Chapitre 3
Ce lundi matin, Balsamine se levait plus tôt que d’accoutumée. Elle venait d’étaler sa crème sur le visage pour finir de panser ses cicatrices. Elle souhaitait que cette mixture, aussi efficace soit-elle, s’estompât au plus vite afin d’être la moins visible possible au cours de la journée. Elle ne voulait pas avoir à expliquer ce qu’elle avait vécu. Remuer les mauvais souvenirs dès le premier jour devant une ribambelle de nouveaux camarades curieux ne la séduisait pas.
Elle fut la première à se rendre au réfectoire prendre son petit déjeuner qu’elle avala en silence après avoir salué sa grand-mère du bout des lèvres. Le plateau, rudimentaire, se composait d’une boisson chaude, un jus d’orange et deux tartines de pain de campagne qu’elle beurra et garni de confiture de fraise. Le lundi matin les pensionnaires arrivaient pour la plupart directement de chez eux, par conséquent, la cantine à cette heure matinale était déserte.
De retour dans sa chambre, l’envie de montrer à ses professeurs qu’elle était studieuse la saisit et elle vérifiait à nouveau son sac, ses livres, ses cahiers, sa trousse, ses crayons. Tout était là, bien à sa place comme elle les avait laissés avant de partir manger. Le premier cours auquel elle assisterait serait celui de sciences. Balsamine tapotait ses doigts avec nervosité le bord de sa fenêtre, en regardant les élèves défiler sur le chemin qui menait au bâtiment. Elle attendit le dernier moment pour se rendre en classe. La crème qui recouvrait partiellement sa joue était encore visible, trop à son goût. Ses cheveux couvraient son visage. Elle déambulait en baissant la tête sans se faire remarquer. Son gabarit menu lui permit de ne pas attirer l’attention. En arrivant devant la salle de sciences, elle croisa Chantal qui dégustait une banane. Le professeur qui arrivait, ouvrit la porte à ce moment. Les élèves se plaçaient, bavardant gaiement, et tiraient les chaises dans un doux vacarme.
Balsamine observait de loin dans le but de trouver un emplacement libre, tout en se présentant à son professeur qui la salua à peine. Il cherchait dans son porte-document un objet invisible avec des gestes désordonnés et n’avait manifestement pas de temps à accorder à cette nouvelle élève.
Balsamine aperçut une place libre au fond de la salle. La cloche, un son strident ressemblant à celui d’une alarme incendie, retentit, mettant fin à ce joyeux brouhaha.
Le professeur, monsieur Immègre, un homme d’une quarantaine d’années, les traits tirés, portait des lunettes d’écailles cerclant ses petits yeux marron. De ses cheveux bruns coupés très courts, il avait tiré une mèche pour couvrir sa calvitie naissante. Il demanda à Balsamine de se lever et de se présenter avant de commencer l’appel. Alors que la jeune fille, la tête toujours baissée, voulut prendre la parole tout en se levant, la porte s’ouvrit brusquement sur un élève entrant précipitamment. Il resta figé devant le nombre de paires d’yeux amusés qui se tournait vers lui. La colère se lut dans le regard de monsieur Immègre.
⸺ Monsieur de Landois ! Encore vous ! Puis contemplant le jeune homme, il lui ordonna simplement d’un ton sec : Sortez !
⸺ Quoi ! Pour une minute de retard ?
⸺ Pour toutes les fois où vous arrivez en retard à mon cours.
Le professeur avait insisté avec des pics aigus dans la voix lorsqu’il avait prononcé les mots « toutes » et « mon ». Il poursuivait ses reproches tout en appuyant ses poings sur le bureau.
⸺ Pour votre accoutrement, pour le casque de moto, votre laisser-aller lorsque vous daignez assister à mon cours…
⸺ Monsieur, l’interrompit le retardataire, soit j’arrivais à l’heure mais je n’avais pas le temps de me changer, soit en retard avec ces vêtements. J’ai choisi…
⸺ Vous avez choisi de me pomper l’air, sortez ! lança-t-il en le désignant magistralement du doigt.
Le jeune homme était vêtu d’un blouson de cuir noir dont il commençait à ouvrir le zip laissant entrevoir une chemise dernier cri avec un col « pelle à tarte ». Il portait un jean patte d’éléphant, un casque de moto au bras. Ses cheveux châtains, longs et lisses le féminisaient, mais ce qui accrochait le regard lorsqu’on observait son visage étaient ses yeux bleus démesurément immenses. Grand et mince, sa façon de se tenir droit lui donnait une allure sûre de lui. Il observa la nouvelle élève qui se tenait debout au fond de la classe. Il s’attarda sur sa silhouette cherchant à la dévisager derrière sa masse de cheveux roux, puis s’en alla en pestant, lâchant un geste de résignation.
Le cours s’étirait en longueur, monsieur Immègre, toujours irrité, déblatéra son cours que les élèves s’empressèrent de noter sans poser de questions. Ils savaient qu’à chaque incartade avec le garçon qu’il venait de renvoyer, le professeur interprétait chaque intervention de n’importe quel élève pour de l’insolence.
La sonnette retentit enfin au bout de deux heures. Balsamine cherchait dans les couloirs où pouvait avoir lieu son prochain cours lorsqu’un professeur lui demanda d’aller en récréation, aucun élève n’étant admis dans les couloirs à cette heure-ci. Elle s’excusa, indiquant qu’elle était nouvelle dans l’établissement. Elle parvint au rez-de-chaussée. Elle entendait distinctement le son de la machine à écrire de la secrétaire. En passant devant la salle des professeurs, elle croisa le même garçon aux cheveux longs qui portait un plateau avec des tasses de café. Il avait échangé ses vêtements à la mode pour un costume trois-pièces, comme tous ses camarades masculins. Il plaisantait avec un professeur, madame Pélin, qui prenait sa pause. Elle souriait en le regardant s’en aller :
⸺ Ah cet Ernest, il est impossible dès qu’on fait preuve d’autorité, mais quand il rend service comme ça je ne peux pas lui en vouloir.
Il partait en direction de la cour porter les boissons aux professeurs qui surveillaient les lycéens. Balsamine le suivit en récréation. Elle observait son allure assurée. Sa longue silhouette démesurée par rapport au reste de ses camarades, le distinguait de tous. Balsamine ne connaissant personne et personne ne recherchant sa présence, elle alla s’asseoir sur un banc. Monsieur Immègre, de surveillance, se tenait près du banc où s’était assise Balsamine. Le jeune homme s’approchait, proposant un café à son professeur.
⸺ Sans rancune, moquait l’adolescent.
Le professeur de sciences ne broncha pas. Il lui jeta un regard noir et croisa les bras en signe de désapprobation. Ernest, haussant les épaules, but le café. À sa façon sarcastique de le remercier, il savait qu’il avait à nouveau provoqué son professeur. Il s’en réjouissait. Il partit de ses longues enjambées nonchalantes rendre le plateau à la salle des professeurs avant d’entendre la colère du professeur de sciences se déverser sur lui. Monsieur Immègre surveillait de loin les élèves qui discutaient en petits groupes tout en restant près du banc lorsqu’Ernest s’assit à côté de Balsamine. Il souriait d’un air goguenard devant le professeur qui le jaugeait. Il s’adressa à la jeune fille, tout en fixant le professeur :
⸺ T’es nouvelle ?
⸺ Oui, répondit-elle en le regardant à peine.
⸺ On est dans la même classe ?
⸺ Je crois oui.
⸺ Tu vas devoir me supporter alors.
⸺ Je ferai l’effort, murmura-t-elle en étouffant un rire.
Puis se tournant vers elle, il lui tendit la main :
⸺ Enchanté, Ernest de Landois.
⸺ Balsamine Duboquet, lui répondit-elle en la lui serrant.
La jeune fille, le rose aux joues, amusée par le petit jeu d’Ernest laissa échapper un rire moins discret.
⸺ C’est moi qui te fais rire ? lui demanda-t-il sèchement.
⸺ Non.
⸺ Tant mieux, je ne suis pas un clown. En revanche y’en a ici qui ont raté leur profession, déclara-t-il plus fort en regardant monsieur Immègre. Quel cirque ici !
Ce dernier qui avait tout entendu, voulait réagir. Nerveusement, il lissait sa main droite sur sa mèche pour la replacer sur son crâne dégarni, mais au son de la cloche qui retentissait et les deux élèves qui s’étaient levés et s’éloignaient, l’homme préféra ne pas insister. Balsamine et Ernest continuèrent leur conversation.
⸺ On a cours de quoi maintenant ? Et surtout c’est où ?
⸺ Maths, suis-moi.
Balsamine le suivit, ravie d’avoir enfin rencontré quelqu’un à qui parler. Ce garçon, Ernest, ne lui posait pas de question à propos de son passé comme elle l’avait craint et badinait avec elle. Ils attendirent dans le couloir que le professeur de mathématiques madame Larend, vint ouvrir la porte. Chantal tout en passant près d’eux laissa entendre de sa voix nasillarde à sa meilleure amie Monique :
⸺ Elle va vite en besogne celle-là.
Balsamine, l’air interrogateur fronçait les sourcils. Elle se demandait pourquoi Chantal était si dédaigneuse à son encontre. Ernest lui expliqua son point de vue.
⸺ Cherche pas, elle est amoureuse de moi. D’ailleurs ici toutes les filles sont amoureuses de moi.
Il l’observa de haut en bas et termina :
⸺ Même toi.
⸺ Alors là je crois que tu rêves, riait Balsamine en replaçant une mèche devant son visage.
Ernest croisa les bras se penchant vers elle, la regarda l’air soupçonneux d’une connivence amusée.
⸺ Dis-moi jeune jouvencelle, ça ne fait pas cinq minutes que tu me connais et tu me suis déjà partout. Tu m’expliques ?
⸺ Mais on a cours…
⸺ Tu verras, l’interrompit-il en lui adressant un clin d’œil.
Puis il tourna les talons pour rentrer en classe. Balsamine le pista. Il se tourna vers elle et lui prouva d’un ton moqueur :
⸺ Tu vois que tu me suis.
La jeune fille s’arrêta net et se dirigea vers madame Larend pour se présenter. Ce professeur aux cheveux gris et frisés affichait un sourire maternel, et lui proposa de prendre place tout en cherchant du regard son meilleur élève.
⸺ Ah vous êtes là, Ernest. S’il vous plait, veuillez avoir la gentillesse de vous mettre à côté de votre nouvelle camarade et montrez-lui vos cours pour qu’elle sache où nous en sommes.
Balsamine se décontenança. Lui le meilleur élève ! Celui-là même qui venait de se faire renvoyer du cours précédent. À cause de sa grande taille, la jeune fille avait imaginé qu’il s’agissait d’un redoublant. Résignée, elle prit place à côté d’Ernest. Il étouffa un rire derrière son poing. Interdite, Balsamine voulut prendre l’air offusqué, mais il la devança.
⸺ Tu vois que tu ne peux plus te passer de moi.
⸺ Dans mon ancien lycée, j’étais la meilleure en math, on verra si ce n’est pas plutôt toi qui auras besoin de mon aide.
⸺ Tu as envie de te battre avec moi ? Je te propose de…
Il marqua une pause car il cherchait un moyen de voir son visage.
⸺ Comparer la longueur de nos cheveux.
⸺ Oui ! Eh bien, les miens sont plus longs que les tiens !
⸺ Sauf si je te les coupe !
De son air goguenard, il brandissait une paire de ciseaux de sa trousse.
⸺ Non, hurla Balsamine.
Elle se figea tout en tenant sa mèche de cheveux devant son visage. L’ensemble de la classe se tournait vers eux.
⸺ Monsieur de Landois, intervenait madame Larend, on se tient tranquille avec la nouvelle. Je sais qu’elle est plus agréable à regarder que moi, mais c’est vers le professeur qu’il faut mobiliser votre attention.
L’ensemble de la classe ricanait.
⸺ Dans ce cas je vais prendre votre cours mes mains dans les poches, déclara le jeune homme en joignant le geste à la parole.
⸺ Soyez mignon Ernest.
⸺ Oui maitresse, chantonnait l’adolescent en battant des cils.
Balsamine arracha des mains les cours qu’Ernest lui tendait. Son écriture fine et fluide, se lisait agréablement. Il la regardait, ou plutôt il essayait de voir son visage. Elle cachait tant bien que mal sa joue derrière ses cheveux. Il avait compris qu’elle tentait vainement de dissimuler quelque chose et avait mis le doigt sur le point sensible : son visage. Il vit le rose qui empourprait ses pommettes et pensa qu’elle était juste un peu timide.
Les cours se succédaient, ponctués par la sonnerie stridente. À la fin de la journée Balsamine se sentait un peu triste de n’avoir pas pu parler davantage aux autres élèves. Seul Ernest lui avait témoigné de l’intérêt et avait mangé avec elle à midi. Était-ce de l’intérêt ou plutôt l’attitude d’un séducteur invétéré ? Même le professeur de mathématiques avait eu l’air d’insinuer qu’il avait tendance à chercher les conquêtes. D’ailleurs, par trois fois durant le cours, madame Larend dû le rappeler à l’ordre. Balsamine avait déjeuné avec Ernest comme elle l’aurait fait avec n’importe quel autre élève de l’établissement. Elle était là pour poursuivre ses études, dans un endroit qu’elle n’avait pas choisi, et ne voulait pas d’une histoire d’amour. La dernière fois, elle en était ressortie meurtrie, et ce n’était pas cet Ernest de Landois qui allait lui faire changer d’avis. Il était certes séduisant, mais l’insolence avec laquelle il affirmait que toutes les filles tombaient amoureuses de lui le rendait inintéressant à ses yeux. Elle repensait à Sébastien, son ancien amoureux. Un sentiment de tristesse l’envahit, laissant échapper des larmes que ses cheveux dissimulaient. Elle partait du réfectoire lorsque sa grand-mère l’aborda, l’index accusateur.
⸺ T’as pas pu t’en empêcher.
⸺ M’empêcher de faire quoi ?
⸺ Dès le premier jour, je te retrouve à table avec un garçon. Surtout celui-là.
⸺ Ce sont les profs qui m’ont dit d’aller avec lui car il est le premier de la classe. Il doit m’aider à rattraper mon retard.
⸺ Lui ? s’offusqua la vieille femme doutant de la véracité des propos de l’adolescente. Je t’ai à l’œil ma petite fille, oublie pas que je te surveille.
⸺ Je t’en supplie, pas ici.
⸺ Ha ! Le qu’en-dira-t-on, hein ! Y’a que ça qui compte chez vous les jeunes. Va, va avec ton ami, mais souviens-toi d’une chose, tu feras pas ce que tu voudras.
La vieille femme tordait ses mains tout en parlant. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir déjà vu Ernest en compagnie d’autre qu’une jeune fille lorsqu’il venait accompagné. Toutes aussi jolies les unes que les autres, et sa petite-fille faisait partie du lot, ce qui lui déplaisait. Elle rageait intérieurement. Elle avait la confirmation que Balsamine cherchait les garçons et se conforta dans l’idée que de la placer dans cette pension était la meilleure solution.
L’adolescente s’éloigna pour regagner sa chambre. Elle s’y sentait à l’étroit mais au-moins elle n’avait personne pour la déranger. Mademoiselle Leclaire n’allait pas tarder à passer pour signaler l’extinction des feux. Le silence serait le bienvenu. La petite voix fluette de la gouvernante, lui donnait la sensation de vivre dans un foyer paisible. Il émanait de cette femme vêtue invariablement de gris, une chaleur humaine qui lui faisait défaut au milieu de ses camarades. Ce fut en pensant à mademoiselle Leclaire comme à une grande sœur que Balsamine s’endormit.