III

1528 Parole
III Tue-la-MortAux abords d’Ena, la diligence s’arrêta pour laisser descendre Graissessac et Filippi ; puis elle se remit en marche, longeant la Bigiou, dont l’eau courante, clapotante entre le roc des rives, luisait comme une lame d’acier recourbée autour de l’île au Chien. Le hurlement qui s’était tu un instant reprit soudain avec une force nouvelle. Cette détresse, toute proche, venait du sein de la terre ou du fond des eaux. Tantôt elle vous saisissait par-derrière, et les voyageurs se retournaient, les épaules basses, comme si le souffle de la mort leur eût glissé sur la nuque. Tantôt elle accourait au-devant de vous, dans le vent, faisant se redresser les chevaux comme si quelque méchante bête les eût mordus aux naseaux. Enfin la voix, devenue soudain très lointaine, s’éteignit comme si elle expirait. – Tout de même, c’est incroyable, fit Tibério, qu’on n’ait jamais pu trouver ce chien-là !… On l’entend ! Il doit pourtant bien être quelque part !… – Ça, c’est vrai, il doit être quelque part ! répéta inconsciemment La Chiffa qui avait eu son petit frisson, elle aussi, bien qu’elle fût peu impressionnable, mais le chien était un mystère pour elle, comme pour Tibério, comme pour tout le monde… du moins le prétendaient-ils et l’on n’était pas obligé de les croire, car on pensait généralement qu’ils ne devaient rien ignorer de toutes les choses bizarres qui se passaient à l’auberge ou dans les alentours. Rango tenta d’expliquer en hochant la tête : – C’est sûrement une bête qui s’est perdue autrefois dans les souterrains. – Elle ne se nourrit pas de rien ! murmura sourdement une voix. Ayant dit, la voix ne s’expliqua pas davantage. Mais on avait compris et c’était tellement horrible et tellement extravagant qu’on ne prononça plus une parole avant l’arrivée à l’auberge. On passa d’abord devant l’île au Chien, toute hérissée de rocs, difficilement accessible, qui cachait à demi, derrière son bosquet de sapins noirs, la maisonnette sinistre des Mahure. Puis la diligence, prenant sur la gauche le détour d’un chemin encaissé, s’en fut vers l’auberge que l’on abordait par-derrière et dans laquelle on entrait par une vaste cour défendue de hauts murs et fermée d’une porte massive à énormes vantaux bardés de fer. À l’un des piliers, une enseigne naïve pendait, montrant la peinture à demi effacée du Petit Chaperon rouge, grelottant sous la pluie et heureux de trouver un gîte chez maître Tue-la-Mort. Rango faisait claquer à tour de force son fouet pour annoncer son arrivée. La diligence n’attendit pas. Les vantaux furent ouverts juste comme elle arrivait et refermés sur elle avec une telle précision et une telle rapidité qu’on eût pu croire que ceux qui les maniaient avaient bien l’intention de ne plus la laisser ressortir et de la garder comme une proie. Déjà les Mahure, brinqueballant des lanternes, accueillaient, si l’on peut dire, les voyageurs. Mais la silhouette des rudes domestiques, apparue dans la pénombre ou à la lueur des falots, n’était rien moins que rassurante, et chacun, instinctivement, défendait son bagage contre l’envahissante amabilité du couple. Nous avons dit que ce Mahure, figure inquiétante, au regard oblique, était comme le chien de garde de l’auberge, sournois et toujours prêt à mordre. Sa femelle, une terrible lavandière, l’aidait dans les gros travaux. Tous deux assuraient généralement le service, qui n’était point compliqué et pour lequel il fallait sans doute de la discrétion. Cette qualité maîtresse, les Mahure la possédaient à un point qu’on ne les avait jamais entendu répondre à une question que par des grognements. Une porte s’ouvrit au fond de la cour, et, dans le carré de lumière qui se découpait ainsi sur la ligne sombre du bâtiment, surgit une bien douce apparition. C’était Canzonette. C’était le Petit Chaperon rouge. – C’est par ici, mesdames et messieurs les voyageurs ! Ceux-ci furent tout de suite rassurés. Ils en avaient besoin. Au son de cette voix enfantine, devant cet aimable visage qui leur souriait si candidement, les images lugubres qui les hantaient depuis qu’ils s’étaient laissé si fâcheusement impressionner par les propos de Graissessac et de Filippi et par la « plainte de l’île au Chien » les quittèrent instantanément. Plus d’un avait froid, tous avaient faim. Ils envahirent la grande salle de l’auberge avec empressement, saluant au passage le joli petit ange gardien de cette tanière qui avait une réputation si formidable… sans peut-être la mériter… espéraient-ils encore. Les voyageurs se disaient que les légendes s’établissent vite dans la montagne, et quant aux contrebandiers, ils n’ont jamais fait peur à personne, surtout dans un pays où chacun va aux provisions là où elles coûtent le moins cher et sans se préoccuper beaucoup du dommage qu’il cause à l’État. Et puis qu’avaient-ils à redouter ? Ils étaient une dizaine qui allaient passer là la nuit. On n’allait pas les manger, bien sûr !… Bien au contraire, une grande table recouverte d’une nappe rustique mais bien blanche semblait les attendre pour un réconfortant souper. Un grand feu de bois flambait dans la vaste cheminée. – Approchez-vous du feu… le temps est frais ce soir ! disait Canzonette, en allant de l’un à l’autre et en essayant de se rendre utile. C’était une enfant qui pouvait avoir entre dix et onze ans. Elle avait un fin profil autour duquel se jouaient des cheveux blonds, légèrement bouclés soit par la nature soit par la coquetterie. Si Canzonette n’était point coquette, d’autres devaient l’être pour elle, par exemple la cuisinière, la vieille Gaga, qui en raffolait et qui la soignait comme son enfant. Au fait, tout le monde l’aimait dans le pays, et son père était fier de sa fille, chacun savait cela. Elle avait des yeux qui paraissaient tantôt verts, tantôt bleu pâle suivant la couleur du temps, l’heure du jour, le sentiment qui les animait. Il n’y avait rien de plus vif ni de plus joliment séduisant que le regard de Canzonette, comme il n’y avait rien de plus mutin que son sourire ; du moins, c’était l’avis de tous ceux qui les connaissaient. Elle était vêtue d’une petite robe de tricot de laine qui laissait voir ses mollets nus. On ne pouvait point dire d’elle que c’était une enfant râblée et elle ne donnait point l’impression d’une solidité à toute épreuve. On pouvait même se demander comment, avec une apparence aussi fragile, elle était capable de courir la montagne, comme on le disait, et de donner tant « de fil à retordre » à Filippi et à ses hommes, mais on la sentait bien nerveuse et ses gestes, empreints cependant d’une grâce touchante, étaient toujours précis et pleins de décision. – Allons, Tibério !… la Chiffa !… Vous allez nous aider ce soir !… Il y a de la besogne !… et elle les entraîna vers la cuisine. En attendant le repas, les voyageurs s’étaient groupés autour du feu. Seul le prêtre s’était assis dans un coin, à une petite table. Il avait longuement regardé toutes choses autour de lui, les murs enfumés décorés d’images naïves, deux fusils suspendus au-dessus de la cheminée, à des cornes de chamois… les fenêtres grillagées qui donnaient sur la cour, un petit escalier de bois à la rampe vermoulue qui conduisait directement de la salle aux chambres du premier étage… et puis il s’était replongé dans ses réflexions qui devaient être de plus en plus sombres, car les rides de son front, cependant jeune encore, paraissaient s’être creusées davantage. Quand on servit le repas, il y toucha à peine… Chaque fois que l’on ouvrait une porte, il regardait qui entrait. Puis tout lui redevenait indifférent. Canzonette finit par lui demander s’il n’était pas souffrant. Mais il secoua la tête, de la plus méchante humeur. L’enfant s’éloigna en murmurant : – Quel vilain monsieur prêtre ! Après le dîner, les langues s’étaient déliées… On commençait à raconter des histoires… Soudain, la porte qui donnait sur le petit escalier de bois s’ouvrit et l’on vit paraître maître Tue-la-Mort. Un grand silence se fit tandis que l’homme saluait ses hôtes d’un geste simple et cordial. Il était vêtu d’une peau de bique que serrait aux reins la ceinture cartouchière. Une casquette poilue, dont les oreillettes étaient relevées, coiffait une tête aux broussailles grisonnantes. C’était une rude figure, mais d’une ligne noble et plutôt sympathique à cause de deux yeux aigus qui dévisageaient leur monde bien en face. Pour peindre cette tête à la fois aristocratique et sauvage, il eût fallu à l’artiste un art profond et subtil qui aurait fait la part de tout ce que cette physionomie pouvait exprimer dans le moment, mais aussi de ce qu’elle était capable de rendre en sentiments contraires dans l’instant qui allait suivre. Les mille êtres qui sont en nous, différents et contradictoires, n’apparaissent pas tous en même temps, mais un véritable artiste doit les prévoir et, d’une touche unique, les fixer. Le Tue-la-Mort qui regardait Canzonette et le Tue-la-Mort considérant son ennemi ne devaient pas être reconnaissables pour le vulgaire. Et cependant ils étaient le même ! À tout prendre et quelles que fussent les circonstances, il devait toujours rester quelque chose de l’aigle chez ce chasseur de chamois. Il alla s’installer auprès de la cheminée, et comme il ne disait rien, peu à peu les conversations reprirent, dans la fumée des pipes, et c’est alors que l’on vit le prêtre se lever de son coin et se rapprocher du groupe des voyageurs. – Moi aussi, messieurs, dit-il, je sais une histoire, une belle histoire corse, comme on les aime en « mon pays ». Tue-la-Mort, à demi somnolent, chauffait, dans le moment, sa botte au feu. Il se retourna lentement du côté du jeune abbé et le regarda avec curiosité, puis il referma les yeux comme s’il allait s’endormir tout à fait. – Il y avait une fois, à Monte-Rotondo… Sous la paupière mi-close de l’aubergiste, un éclair jaillit, aussi vite éteint. La foudre, sous le nuage qui la cache, n’est pas plus rapide, ni plus fugitive. Les voyageurs regardaient le prêtre et ne s’étaient aperçus de rien. Seul l’abbé avait vu ce regard de tempête. Il reprit d’une voix glacée : – Il y avait une fois, à Monte-Rotondo, une fille de noble famille, belle comme une nuit d’amour…
Lettura gratuita per i nuovi utenti
Scansiona per scaricare l'app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Scrittore
  • chap_listIndice
  • likeAGGIUNGI