gravissant un interminable escalier. Quelques longues minutes plus tard, un nouveau décor m’attend. J’ai été hissé au sommet d’un bâtiment. En contrebas s’ouvre le panorama d’un village western. Puis mon porteur me lie à la rambarde en bois de ce belvédère et s’en va, me jetant, amusé :
- J’en connais qui vont être très heureux de te rencontrer.
Le temps passe.
Bien vivant, j’examine l’endroit tandis qu’une image de mon enfance me traverse. Jadis, une troupe de cascadeurs était venue dans mon patelin. Elle présentait justement un spectacle western – attaque de banque, de diligence, duel, prise de chevaux au lasso… Les copains et moi, on s’y croyait ! Tous les décors étaient plus vrais que nature. Si ce spectacle était impressionnant à l’époque, il l’est davantage aujourd’hui car j’y tiens un autre rôle…
De mon perchoir, où j’ai l’air de régner sur le monde des artifices, j’observe que tout est calme, inanimé. Seul un endroit semble vivant : un bar, apparemment.
Des gens en sortent. J’ai l’impression qu’ils m’ont regardé. Je crois avoir entendu : « oui, c’est lui… ».
Banco ! Ces individus louches – forcément – grimpent vers mon observatoire et me rejoignent. Qui sont-ils, ces drôles d’oiseaux qui paraissent être de mauvais augure ? Je ne le sais que trop…
Auparavant, un frangin de ces énergumènes est venu me voir, m’avertissant qu’ils sont dingues.
- Essaie de t’arranger avec eux, si demain tu es encore en vie…, lance-t-il naïvement pour me rassurer.
Il est sympathique mais je ne dois attendre aucun autre secours de lui. Je ne suis pas le seul à avoir la trouille.
- Ce lieu est à nous mais… nous sommes du sud comme toi. Ici, c’est notre cour de récréation, précise l’un d’entre eux. Puis il ajoute quelques mots plus lents, soulignés par un mauvais sourire :
- Là-bas, un petit rigolo a détruit notre récolte.
Tu parles, Charles ! Une récolte détruite, puis quoi encore ? Ce sont là propos bien exagérés, mais que dire ?
Ils ont l’air content. Ça n’annonce rien de bon pour ma petite personne. En effet…
- On va te laisser crever ici dit mon amène visiteur.
- Au crépuscule de ta vie, les mouettes viendront t’embrasser, continue un de ses compères. Enfin un poète dans cette b***e de tordus, parviens-je à penser, sans doute pour alléger ma peur.
Satisfaits de leur capture – mon destin scellé – mes bourreaux se cassent enfin. Ces instants frelatés m’ont paru interminables.
Je m’imagine bientôt affublé d’un manteau de mouettes au bec crochu, arrachant les bouts de chair de ma molle carapace.
Je revois alors le film de Hitchcock, « Les oiseaux », et me revient en mémoire Le mort joyeux de Baudelaire. Du moins un passage.
Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;
Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.