Archer n’arrivait pas à s’endormir.
Mrs Flanders se pencha sur lui. « Pense à des fées, dit-elle. Et pense à des oiseaux, à de jolis oiseaux posés sur leurs nids. Et ensuite ferme les yeux, et regarde la maman oiseau, qui arrive avec un ver dans son bec. Allons, ferme les yeux, murmura-t-elle, ferme les yeux… »
La maison meublée semblait toute pleine de gargouillements, de ruissellements ; la citerne débordait ; l’eau bouillonnait et gémissait en dégringolant le long des conduites, et la pluie ruisselait sur les carreaux.
« Qu’est-ce que c’est que toute cette eau qui entre ici ? murmura Archer.
– Seulement celle de la baignoire qui se vide », répondit Mrs Flanders.
Dehors, on entendit quelque chose claquer avec un bruit sec.
« Il ne va pas couler, dis, le grand vapeur, dis, maman ? demanda Archer, ouvrant les yeux.
– Mais non, bien sûr que non. Le capitaine dort depuis longtemps. Ferme les yeux et pense aux fées, bien endormies, dans les fleurs. »
« J’ai cru qu’il ne s’endormirait jamais, avec cette tempête », dit-elle tout bas à Rébecca, penchée sur une lampe à alcool dans la petite chambre voisine. Dehors, le vent faisait rage ; mais la menue flamme de la lampe brûlait tranquille, masquée au berceau par un livre ouvert et posé debout sur la table.
« A-t-il bien bu ? » murmura Mrs Flanders ; et Rébecca fit signe que oui. Elle s’approcha du berceau et remonta la courte-pointe, tandis que la mère se penchait, et regardait avec inquiétude le bébé endormi, mais les sourcils froncés. La fenêtre tremblait. Rébecca se faufila comme une chatte, et assujettit la crémone. Les deux femmes se mirent à parler tout bas, au-dessus de la lampe à alcool, tramant l’éternelle conspiration du silence, et de l’impeccable propreté des biberons, tandis que le vent faisait rage et donnait de brusques assauts aux fermetures de mauvaise qualité. Toutes deux se tournèrent vers le berceau, serrant les lèvres. Mrs Flanders se pencha.
« Il dort ? » souffla Rébecca.
Mrs Flanders fit signe que oui.
« Bonsoir, Rébecca », murmura-t-elle : et Rébecca dit : « Bonsoir Ma’am », bien que toutes deux fussent des égales dans l’éternelle conspiration du silence et des biberons irréprochables.
Mrs Flanders avait laissé la lampe allumée dans la pièce du devant, et sur la table, ses lunettes, son ouvrage, et une lettre portant le timbre de Scarborough. Elle n’avait pas fermé les rideaux.
La lumière, à travers la vitre, éclairait brutalement le carré de gazon, le petit seau bordé d’un trait d’or, et tout à côté l’aster violemment agité. Car le vent parcourait la côte à une allure folle, se lançait contre les collines, et par brusques rafales se dépassait lui-même. Comme il s’étalait sur la ville, située dans un fond ! Comme sa fureur faisait trembler et clignoter les lumières, celles du port, celles des chambres dans les villas à flanc de coteau ! Et roulant devant lui les sombres vagues, il parcourait l’Atlantique, en bousculant les étoiles entre les mâts des navires.
Il y eut un déclic dans le petit salon. Mr Pearce éteignait la lampe. Le jardin disparut, ne fut plus qu’une tache noire. Entièrement noyé de pluie. Chaque brin d’herbe courbé sous la pluie. Sous cette pluie, des paupières humaines eussent été forcées de se fermer. Quelqu’un de couché sur le dos n’aurait aperçu que tumulte et confusion – des nuages qui tournoyaient, tournoyaient, et une vague lueur jaunâtre et sulfureuse au sein de l’obscurité.
Dans la chambre au-dessus, les petits garçons avaient repoussé leurs couvertures, et dormaient sous le drap. Il faisait chaud : une chaleur moite et visqueuse. Archer était étalé à plat, un bras en travers de l’oreiller. Il avait le visage très rouge, et chaque fois que le rideau, poussé par le vent, s’écartait un peu, laissant passer une vague lueur, il se retournait et ouvrait l’œil à demi. Le vent soulevait le léger tapis placé sur la commode ; le bord tranchant du meuble était encore visible, et semblait monter à la rencontre du renflement de tissu blanc dont le reflet, une ligne argentée, apparaissait au bord du miroir.
Dans l’autre lit, près de la porte, Jacob dormait profondément, plongé dans une inconscience totale. La mâchoire de mouton, avec ses grandes dents jaunes, gisait contre ses pieds. Il l’avait repoussée jusqu’aux barreaux de fer du bout de sa couchette.
Dehors, la pluie tombait, de plus en plus droite et serrée à mesure que le vent, aux premières heures du jour, allait se calmant. L’aster était abattu sur le sol. Dans le seau d’enfant à demi rempli, le crabe opalin tournait lentement, s’efforçant d’escalader, avec ses pattes malingres, la paroi escarpée ; essayant, essayant encore, et retombant sur le dos, et recommençant indéfiniment ses tentatives.
« Mrs Flanders… » – « Cette pauvre Betty Flanders… » – « Cette chère Betty… » – « Elle est encore très agréable. » – « C’est curieux qu’elle ne se remarie pas. » – « Oui, mais… et le capitaine Barfoot ? Il va la voir tous les vendredis, c’est réglé, et – jamais avec sa femme…
– Ellen Barfoot n’a qu’à s’en prendre à elle-même, disaient les dames de Scarborough. Elle ne fait de frais pour personne.
– Tous les hommes désirent avoir un héritier – c’est connu.
– Il y a certaines tumeurs qu’il faut opérer ; mais une tumeur dans le genre de celle dont ma pauvre mère a tant souffert, on la supporte indéfiniment, sans même avoir jamais besoin qu’on vous monte une tasse de thé dans votre lit. »
Mrs Barfoot était une valétudinaire.
Élisabeth Flanders, sur le compte de laquelle on tenait, on avait tenu, et l’on tiendrait plus tard ces propos et bien d’autres, était devenue, cela va sans dire, veuve de bonne heure. Elle avait entre quarante et cinquante ans. Et derrière elle, devant elle, des années de tristesse : la perte de Seabrook, son mari ; trois garçons à élever ; pas de fortune ; une maison éloignée du centre de la ville ; la ruine et peut-être la mort du pauvre Morty, son frère – en effet, où était-il ? qu’était-il devenu ? Protégeant ses yeux du soleil, elle cherchait à apercevoir, sur la route, le capitaine Barfoot – oui, il arrivait, ponctuel comme toujours : les attentions du capitaine épanouissaient Betty Flanders, la rehaussaient à ses propres yeux, teintaient de gaieté son visage, et deux ou trois fois par jour, faisaient monter à ses yeux des larmes, dont personne ne pouvait deviner la cause.
Il n’y a rien de répréhensible, il est vrai, à pleurer la mort d’un époux dont le monument, quoique modeste, est quelque chose de soigné ; et lorsque par un jour d’été, la veuve avec ses trois fils s’arrêtait devant la sépulture, tout le monde se sentait bien disposé pour elle. Les chapeaux se levaient plus haut que d’habitude, les femmes serraient plus fort le bras de leur mari. Seabrook dormait à six pieds sous terre, depuis des années ; emprisonné dans la triple paroi de son cercueil, et si bien protégé que si terre et bois avaient été transparents comme verre, on aurait sûrement pu voir son visage, le visage d’un homme à moustaches, jeune et bien bâti, qui était allé à la chasse aux canards, et avait refusé de changer de chaussures en rentrant.
« Négociant dans cette ville », disait l’inscription funèbre ; mais pour quelle raison Betty Flanders avait cru devoir le désigner ainsi, alors qu’il n’avait pris place, derrière le vitrage d’une maison de commerce, que pendant trois mois – s’étant borné jusqu’alors à tuer des chevaux sous lui, à chasser à courre, à gérer un domaine peu étendu, et à mener une vie de plus en plus dissipée – nul ne pouvait le deviner. Mais enfin, il fallait bien lui donner une attribution quelconque, à titre d’exemple, pour ses fils.
N’avait-il donc rien été ? Aucune réponse n’était possible, puisque même si les yeux des morts n’étaient pas si vite fermés par l’employé des pompes funèbres, la lueur révélatrice a sitôt fait de disparaître. Autrefois, pour Betty Flanders, Seabrook était une part d’elle-même ; à présent, perdu dans la foule, il avait disparu dans l’herbe du coteau, entre des milliers de pierres tombales, les unes de travers, les autres droites ; parmi les couronnes défraîchies, les croix de tôle vernissée, les étroits sentiers de sable jaune, et les lilas qui se penchaient, en avril, au-dessus du mur du cimetière, avec une odeur comparable à celle d’une chambre de malade. Seabrook, à présent, c’était tout cela ; et lorsque, la jupe relevée, en train de donner du grain à ses poules, Betty entendait sonner la cloche des funérailles, il lui semblait que c’était la voix de Seabrook – la voix du mort.
Le coq avait la manie de se poser sur son épaule et de la becqueter dans le cou : de sorte qu’elle s’armait d’un bâton, ou qu’elle emmenait un des enfants, chaque fois qu’elle allait nourrir la volaille.
« Tu n’as pas envie que je te prête mon couteau, maman ? » demanda un jour Archer.
La voix de son fils, entendue en même temps que la cloche du cimetière, qui sonnait à ce moment-là, c’était un mélange inextricable, enivrant, de vie et de mort.
« Quel grand couteau pour un si petit garçon ! » dit-elle. Elle prit le couteau pour lui faire plaisir. Et le coq sortit du poulailler, et Mrs Flanders, criant à Archer de fermer la porte du potager, posa le grain par terre, gloussa pour appeler les poules, puis s’affaira dans le verger, et fut aperçue de la route par Mrs Cranck, occupée à battre son paillasson contre le mur, et qui le maintint en l’air un instant, pour faire remarquer à sa voisine, Mrs Page, que Mrs Flanders était dans le verger avec ses poules.
Mrs Page, Mrs Cranck et Mrs Garfit pouvaient la suivre des yeux, parce que le verger n’était qu’un enclos pris sur le terrain de Dods Hill, et que Dods Hill dominait le village. Nuls mots ne sauraient exagérer l’importance de Dods Hill. C’était la terre entière ; le monde en face du ciel ; l’horizon de regards dont personne n’aurait pu calculer le nombre, si ce n’est ceux qui avaient vécu toute leur vie dans le même village, ne l’avaient quitté qu’une seule fois, pour aller se battre en Crimée, comme le vieux Georges Garfit, accoté pour fumer sa pipe à la barrière de son jardin. C’est sur Dods Hill que se réglait la marche du soleil : et c’est à la nuance du ciel derrière le coteau que l’on pouvait juger du temps qu’il ferait.
« La voilà qui monte la côte avec le petit John », dit Mrs Cranck à Mrs Garfit ; puis elle secoua une dernière fois son paillasson, et se précipita chez elle.
Passant par la porte du verger, Mrs Flanders, en effet, monta jusqu’en haut de Dods Hill, en tenant John par la main. Archer et Jacob couraient par-devant, ou s’attardaient en arrière. Mais quand elle atteignit l’antique forteresse romaine, tous deux y étaient arrivés déjà, énumérant à grands cris les bateaux que l’on apercevait dans la baie. De là-haut, la vue était magnifique – la lande derrière soi, la mer devant soi, et Scarborough tout entier étalé à plat comme un puzzle. Mrs Flanders, qui commençait à prendre de l’embonpoint, s’assit et regarda autour d’elle.
La gamme complète des transformations de ce paysage aurait dû lui être familière : ses différents aspects, en hiver, au printemps, en été, en automne : la façon dont les orages arrivaient de la pleine mer, dont la lande s’assombrissait ou s’égayait selon le vol des nuages, elle devait les connaître ; elle avait dû bien des fois remarquer la tache rouge des villas en construction, et l’enchevêtrement de lignes qui partageaient les lotissements, ainsi que les feux diamantés des petites serres étincelantes, sous le soleil. Ou si de pareils détails lui échappaient, elle aurait pu laisser son imagination jouer sur les teintes d’or de la mer au couchant, se dire que la vague montante posait des palets d’or parmi les galets. De petits bateaux de plaisance luttaient de vitesse sur l’eau, que le bras noir de la jetée emprisonnait. Toute la ville, avec ses édifices, était rose et or ; couronnée de brume ; sonore ; stridente. Les banjos retentissaient ; la digue sentait le goudron fondant et collant aux pieds ; des chèvres attelées à de légères voitures, partaient tout à coup au petit galop à travers la foule. On remarquait avec quel soin le Conseil municipal avait fait disposer les parterres fleuris. Parfois un chapeau de paille s’envolait. Les tulipes flambaient au soleil. De nombreux caleçons de bain étaient alignés sur la plage. Des bonnets de caoutchouc encadraient des visages roses, aimables ou querelleurs, posés sur des coussins dans des fauteuils de toile. Des hommes habillés de blanc poussaient devant eux des panneaux triangulaires : en effet, le capitaine Boase avait capturé un requin monstre – une des faces du panneau l’annonçait en caractères rouges, jaunes et bleus, et chaque ligne se terminait par une série de points d’exclamation de couleur différente.